Corentin : En ce début d’année, Thomas, plutôt que te projeter, tu préfères jeter un coup d’oeil dans le rétroviseur sur l’année passée. On reconnaît bien là ton rôle d’historien des Croissants…
Thomas : Oui bah écoute, on se refait pas.
Corentin : Ah mais je te reproche rien. Et donc, je disais, avant que tu ne m’interrompes, tu jettes un dernier regard sur 2018, et aussi un peu 2019 finalement, en te penchant sur ce qui a été la couleur de la fin de l’année en France : le jaune. Attends… Tu vas faire une histoire… de la couleur jaune ?
Thomas : Eh oui ! On peut faire de l’histoire de tout dès lors que l’être humain a eu une interaction avec le sujet d’étude à un moment. C’est d’ailleurs le principe même d’un des derniers grands courants historiques en date, l’histoire des Annales, du nom de la publication lancée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre qui…
Corentin : Hop hop hop hop hop… Tu nous feras ton cours de l’histoire de l’histoire un autre jour. Aujourd’hui, ce qui nous intéresse, c’est la couleur jaune.
Thomas : Ah, oui, c’est vrai. Bon ben commençons par une question : quand tu penses au jaune, qu’est-ce que ça t’évoque, spontanément ?
Corentin : Oh bah plusieurs choses comme… le citron… Et les bananes ! C’est jaune les bananes ! Ah, et aussi, le soleil, évidemment !
Thomas : Voila : comme beaucoup de couleurs dont s’est emparé l’être humain, le jaune, c’est d’abord un concept présent dans la nature. On peut aussi parler des feuilles qui passent du vert au jaune puis au rouge en automne. De fait, aux tous débuts de l’humanité, c’est une couleur assez populaire. Ses pigments sont assez répandus et faciles à reproduire, en conséquence de quoi on retrouve de très beaux ocres sur les parois de cavernes préhistoriques décorées. Plus tard, le genêt ou le safran serviront de teintures pour les tissus.
Corentin : Tu parles de la préhistoire où le jaune est populaire… Ca veut dire qu’après, cette couleur ne va plus l’être ?
Thomas : Oui, en Occident en tout cas. On parlera de la valeur du jaune dans d’autres cultures en fin de chronique. Mais par chez nous, le jaune devient une couleur mal aimée. C’est ce qu’explique Michel Pastoureau, historien médiéviste, spécialiste entre autres de l’histoire des couleurs, au micro de France Culture en 2013 :
[01 - pastoureau.mp3]
L’histoire du jaune en Occident, c’est presque le contraire de l’histoire du bleu. Le bleu, c’est une ascension continue, de l’antiquité classique jusqu’à aujourd’hui. Le jaune c’est le contraire, au point qu’aujourd’hui, dans les enquêtes d’opinion, quand on demande “quelle est votre couleur préférée ?”, le jaune, c’est moins de 3% des réponses, c’est la dernière des couleurs parmi les 6 couleurs de base, blanc, rouge, noir, vert, jaune, bleu. Le jaune vient en dernier comme couleur préférée.
Corentin : Donc c’est avec l’antiquité que le jaune perd de sa superbe ?
Thomas : Non, pas encore. Dans le théâtre classique grec, les personnages de jeunes femmes portent des vêtements jaunes. Dans la Rome antique, c’est la tenue des mariées qui est jaune. On associe alors cette couleur à la virginité. Pour que le jaune commence à être mal aimé, il faut remonter au Moyen ge.
Corentin : Comment cela se fait ?
Thomas : C’est la conjoncture de plusieurs facteurs. Tout d’abord, il y a la concurrence avec l’or. Car au fil des siècles, or et jaune vont prendre des chemins différents. Et toutes les valeurs positives qui pouvaient être associées au jaune, comme la chaleur et la lumière, vont être transférés vers l’or. Le jaune devient alors associée à la bile, donc aux maladies de foie comme la jaunisse.
Il y a surtout l’imagerie religieuse. A partir du XIIe siècle, Judas va se retrouver vêtu de jaune, alors même que les évangiles ne contiennent aucune description de ses vêtements. De fait, le jaune va être associé à la trahison. Au fil du temps, ça va devenir la couleur des faussaires, et même des cocus. Par hasard historique, aujourd’hui encore dans les milieux syndicaux, on appelle “jaunes” celles et ceux qui refusent de faire grève, qui trahissent finalement la cause sociale. Mais cette expression n’a rien à voir avec le jaune médiéval.
C’est le Moyen ge qui invente aussi le concept d’étoile jaune, symbole utilisé pour marquer les juifs, et qui sera repris bien des siècles plus tard sous le régime nazi. Le jaune sert alors à marquer la différence, voire l’ennemi intérieur.
Corentin : Ah oui, c’est pas très drôle cette histoire. Mais du coup, on sait pourquoi le jaune est associé comme ça à la trahison et au mal ?
Thomas : Eh bien non ! Et ça rend les historiens un peu fous. Une des théories viendrait de l’association du jaune avec le soufre, élément chimique qui ne sent pas très bon, et qui est associé au diable. Mais ça n’est qu’une théorie, et on n’est sûr de rien.
Corentin : Mais y’a bien un moment où le jaune regagne une valeur positive, non ? Je sais pas moi… Ah, tiens, avec les tournesols de Van Gogh, par exemple ! Ils sont bien jaunes, ceux-là !
Thomas : Tu as bien raison, Corentin ! A partir du XIXe siècle, les choses évoluent. Il y a d’abord la théorie de la couleur établie par l’auteur allemand Goethe, qui affirme que le jaune est la couleur la plus proche de la lumière. A ce moment-là, le jaune récupère donc une valeur que lui avait pris l’or.
Et la lumière, c’est exactement ce que recherchent d’abord les romantiques, puis les impressionnistes. On retrouve de superbes jaunes fantomatiques et oniriques dans les aquarelles de Turner. Et on a des jaunes vifs et brillants chez Degas ou Guillaumin. Van Gogh, qui se place dans le courant post-impressionniste, a parcouru la Provence ensoleillée à la recherche, entre autres, de cette lumière, de ce jaune, abondant dans ses peintures.
Enfin, le jaune gagne un nouvel engouement avec l’avènement de l’électricité. Les premières ampoules produites massivement émettaient une couleur jaune vif. Le jaune devient associé au progrès et à l’optimisme.
Corentin : Ce qui nous amène aux gilets jaunes ! Allez, je résiste pas, faut que je passe ce morceau…
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Thomas : Ah ben oui, Kopp Johnson ! Le tube français de la fin de 2018 ! Et donc pourquoi le gilet jaune ? Eh bien il faut faire appelle à la science : avec sa longueur d’onde d’environ 580 nanomètres, le jaune est la couleur qui se distingue le mieux au loin. Pour cette raison, certains véhicules prioritaires utilisent cette couleur pour leur carrosserie. On pense évidemment aux bus scolaires nord-américains. Mais les véhicules de secours des armées de l’air britannique et danoise l’ont aussi adopté.
Et donc pour cette raison, c’est la couleur des gilets de sécurité routière, avec bandes réfléchissantes, qui doivent être obligatoirement présents dans les automobiles françaises depuis le 1er octobre 2008. C’est pour ça que le gilet jaune est devenu le symbole du mouvement populaire que connaît la France actuellement : parce que c’est un objet à la portée de toutes et tous.
Corentin : On comprend bien l’évolution de la valeur de cette couleur en Europe, mais quid du reste du monde ?
Thomas : On va faire vite parce qu’il y a plein de choses dont je n’ai pas pu parler comme le rôle du jaune dans le sport avec le maillot jaune et le carton jaune, mais je comprends que le temps presse. Commençons par l’Asie, et plus particulièrement la Chine, où le jaune est la couleur du pouvoir. Dans la cosmogonie chinoise, une couleur est attribuée à chaque point cardinal. Et au centre, on associe le jaune. En tant qu’Empire du Milieu, le jaune est la couleur du pays, du pouvoir central, et donc de l’empereur. Depuis Huangdi, le premier empereur mythique appelé “Empereur jaune” jusqu’à Pu Yi, le dernier empereur, le jaune est partout dans l’imagerie impériale.
De fait, c’est aussi pour cette raison que certains théoriciens européens de la fin du XIXe siècle vont hurler au “péril jaune”, craignant la perte de pouvoir économique et politique de l’Europe et de l’Amérique du Nord par rapport à l’Asie. On est alors en plein dans les théories racistes de classification et hiérarchisation des races, auxquelles on va associer des couleurs.
En Asie, le jaune est aussi couleur de sagesse et d’isolation, comme le symbolisent les robes safran des moines bouddhistes.
Dans l’Islam, le jaune et l’or ne sont pas distingués. Pour cette raison, la couleur n’a pas perdu ses valeurs positives, et là aussi, elle est synonyme de sagesse.
Enfin, dans la culture maya, le jaune est associé au point cardinal du sud, ainsi qu’à ce qui est précieux.
Corentin : Eh bien merci Thomas pour ces ultimes précisions qui nous font comprendre que d’une culture à l’autre, une couleur peut avoir un sens différent. Et aussi, on sait à présent pourquoi le gilet jaune des gilets jaunes... est jaune. A bientôt !
Thomas : A bientôt !
Le jaune, couleur mal aimée
Impopulaire dans l’opinion, le jaune n’a pas toujours été la couleur la moins aimée. En Occident, plus on remonte dans le temps et plus on se rend compte que cette teinte est utilisée. Et c’est sans même aborder les autres civilisations qui ont traité cette nuance bien différemment. Explorons l’histoire de la couleur jaune avec Thomas Hajdukowicz !
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