Corentin : Ecoute, Thomas, je veux bien qu’on parle d’art classique dans Les Croissants, mais bon, aborder un tableau dans un média audio, tu crois vraiment que ça va marcher ? Parce que je suis pas sûr qu’on va captiver les auditeurs et auditrices en passant 10 minutes à décrire une toile.
Thomas : Mais t’inquiète pas, Corentin ! La peinture dont je vais parler aujourd’hui est globalement connue de tout le monde. Eh, tiens, on y fait même référence dans le film Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre.
[01 - mission cléopâtre.mp3]
Je suis médusé…
Le tableau en question est donc bien entendu Le Radeau de la Méduse, peint par Théodore Géricault, exposé au musée du Louvre.
Corentin : Oui, je vois bien de quoi il s’agit. Mais pourquoi en parler maintenant ?
Thomas : Simplement parce qu’en 2019, nous célébrons les 200 ans de l’achèvement de ce tableau. Le peintre s’est enfermé dans son atelier entre novembre 1818 et juin 1819. Exactement deux siècles avant l’heure où nous enregistrons cette chronique, Géricault s’échinait sur la toile, dans une pièce où flotte une odeur de chair en décomposition.
Corentin : Oh là ! Chair en décomposition ? C’est quoi encore cette histoire ? Bah, je suis sûr que tu vas revenir dessus. Mais avant, est-ce que tu peux nous parler du tableau en lui-même ?
Thomas : Sans faire de description de 10 minutes, j’imagine. Le Radeau de la Méduse est une toile monumentale de presque 5 mètres de hauteur sur un peu plus de 7 de largeur. Sur une mer menaçante, on voit un radeau de fortune fait de débris, sur lequel est hâlé un grément. Sur ce radeau, on compte une quinzaine d’hommes. La majorité d’entre eux nous tournent le dos. Certains agitent des chiffons en direction de l’horizon, où l’on aperçoit la mâture d’un bateau, au loin. Plusieurs autres personnages sont visiblement morts. Un dernier, pensif, a l’air éploré.
Corentin : Et du coup, qu’est-ce que ça représente, cette pyramide humaine ?
Thomas : En peignant cette toile, Géricault veut raconter un des plus gros scandales du début de la Restauration…
Corentin : Attends, la Restauration… C’est cette période de l’histoire de France qui fait suite à l’Empire de Napoléon, et qui voit la réinstallation de la monarchie dans le pays, c’est ça ?
Thomas : C’est bien ça. Donc au début de la Restauration, le Traité de Paris de 1814 voit la rétrocession du Sénégal à la France, jusque-là occupé par l’Angleterre. En juin 1816, la France fait affréter 4 navires pour récupérer ce territoire. Parmi ces navires, il y a une frégate, la Méduse. Plus rapide que le reste de l’escadre, elle devance les autres bateaux de plusieurs jours. Mais le capitaine De Chaumereys, qui la dirige, n’a pas navigué depuis plus de 20 ans, et fait s’échouer la Méduse au large de la Mauritanie. Nous sommes le 2 juillet 1816.
Après quelques jours pendant lesquels on essaye de réaffréter le bateau, les canots de sauvetage sont mis à la mer, mais tout le monde ne peut pas monter à bord. Un radeau est alors construit, sur lequel s’entasse 147 personnes, essentiellement des soldats. A bord, il n’y a pas de vivre, seulement une barrique d’eau et quelques tonneaux de vin. Remorqué un temps par les canots de sauvetage, le radeau est rapidement livré à lui-même, le capitaine et ses subordonnés ayant décidé de couper les câbles qui ralentissaient l’avancée des canots.
Au bout de deux jours, une première révolte éclate : des soldats se mutinent contre leur chef, se saoulent et attaquent leurs compagnons d’infortune. On compte 63 morts. C’est le début d’un décompte morbide qui va durer au total 13 jours, durant lesquels on jettera par dessus bord les rebelles et les naufragés sombrant dans la folie. Des actes de cannibalisme sont avérés à bord dès le quatrième jour. Lorsque le radeau est sauvé par l’Argus, un autre bateau de l’escadre, ils ne sont plus que 15 à bord. Et seulement 10 d’entre eux survivront au voyage retour vers la France.
Corentin : Ah oui, je vois ce qui a pu choquer à l’époque… Un capitaine incompétent qui abandonne ses hommes, des militaires qui ne respectent pas la hiérarchie, et surtout le cannibalisme. C’est très sordide, cette histoire. Mais du coup, pourquoi est-ce que Géricault choisit ce thème ?
Thomas : Tout d’abord parce qu’il est à la recherche d’un sujet grandiose pour montrer à quel point il maîtrise son art. Ensuite parce que le thème du naufrage est un classique de la peinture marine, où l’artiste peut mettre en scène la lutte de l’humain contre la nature. Enfin, parce que Géricault veut faire passer plusieurs messages, comme c’est expliqué dans l’épisode de la série documentaire Palettes consacré à la toile, réalisé pour Arte en 2002 :
[02 - radeau01.mp3]
L’histoire du radeau condense ainsi plusieurs thèmes tragiques. Fausses illusions d’une expédition coloniale : alors que l’esclavage vient d’être aboli, certains au Sénégal continuent à pratiquer le commerce des esclaves. Lâcheté meurtrière de la hiérarchie militaire qui abandonne les hommes de moindre importance à un destin funeste. Mutinerie, carnage, sélection des plus faibles, folie…
Géricault est fasciné par son thème. Il rencontre et se lie d’amitié avec certains survivants. Il visite des hôpitaux psychiatriques pour comprendre les troubles qui ont pu habiter les survivants du radeau. Et il va jusqu’à récupérer des restes humains à l’hôpital pour les faire pourrir afin d’étudier les changements de couleurs de la chair morte.
Corentin : Ah oui, quand même, c’est même plus de la fascination à ce niveau, c’est de l’obsession ! Du coup, je comprends bien pourquoi le tableau a été peint, mais pourquoi est-ce qu’aujourd’hui encore, il fascine ?
Thomas : Eh bien tout d’abord parce que Géricault est certes un peintre appartenant à la mouvance romantique, mais c’est également un adepte du réalisme. Certes, avec Le Radeau de la Méduse, il reproduit un idéal corporel qu’on imagine davantage dans la statuaire grecque ou les tableaux de la Renaissance. Après tout, les survivants étaient faméliques lors de leur sauvetage. Mais en intégrant des éléments concrets comme une Légion d’honneur accrochée au buste d’un des naufragés, il nous rappelle que l’événement a eu lieu, qu’il est réel.
Ensuite, parce qu’on lui a attribué plein de légendes : Géricault a eu une vie pour le moins tumultueuse, faite d’inceste et de fascination pour le macabre. La mort même du peintre, à à peine 32 ans, a fait l’objet de nombreuses spéculations. L’une des légendes les plus tenaces autour du Radeau de la Méduse serait que Géricault ait peint certaines parties au bitume, substance ne séchant pas, comme pour condamner le tableau à s’assombrir inexorablement. C’est faux. En fait, il s’agit d’une oxydation du blanc de plomb que le peintre a utilisé dans les ombres de son tableau, entraînant des reflets.
Surtout, on continue d’admirer ce tableau parce qu’il est grandiose, et qu’il cumule en une même scène les horreurs que l’humain peut commettre, comme c’est résumé en conclusion de l’épisode de Palettes que j’ai cité plus tôt :
[03 - radeau02.mp3]
Tout a été invoqué pour donner un sens à ce tableau. Mais l’idée la plus simple reste sans doute la plus vraie : à partir d’une histoire terrible, somme de toutes les transgressions possibles, le peintre a tenté d’édifier au sein du musée moderne un monument d’excès, comme l’avaient fait, au coeur de l’Eglise, des peintres comme Caravage ou Michelange.
En somme, cette toile fascine parce qu’elle s’inscrit, toujours aujourd’hui, dans la grande histoire de l’Art, en invitant le spectateur qui passe devant à s’arrêter un instant pour la contempler et se laisser bousculer par son message. Et ça, toutes les oeuvres de 200 ans ne peuvent pas en dire autant.
Corentin : On aura compris que c’est un tableau qui ne laisse pas indifférent, en effet. Merci pour ces rappels d’histoire de l’art, Thomas, et à bientôt !
Thomas : A bientôt !
« Le Radeau de la Méduse » : un tableau qui a fait beaucoup de vagues
Ce tableau est connu de tous, mais peu de gens savent réellement ce qu’il représente. En 2019, nous fêtons les 200 ans de la création du très célèbre « Radeau de la Méduse » et Thomas Hajdukowicz nous explique les tenants et les aboutissants de ce chef-d’œuvre de Géricault.
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