Corentin : Aujourd’hui, quand on parle de Vendredi noir - ou de black Friday - c’est pour désigner cette journée de soldes qui ont lieu le lendemain de Thanksgiving aux Etats-Unis. Mais ça a un tout autre sens en Iran. Tu peux nous éclairer, Thomas ?
Thomas : Salut Corentin. Oui, en Iran, le Vendredi Noir n’a rien d’une journée de consumérisme exacerbé. Au contraire, cette expression a un sens bien plus sombre, puisqu’il désigne un événement qui a eu lieu le vendredi 8 septembre 1978, à Téhéran. Ce jour-là, l’armée impériale iranienne tire sur une foule de manifestants, sur la place Jaleh. Ce massacre fait entre 88 et plusieurs milliers de victimes. On reviendra sur ce drôle d’écart un peu plus tard… Quant aux blessés, on en dénombre près de 4000. Le Vendredi Noir marque donc un tournant de la révolution iranienne.
Corentin : Tu viens de nous donner les faits, mais comment en est-on arrivé là ?
Thomas : Depuis près de 2500 ans, l’Iran (et ses incarnations passées, notamment la Perse) est un Etat régi par un pouvoir monarchique ou impérial. En 1921, un coup d’Etat, fomenté par le commandeur de la brigade cosaque persane, Reza Khan, pousse la dynastie régnante, les Qajar, à fuir le pays. Reza Khan prend donc la tête de l’Iran. Il prend le titre de Shah, et instaure la dynastie des Pahlavi. Il abdique en 1941. Son fils, Mohammad Reza, lui succède et reprend le pouvoir en 1953 grâce à l’aide des Etats-Unis et du Royaume-Uni. Il devient alors Mohammad Reza Shah.
Les Pahlavi vont occidentaliser le pays. L’économie est florissante grâce aux gisements de pétrole enfouis sous le sol iranien, exploités par des compagnies américaines et britanniques. Le régime met en place des politiques de modernisation, incluant notamment des réformes favorisant la laïcité et l’émancipation des femmes. Cependant, cela se fait au prix d’une limitation des libertés individuelles, d’un bannissement de certains partis politiques - le parti communiste en tête - et par la mise en place d’une agence de renseignements à la botte du pouvoir, la SAVAK qui a multiplié les arrestations politiques durant son règne.
Corentin : OK, donc niveau contexte, on a un pays en voie de modernisation, ce qui est plutôt bien. Mais cette modernisation est forcée, et le Shah entend bien faire appliquer ses politiques d’une main de fer, ce qui est beaucoup moins bien.
Thomas : C’est ça. Dans ce contexte, de nombreuses oppositions grondent. Les différentes factions chiites voient d’un très mauvais oeil les réformes laïques et les libertés accordées aux femmes. Les nationalistes iraniens n’acceptent pas l’exploitation du pétrole par des puissances étrangères. Et les communistes ont du mal à accepter la suppression de leur parti.
Différents groupes se forment : les libéraux veulent la mise en place d’une monarchie constitutionnelle (et donc l’ouverture d’une démocratie). Les religieux, menés entre autres par l’ayatollah Khomeiny, veulent une théocratie.
Corentin : Et ces groupes vont s’unir ? Parce que des partisans d’une théocratie manifestant aux côtés de démocrates et de communistes, c’est un peu étrange quand même.
Thomas : C’est étrange, mais ils ont un ennemi commun : le Shah. En outre, c’est quelque chose que l’on retrouve aujourd’hui, dans une moindre mesure, dans l’opposition russe à Vladimir Poutine. Tu as des manifestations réunissant groupuscules néo-nazis, église orthodoxe et communistes, tu sais.
Bref, à partir de janvier 1978, des manifestations, parfois d’une faction, parfois de plusieurs, ont lieu dans tout le pays. A chaque fois, l’armée est présente pour “encadrer” ces rassemblements, et à chaque fois, on dénombre des morts. Les manifestants s’en prennent essentiellement aux symboles du pouvoir, comme les hôtels de luxe. Compte tenu de l’agitation et des dégâts faits sur les infrastructures, le gouvernement du Shah doit augmenter les impôts, réduire l’action publique et limiter les investissements, conduisant à davantage de pauvreté et de chômage. Fatalement, ces nouvelles victimes de la crise que traverse le pays se joignent au grondement des protestations.
Et nous arrivons au 8 septembre 1978. Une grande manifestation a lieu à Téhéran, malgré la loi martiale qui interdit tout rassemblement de ce type dans la ville. Yves-Guy Bergès, envoyé spécial du Figaro à Téhéran, témoigne le jour même sur France Inter :
[01 - berges.mp3]
Certains manifestants continuent de jeter des fleurs aux soldats, d’autres à les insulter, l’attitude est assez floue. Les soldats gardent une attitude absolument immobile, paraissant à ce moment-là être de sang froid. Quand brusquement, nous entendons de l’autre côté de la place, c’est à dire dans l’avenue qui nous faisait face, une fusillade nourrie.
La suite, je l’ai expliquée en introduction : des dizaines de morts - 86 selon le pouvoir en place, mais les observateurs internationaux parlent de plusieurs milliers, et surtout un peuple plus que jamais en colère.
Corentin : Pourquoi est-ce que c’est cette manifestation, et pas les précédentes, qui ont également fait des victimes, qui met le feu aux poudres ?
Thomas : Parce que ça se passe à Téhéran, où se trouve l’essentiel des ressortissants étrangers en Iran. Ils peuvent dire au monde ce qu’il se passe sur place, et ces rapports ternissent considérablement l’image du Shah. Ce dernier va perdre ses derniers appuis internationaux, notamment celui des Etats-Unis. Et à l’intérieur, le nombre très important de victimes va conduire à une intensification de la révolution.
A partir de septembre 1978, les manifestations vont se multiplier. Chaque manifestation conduira à des morts, qui seront instrumentalisés par les factions religieuses et transformés en martyrs. Le 12 décembre 1978, près de 2 millions d’Iraniennes et d’Iraniens manifestent dans les rues de Téhéran. Le Shah est au pied du mur. En janvier 1979, il quitte le pays, et le 11 février de la même année, il abdique. L’ayatollah Khomeiny revient de son exil en Irak le jour même pour rétablir l’ordre. Il est accueilli en héros.
Les mois qui suivent verront la pacification du pays, et la montée en puissance des factions religieuses qui l’emportent largement sur les groupes communistes, laïcs ou libéraux. En décembre 1979, la constitution de la république islamique d’Iran est proclamée.
Corentin : Et avec elle commencera la crise des otages américains dont traite le film Argo de Ben Affleck. Mais ça, c’est une autre histoire. En tout cas, merci beaucoup Thomas pour avoir traité de ce point d’histoire pas forcément bien connu par chez nous. Tu avais quelque chose à ajouter ?
Thomas : Oui. Si d’aventure la question de la révolution iranienne vous intéresse, je vous invite à lire la BD Persépolis, de Marjane Satrapi, qui raconte la vie de l’autrice entre 1978 et 1994, dans un Iran en pleine mutation. La BD a été adaptée en film d’animation qui a obtenu le prix du jury du festival de Cannes en 2007.
Corentin : Eh bien merci pour ces dernières recommandation et à bientôt Thomas !
Retour sur le Vendredi Noir, le tournant de la révolution iranienne
Il est des journées qui bouleversent la destinée de certains pays. Le 8 septembre 1978 est de celles-là. Surnommée Vendredi Noir, de très nombreux manifestants périssent à Téhéran sous le feu de l’armée impériale. Et comme nous l’expliquera Thomas Hajdukowicz, il s’agira du tournant de la révolution iranienne.
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