Corentin : Pirater n’est pas jouer, surtout face à un symbole du partage dont la communauté veille jalousement à préserver l’héritage. L’agence brésilienne Leo Burnett Tailor Made s’est pourtant frottée à l’encyclopédie collective en ligne Wikipédia pour mettre en avant le logo et les produits de la marque de outdoor, The North Face. Non sans y laisser des plumes à en croire les critiques dont la campagne a fait l’objet. Retour sur un anti-cas d’école avec Élodie Carcolse de la Réclame.
Élodie : Bonjour Corentin ! On ne touche pas à Wikipedia ! Telle est la récente leçon apprise par la division brésilienne du réseau d’agences de publicité créé par Leo Burnett en 1935. Mais, lorsque l’on est une agence, peut-on résister à l’envie de tenter le coup de com’ synonyme de publicité gratuite pour l’une de ses marques les plus emblématiques ? Avec des plateformes toujours plus omniprésentes et incontournables dans notre quotidien, les détourner à son profit relève parfois du génie.
Corentin : Oui, ça me rappelle la campagne Unicef contre le travail des enfants où ils étaient justement mis en vente sur la partie Shopping d’Instagram
Élodie : Bon exemple. Lorsque vous êtes une marque, apparaître en premier dans les résultats de recherche de Google est un Graal en termes de visibilité, et un potentiel énorme de ventes pour ses produits et services. Si vous êtes l’agence de pub en mesure de réaliser une telle chose pour un client, et ce, sans débourser le moindre euro en achat d’espace, vous vous faites un petit nom dans le milieu publicitaire. Leo Burnett a donc entrepris de détourner Wikipedia au profit de son client, The North Face. Comme l’explique Anthony Morel sur BFM Business.
EXTRAIT 0,09 “Une entreprise… 0’30 >> 0’48 Ils pensaient avoir trouvé une martingale >> plutôt malin” https://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/anthony-morel-the-north-space-detourne-wikipedia-pour-faire-sa-pub-et-s-en-mord-les-doigts-0306-1165568.html
Élodie : Pourquoi cibler Wikipedia me direz-vous ? Lorsque vous planifiez un voyage ou une simple excursion, vous faites une recherche Google pour procéder à quelques repérages. Et généralement, la première image qui apparaît provient de Wikipedia. Grâce à ses articles structurés, complets, sourcés, mentionnés et donc très recherchés par les internautes, Wikipédia bénéficie d’un référencement naturel proche de la perfection.
Corentin : Ouais, la base d’un bon SEO...
Élodie : Exactement. L’agence brésilienne a donc imaginé faire, “ce que personne n’avait fait jusque là” : pirater la plateforme. Pour cela, Leo Burnett Tailor Made a envoyé une équipe de photographes aux quatre coins du monde pour immortaliser des spots prisés par les amoureux d’évasions, le parc national de Guarita au Brésil ou Península do Cabo en Afrique du Sud par exemple, le tout en prenant soin de placer plus ou moins discrètement le logo de la marque dans le cadre – sur un sac à dos, une veste, une tente, etc. L’agence a ensuite remplacé les images Wikipedia de ces fameux lieux par les siennes, faisant ainsi apparaître la marque The North Face en haut des résultats de recherche d’images de Google.
Corentin : sans verser un euro. Ni à Google ni à Wikipedia donc. Juste avec les frais de production des images.
Élodie : Voilà. Leo Burnett a ensuite logiquement nommé sa campagne “Top of Images” et l’a présenté dans une vidéo le 28 mars dernier. Dans celle-ci on peut y lire : « À chaque fois que quelqu’un cherchera une nouvelle aventure, il trouvera The North Face au sommet ». Bon, ce qu’a trouvé la marque, et surtout son agence, c’est une volée de missiles sol-air en retour. Dans un article d’AdAge paru le jour de la publication de la vidéo, on peut y lire que le principal obstacle de l’agence a été, je cite, “de mettre à jour les photos sans attirer l’attention des modérateurs de Wikipédia afin de maintenir la présence de la marque aussi longtemps que possible, les éditeurs de sites pouvant les modifier à tout moment.”
Corentin: oula ça sent l’atterrissage en urgence.
Élodie : et comment ! D’autant que dans sa vidéo, l’agence Léo Burnett explique être parvenue à une telle prouesse, je cite, “en ne payant absolument rien, juste en collaborant avec Wikipédia.” Oui, mais non. Le terme “collaboré” semble inapproprié au regard de la réaction de l’encyclopédie communautaire. Dans un billet de blog, la fondation Wikipedia a démenti toute collaboration et estimé que l’agence a risqué la confiance que les internautes ont placée dans la mission de l’organisation à but non lucratif pour, je cite, “un coup de marketing de courte durée”.
Corentin : On se demande comment personne n’a dit à un moment donné : Euh, les gars, je pense qu’on fait une connerie... C’est risqué en plus pour une marque comme The North Face de faire une telle chose.
Élodie : En effet. Wikipedia rappelle d’ailleurs que la marque fondée par le militant écologiste Douglas Tompkins, s’est donnée pour mission depuis 1966, de “soutenir la préservation de la nature”. Pour Wikipédia, la nature est un “bien public placé sous le signe de la confiance pour nous tous”, au même titre que le contenu de la plateforme. “Ce qu’ils ont fait s’apparente à la dégradation de propriétés publiques, a-t-elle dénoncé. Ajoutant, “Quand The North Face détourne la confiance que vous accordez à Wikipédia pour vous vendre plus de vêtements, vous avez le droit d’être en colère”.
Corentin : oui je suppose que de la colère il y en a eu…
Élodie : Et pas qu’un peu.
Les contributeurs bénévoles de la plateforme ont évidemment supprimé les photos siglées The North Face et s’en sont pris sèchement à la marque et son agence pour avoir violé les conditions d’utilisation du site en matière d’opération commerciale.
Corentin : surtout qu’avec l’avènement des fake news et autre deepfakes, la plateforme se fait un devoir supplémentaire de présenter des informations neutres.
Élodie : Tout à fait. Depuis, la marque a fait amende honorable en assurant croire “profondément dans la mission de Wikipedia” et s’est excusé “d’avoir engagé des activités incompatibles avec ces principes.” Pourtant, la veille, Fabricio Luzzi, PDG de The North Face Brésil se félicitait d’avoir placé, je cite, “les produits de la marque de manière totalement contextualisée où ils sont vus comme des éléments allant de pair avec ces destinations”.
Corentin : Il y a un cafouillage ou au moins rétropédalage du côté de The North Face
Élodie : C’est l’un des principaux enseignements de ce raté. Avant de penser à détourner une plateforme, il faut en connaître intimement le fonctionnement et plus encore les principes. Wikipédia prône le participatif, l’ouverture et repose sur la contribution des bénévoles. Le tout dénué de toute publicité. Pour Americus Reed, professeur de marketing à l’Université de Pennsylvanie, dans le New York Times : Leo Burnett et son client “ont violé de manière flagrante à peu près tous les principes auxquels vous pouvez penser pour tenter de maintenir la confiance des consommateurs. The North Face a raté son but, car elle s’est concentrée sur la promotion de sa marque au lieu de promouvoir sa mission”. Fin de citation.
Corentin : Reste à savoir si le bad buzz comme on dit ne faisait pas partie de la stratégie de l’agence pour faire parler d’elle et de son client… Genre : toute publicité est bonne à prendre.
Élodie : Justement. À l’heure des réseaux sociaux, où tout se commente, et souvent de manière critique, la démarche est vraiment risquée pour une marque. Gagner en visibilité ce qu’on perd en image de marque en vaut-il vraiment la peine ? Le principal concurrent de The North Face, la marque Patagonia, n’en demandait pas tant alors qu’elle bénéficie déjà d’une image vertueuse.
En fait, la campagne Top of Images à tout du ghost pensé tout spécialement pour les Cannes Lions, le festival international de la créativité qui a lieu à la mi-juin.
Corentin : Ghost. C’est-à-dire, une campagne fantôme ?
Élodie : Il y a de ça. Un ghost, c’est une fausse campagne dont la raison d’être est d’être soumise à des festivals publicitaires pour remporter des prix. La vidéo mentionnée servant de case study pour y concourir.
Leo Burnett et The North Face auraient pu s’éviter une telle controverse puisque, contrairement à ce qui est dit dans la fameuse vidéo, ce détournement de Wikipedia n’est pas une première. Pirelli l’a fait en 2014, et en 2017, Burger King a réécrit la page Wikipedia du Whopper pour sa campagne : “Google Home of The Whopper” qui donnait ça :
EXTRAIT : https://www.youtube.com/watch?v=n5lj63-nc5g
Elodie : Je vous le donne dans le mile : la campagne a raflé un nombre incalculable de prix, notamment aux Cannes Lions.
La communauté Wikipédia appelle désormais la marque à faire un don “significatif” à la plateforme pour faire amende honorable. “Après tout, Wikipedia est un organisme à but non lucratif et pourrait tirer profit, même d’une fraction du budget marketing que North Face aurait consacré à cet espace publicitaire ailleurs”. Fin de citation.
Corentin : À quelques semaines des Lions, gageons que Cannes bruissera de rumeurs autour de ce coup de com’, quant à savoir si cela vaudra quelques menues récompenses à l’agence Leo Burnett, réponse d’ici le 21 juin. Merci Élodie, et à bientôt sur les internets et au-delà !
Affaire The North Face : la pub ne perd pas le nord, Wikipedia perd son calme
Dans le cadre d’une pirouette publicitaire, une agence a réussi à placer des logos de The North Face sur des illustrations de page Wikipédia. C’en est trop pour l’encyclopédie collaborative en ligne qui crie logiquement au scandale. On décortique cette opération catastrophe avec Élodie Carcolse de « La Réclame ».
0:00
8:05
Vous êtes sur une page de podcast. En cas de difficulté pour écouter ce document sonore, vous pouvez consulter sa retranscription rapide ci-dessous.