Corentin : Salut Lucie. Alors il paraît que tu vas nous raconter une histoire aujourd’hui ?
Lucie : Oui ! [DEBUT SON JAMES BOND] Je vais vous raconter une histoire inquiétante et haletante. Une histoire avec des entrepreneurs véreux, des hommes politiques prêts à tout pour accéder au pouvoir, et l’espionnage de 50 millions de personnes dans le monde …
Corentin : Lucie ! C’est donc toi la réalisatrice du prochain James Bond ?
Lucie : Eh non ! Car ce que je vais vous raconter n’a rien de fictionnel. Je vais vous expliquer le scandale bien réel autour de Cambridge Analytica, une entreprise sulfureuse, et qui pose de nombreux soucis à Facebook, le premier réseau social au monde.
Mais commençons par le début. Cambridge Analytica est une entreprise spécialisée dans le recueil et l’analyse de données en ligne, dans le cadre de campagnes électorales. Il s’agit d’une filiale du groupe britannique SCL, qui conseille ses clients en stratégie de communication et en marketing ciblé. L’entreprise a été créée en 2013. Elle est proche du parti Républicain, aux Etats-Unis. Elle a par exemple été financée à hauteur de 15 millions de dollars par Robert Mercer, un homme d’affaires américain et l’un des principaux donateurs du Parti républicain. Cambridge Analytica s’est surtout fait connaître pour avoir été utilisée par l’équipe de Donald Trump, élu président des États-Unis fin 2016. Steve Bannon, ancien directeur de campagne du candidat républicain, était lui-même investisseur et vice-président de Cambridge Analytica.
Les présentations sont faites, voici les faits. Le 17 mars, deux enquêtes du New York Times et du London’s Observer ont accusé Cambridge Analytica d’avoir obtenu illégalement des données sur plus de 50 millions d’utilisateurs de Facebook. Pour ce faire, l’entreprise a eu recours, en 2014, aux services d’un sous-traitant, la société GSR, et d’Aleksandr Kogan, professeur à la prestigieuse université de Cambridge. Ce dernier a développé une application de tests de personnalité, censée être utilisée dans le cadre de recherches universitaires. Les utilisateurs étaient rémunérés s’ils répondaient à des questions, ainsi qu’en accordant un accès à leurs données sur Facebook. Ces informations, ainsi que celles des amis des personnes ayant participé à cette étude, ont ensuite été transmises à Cambridge Analytica par Aleksandr Kogan. Jusqu’à 50 millions de comptes seraient concernés.
Corentin : et Facebook n’était pas au courant ?
Lucie : C’est là que ça devient intéressant. En fait, cette affaire était déjà connue. En 2015, plusieurs médias ont même relayé cette histoire. Facebook a réagi en deux étapes. Il a d’abord supprimé l’application développée par Aleksandr Kogan, et a restreint les données auxquelles ont accès les développeurs de services tiers. Ensuite, le réseau social a demandé à Cambridge Analytica de lui garantir que les données récupérées avaient été supprimé. Sauf que Facebook a fait une erreur : il n’a pas vérifié que Cambridge Analytica disait la vérité, par exemple en menant son propre audit de sécurité. Or, les articles récents du New York Times et le London’s Observer nous apprennent que Cambridge Analytica n’a jamais supprimé les informations récoltées par le biais de son sous-traitant. L’entreprise les aurait même utilisées pour la communication de campagne de Donald Trump. Ce que Cambridge Analytica nie, avec fermeté.
Corentin : qu’est-ce qu’il s’est passé, après ces révélations ?
Lucie : Plein de choses. Au niveau politique déjà : Facebook s’est fait convoquer coup sur coup par une foule de personnes. Mark Zuckerberg est attendu devant le congrès américain, le parlement britannique et le parlement européen. Il fait aussi l’objet d’enquêtes des Cnil européennes, les autorités en charge de la protection des données des citoyens. La Cnil anglaise, la ICO, a perquisitionné les locaux de Cambridge Analytica, à Londres. Aux Etats-Unis, plusieurs procureurs généraux, à New York ou dans le Massachussetts, ont ouvert des enquêtes. Surtout, Facebook est désormais suivi de près par la FTC, la commission fédérale du commerce. L’entreprise s’expose potentielement à de très fortes amendes, et peut être des lois plus restrictives sur la manière dont elle mène ses activités.
De son côté, Facebook est resté très discret. Mark Zuckerberg a attendu cinq jours avant de prendre la parole. Il a donné des interviews à plusieurs médias américains. Voici un extrait de son entretien à CNN :
[SON CNN]
«Nous avons trahi la confiance de nos utilisateurs. Notre responsabilité est de protéger vos données, et si nous échouons nous ne méritons pas de vous servir»
Dans la foulée, Mark Zuckerberg a annoncé une série de mesures. Facebook va organiser un vaste audit de sécurité pour des «milliers» d’applications «avec des activités suspicieuses» ayant eu accès aux données d’utilisateurs avant 2015. Les développeurs verront aussi leurs droits restreints, notamment dans l’exploitation des données d’utilisateurs sur le long terme. Une application qui n’a pas été utilisée par un internaute après trois mois n’aura plus accès à ses données. Enfin, Facebook va mettre plus en évidence des options permettant de contrôle les services tiers qui exploitent certaines informations personnelles.
Corentin : et c’est suffisant pour le tirer d’affaire ?
Lucie : Pas vraiment. L’affaire ne se limite pas aux relations entre Cambridge Analytica et Facebook. C’est tout le modèle économique du réseau social, et de beaucoup d’autres entreprises du Web, qui est remis en cause. Même si Aleksandr Kogan a effectivement menti à Cambridge Analytica et Facebook, il a tout de même récupéré énormément de données de manière tout à fait légale. Ce qui choque ici, c’est de découvrir, ou de redécouvrir, tout ce que Facebook sait sur nous, et qu’il permet à de nombreuses entreprises de nous cibler, y compris à des fins politiques.
Les internautes sont confrontés à un paradoxe. Ils apprécient Facebook car il est pratique pour rester en contact avec leurs proches. Mais ils en découvrent les effets négatifs. Ils lui ont cédé volontairement des bouts de leur vie privée, sans avoir conscience de la manière dont ils pouvaient être exploités. Le modèle économique de Facebook n’est pas nouveau. La prise de conscience générale sur son étendue et ses conséquences, elle, débute à peine.
Corentin : Le feuilleton semble en effet très loin d’être terminé… Merci Lucie, et à très bientôt.
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