Thomas : Le 31 mars dernier Mark Zuckerberg appelait les États à réguler internet et indirectement Facebook, dont il n’est pas parvenu à juguler les maux. Il regrette en effet que trop de pouvoirs lui soient confiés pour diriger son réseau social. Le milliardaire s’est-il pris de passion pour la régulation ou tenterait-il de fuir ses responsabilités ? Analysons la situation avec Élodie Carcolse de la Réclame
Élodie : Salut Thomas, eh oui, c’est la stupeur aux pays des libertaires de la Silicon Valley. Mais quelle mouche a donc piqué Mark Zuckerberg pour appeler à une régulation de l’internet mondial. Il veut des règles, et pire, que les pouvoirs publics s’impliquent, car il a trop de libertés pour gérer son business. Dans une surprenante tribune parue simultanément dans plusieurs médias internationaux, dont le JDD, le patron de Facebook se dit, je cite, “convaincu que les gouvernements et les régulateurs doivent jouer un rôle plus actif« . Bon, comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Zuckerberg n’oublie pas de présenter ses propositions.
Thomas : qui le concerne en priorité, je suppose.
Élodie : tu supposes bien. Rappelez-vous, lors de son acte de contrition devant le Congrès américain, le boss de Facebook assurait déjà, je cite “qu’une certaine forme de régulation était inévitable”, face à l’importance grandissante d’internet. Il tentait surtout de résister aux coups de boutoirs des députés américains. Moins d’un an plus tard, il rend donc sa copie et en appelle à de nouvelles réglementations concernant les 4 domaines pour lesquels il a été le plus critiqué. À savoir : les contenus violents et haineux, l’intégrité des élections (et son lot de fake news), la protection de la vie privée et la portabilité des données.
Thomas : C’est bien gentil, mais que propose Mark Zuckerberg alors ?
Élodie : alors, jusqu’ici peu prolixe sur la question, Zuckerberg juge à présent que plus de pays gagneraient à s’inspirer du RGPD. En vigueur depuis le 25 mai dernier, celui-ci prévoit pourtant des amendes pour les entreprises ne respectant pas la vie privée des utilisateurs, notamment à des fins de publicité ciblée. Un sujet hautement sensible pour Facebook sur lequel ses concurrents jouent allégrement. Comme Tim Cook qui ne manque jamais une occasion de vanter les mérites du RGPD pour promouvoir la politique d’Apple en matière de données, ou pour tacler le groupe de Zucky. Écoutons-le à l’occasion d’un discours à l’Université de Duke, où il a fait ses études. Nous sommes en pleine affaire Cambridge Analytica.
Extrait 1 : https://www.dailymotion.com/video/x6jhkf8
“Nous rejetons l’excuse que tirer le meilleur parti de la technologie signifie écarter votre droit à la vie privée. Nous avons choisi un chemin différent, qui est de collecter le moins possible vos données, en étant attentionné et respectueux envers vous. Parce que nous savons que cela vous appartient. À chaque instant, la question que nous nous posons n’est pas “que pouvons-nous faire ?”, mais “que devons-nous faire ?” Steve Jobs nous a appris que c’est ainsi que le changement se passe et de lui j’ai appris à ne jamais me contenter de la façon dont les choses se passent.
Élodie : Voilà, depuis Zuckerberg boude et forcerait même ses cadres à utiliser des smartphones Android... Bref, pour en revenir à ses propositions, le fondateur de Facebook se range désormais du côté des »décideurs publics« . Concernant les contenus haineux et violents, il propose la mise en place d’ »organismes tiers« dont le rôle serait, je cite, »de définir des standards sur la diffusion de ces contenus”.
Sur la publicité politique, il demande que soit défini ce qui est admissible ou non dans une campagne électorale. Zuckerberg réclame également que les États adoptent un code de bonne conduite sur l’utilisation des données personnelles avec lesquelles il a fait sa fortune.
Thomas : comme à son habitude, et dans son intérêt, Mark Zuckerberg, et donc Facebook, jouent les bons élèves.
Élodie : Ont-ils vraiment le choix ? Entre les propos haineux publiés sur la plateforme, l’utilisation de Facebook Live par l’auteur des attentats contre deux mosquées à Christchurch en Nouvelle-Zélande, les tentatives d’influences étrangères lors d’élections, et tout ce qui concerne les données personnelles des utilisateurs, Facebook est attendu et sa modération interroge.
Corentin : oui, il y a péril dans la demeure et urgence à agir, comme dirait l’autre.
Élodie : Et pas qu’un peu. La régulation d’internet, et de Facebook en particulier, est un serpent de mer maintes fois évoqué. D’autant que Facebook minimise souvent son rôle et ses pouvoirs en tant que premier réseau social dans le monde avec 3 milliards d’utilisateurs. À l’instar d’un YouTube qui se cache régulièrement derrière son statut d’hébergeur, Facebook n’a jamais voulu assumer son nouveau rôle de médias. Pourtant, 43% des Américains disent s’informer via la plateforme d’après un sondage du Pew Research Center datant de 2018.
Dans une surprenante volte-face, il estime désormais avoir, je cite, “trop de pouvoir en matière d’expression”, notamment en ce qui concerne les contenus qui sont diffusés sur sa plateforme. Pour Mark Zuckerberg : “Personne n’attend des entreprises qu’elles répondent seules à ces enjeux.”
Thomas : traduction, Facebook veut bien faire du business et récolter les dollars issus de la publicité associée aux contenus, mais sans en assumer toutes les responsabilités ni les coûts que cela engendre.
Élodie : c’est du moins ce qu’on peut lire entre les lignes. Malgré des ressources presque illimitées et autant de technologies de pointe, l’efficacité des outils de modérations des réseaux sociaux est largement débattue, si ce n’est contestée. De même que leur volonté, il faut bien le dire. Twitter par exemple, est régulièrement, et depuis longtemps, accusé de laxisme pour sa modération.
Comment réguler, sans censurer ? Peut-on faire rimer liberté d’expression et sécurité des utilisateurs ? Où s’arrête la liberté d’expression et où commence l’injure, le délit, la désinformation, le harcèlement, la violence ? Existe-t-il des échelles de valeurs selon les pays d’où l’on regarde ?
Thomas : Oui, autant de questions auxquelles Facebook ne prétend pas répondre seul donc.
Élodie : il va sans dire que confier de tels enjeux à une entreprise, qui plus est leader des réseaux sociaux et de la publicité en ligne dans le monde, peut s’avérer problématique.
Mais à le lire : “Faire évoluer la régulation d’Internet nous permettra de préserver ce qu’Internet a de meilleur - la liberté pour les gens de s’exprimer et l’opportunité pour les entrepreneurs de créer - tout en protégeant la société de préjudices plus larges”. Fin de citation.
Thomas : ça semble un peu trop beau pour être vrai non ?
Élodie : Avec Facebook, on se dit toujours qu’il y a baleine sous galet. En prenant les devants sur ce sujet, Zuckerberg anticipe, si ce n’est bride les velléités d’intervention dans sa tambouille interne. Type : regardez, on vous tend la main, on veut progresser, aidez-nous. D’autant que les gouvernements et organismes de réglementation du monde entier ambitionnent de créer de nouvelles règles pour internet. Et sont d’ailleurs déjà à l’oeuvre.
Thomas : il vaut mieux prévenir que guérir en somme. Initier une régulation plutôt que la subir.
Élodie : Exactement. Lors du dernier SXSW, la candidate aux primaires démocrates pour la présidentielle de 2020, Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts a fait du démantèlement des GAFA une proposition phare de son programme.
Et c’est une réalité, Facebook n’arrive pas à se réguler. En partageant son fardeau, le groupe se protège des critiques à venir, mais aussi des futurs échecs de cette régulation.
C’est aussi une histoire de confiance et de réputation : en novembre 2018, Facebook était désignée comme l’entreprise tech la moins fiable en matière de protection de données personnelles d’après un sondage réalisé pour Fortune. Seuls 22 % des Américains lui faisaient alors encore confiance. Sans confiance, pas d’utilisateurs qui surfent des heures sur la plateforme pour y laisser leurs précieuses données.
Thomas : d’où l’idée de favoriser le RGPD...
Élodie : Tout à fait. Non pas que Facebook lui trouve des vertus extraordinaires. Mais c’est un cadre que l’entreprise connaît et il est toujours préférable de travailler avec un ensemble de lois à suivre, plutôt qu’un patchwork de lois pays par pays.
Avec cet appel à la régulation, Facebook fait du Facebook : les données, c’est lui. Les signalements, contrôles, détections de fausses nouvelles et vérifications des faits, c’est les autres. En voulant rester neutre et le plus universel possible, Facebook n’avait pas vraiment d’autres choix que de demander une aide extérieure.
Thomas : Attention à ce que tu souhaites, tu risques de l’obtenir dirait l’autre...
Elodie : Oui, ne nous y trompons pas, Zuckerberg ne s’est pas découvert une nouvelle passion pour la régulation, il s’agit ni plus ni moins que le dernier chapitre d’une vaste opération d’influence. En 2018, les GAFAM ont dépensé 68,15 millions de dollars pour défendre leurs intérêts auprès du gouvernement américain seulement. Le texte sur la taxe GAFA a été adoptée en première lecture par l’Assemblée Nationale le 9 avril dernier et l’Union européenne s’active également de son côté sur le dossier des géants du numérique. On risque donc encore d’avoir des nouvelles de Mark Zuckerberg.
Thomas : D’autant que Facebook, comme ses homologues, finance de nombreux projets liés aux médias, quand ils ne s’offrent pas des articles sponsorisés à leur gloire dans d’autres. Le Daily Telegraph, par exemple, en mars dernier pour ne pas le citer. Ce n’est pas encore pour cette fois que Zuckerberg passera pour le gentil… Merci Elodie et à la prochaine !
Régulation d’internet : SOS d’un dirigeant milliardaire en détresse
En demandant aux États de réguler davantage ce qui est faisable ou non sur internet, Mark Zuckerberg avoue à demi-mot son incapacité à gérer ce qui est publié sur Facebook. Élodie Carcolse de « La Réclame » analyse cette situation.
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