Amitié et philosophie : pourquoi a-t-on besoin de son copain quotidien ?

Quels sens ont nos amitiés ?
Corentin : La vie mérite-t-elle d’être vécue sans les amis ? Et pour cause : ils sont notre lien social, notre échappatoire, nos compagnons de beuveries aussi, pour beaucoup. Mais quels sens ont réellement nos amitiés ? En quoi les relations amicales se distinguent-elles de l’amour ? Angèle Chatelier, toute en philosophie, s’interroge.
Angèle : « Sans amis, personne ne choisirait de vivre », note Aristote dans Ethique à Nicomaque. C’est d’une évidence folle mais l’évidence en philosophie n’existe pas. Car l’amitié a différents contours. Et pour les comprendre, il convient d’abord de définir l’amitié, en sens de la philia, en grec. Un terme qui désignait avant tout l’hospitalité, la camaraderie. Aristote lui, est allé plus loin : la philia, donc l’amitié, représente l’affection qui fait que nous aimons un être pour ce qu’il est et non pour ce qu’il peut nous apporter. Et cette distinction sera au cœur de cette amitié : les amis échangent de l’être, et non de l’avoir, pour reprendre le philosophe contemporain Michel Erman, auteur de l’ouvrage le « Lien d’amitié, une force d’âme »
(EXTRAIT 1)
C : With a little help for my friend, des Beatles. Mais, cet adage s’apparente-t-il aussi à l’amour ?
A : La question doit être posée différemment : quelles sont les différences intrinsèques entre l’amitié et l’amour ? Le sexe, tout d’abord. Les relations amoureuses trouvent en son cœur la pulsion et la passion sexuelle. Avec les potes, sauf exceptions, l’acte charnel n’est pas une fin en soi de la relation. Et regardez une chose simple : en amour on parle de « nous », en amitié de « je ». L’amitié, c’est avant tout la liberté.
C : En ce sens, il faut s’attarder sur Aristote pour qui l’amitié ne tient pas de l’utilité
A : L’amitié – du moins la vraie, la réelle, la construite -, est basée sur le respect et l’admiration, pas l’utilité. On dit d’utile ce qui procure un gain, un bénéfice à quelqu’un ou quelque chose. Mais pour Aristote, l’amitié est loin d’être cela : elle consiste à se comporter de manière morale entre « gens de bien ».
C : Une espèce de contrat ?
A : En quelques sortes. Il s’agit de se demander : « cette amitié me rend-elle meilleure ? ». Dans Philosophie Magazine, Charles Pépin rappelle la philosophie d’Aristote qui permet de comprendre cette question. Toute sa philosophie est basée sur une distinction essentielle : ce qui est « en puissance », au sens du potentiel et ce qui est « en acte », au sens de l’effectif. Nous passons toute notre vie, à priori, à « actualiser » notre puissance. A la faire être. Cette puissance, c’est comme l’accomplissement. Et les amitiés réelles est une occasion constante d’actualiser sa puissance.
C : Donc, ce n’est pas mon ami qui me rend meilleur, mais plutôt ma relation avec lui
A : Exactement.
(EXTRAIT 2)
A : You’re My Best Friend, disaient Queen !
Cicéron, de son côté, rejoint un peu la philosophie de l’amitié d’Aristote mais il ajoute une donnée : dans son ouvrage « De l’amitié », il décrit ce lien comme n’étant que vérité et sincérité quitte à s’adresser à ses amis avertissements et reproches.
C : Ah, on y vient ! Il ne faudrait donc pas être hypocrite avec ses amis ?
A : Il faudrait toute une chronique entière consacrée à l’hypocrisie pour répondre à cette question. Je pense, qu’en deux mots, le tout est de dire les choses avec bienveillance. Mais si l’on reprend les théories d’Aristote, nos amitiés sont basées sur le respect et l’admiration. Donc, si tout va bien, les reproches ne seront pas mal perçus. Vous me suivez ?
C : A peu près. Et nous le disions en préambule, pas de vie sans les amis. Mais en philosophie, cela a un sens bien plus profond
A : Un sens que vous connaissez bien si vous êtes des habitués de mes chroniques philo ! Un sens qui a trait à la vanité de notre existence, cette conception très Pascalienne de concevoir la vie. Nos amis permettent de palier l’absurdité de notre naissance car nous sommes, de fait, condamnés à mourir. On peut donc aussi rajouter ce nouveau sens à nos amitiés : le moyen de se sentir en vie et de la vivre pleinement, malgré sa fatalité.
C : Donc, si on résume : nos amitiés doivent être fondées sur le respect, l’admiration et non l’utilité. Si on arrive à cela, alors on doit franchise et reproches si nécessaire à nos amis.
A : Tout à fait. C’est en ce sens que les amis échangent de l’être et non de l’avoir, pour reprendre une nouvelle fois Michel Erman. C’est d’ailleurs pour cela que certaines amitiés sont plus fortes que d’autres : il y a les amitiés vraies qui ont réussi à avoir ce sens, mais on peut aussi parler des amitiés plaisirs, par exemple. Ces copains avec qui on va à la piscine, en boite de temps en temps. Celles qui permettent les sorties. Et puis il y a ces potes que l’on apprécie de voir de temps en temps, par hasard mais qui ne font pas partie intégrante de notre vie.
C’est là que ça devient intéressant lorsqu’on réfléchit aux amitiés qui nous entourent. Par exemple, moi, en rédigeant cette chronique, je me suis rendu compte que je voyais certains de mes amis juste parce que j’avais envie de sortir. Là, j’échange donc de l’avoir, et non de l’être. J’échange un besoin à la place d’une envie réelle qui concernerait la personne que j’ai en face de moi.
C : Honte à toi !
A : Je suis sûre que nombreux seront ceux qui se reconnaitront la-dedans… Enfin, je me permets une dernière chose et qui pourrait résoudre le moindre de vos problèmes amicaux si tenté que vous en ayez en ce moment : “Celui qui n’est plus ton ami ne l’a jamais été”, disait Aristote..
C : Rien n’arrive par hasard ! Merci Angèle Chatelier d’avoir revisité nos amitiés. A bientôt !