Paris, mardi 1er mai 2018. Encore envapé de gaz lacrymogènes, le pont d’Austerlitz a vrombi sous les pas du millier de manifestants, vêtus de noir, cagoulés, le visage masqué d’épaisses lunettes de ski – on dit des « black blocks », pour aller vite – qui ont descendu des vitrines et saccagé des commerces avant que les forces de police foncent dans le tas. Vers 18 heures, à moins de deux kilomètres de là, au bout de la rue Mouffetard, place de la Contrescarpe, dans le coquet Ve arrondissement, des lycéens et des étudiants se sont rassemblés, vite encadrés de CRS. Un homme en civil mais coiffé du casque réglementaire des forces de l’ordre agrippe brutalement une jeune femme par le cou, l’écarte vers le trottoir. Voici le même homme qui, cette fois, distribue des torgnoles à un jeune homme à genoux, que des CRS ont déjà maîtrisé. Ce genre de scène est devenue un classique des abords de manif mais l’homme est filmé, son regard croise l’objectif et il s’éloigne aussitôt. Depuis les révélations du Monde, on ne connaît que lui : c’est Alexandre Benalla, l’homme qui a déclenché un scandale d’État, l’homme du président Macron.
Moscou, dimanche 15 juillet. Dans les vestiaires du stade Loujniki, retransmis en direct sur Instagram par les smartphones de joueurs de football, un président exulte : « Moi, je voulais vous dire, les enfants, je voulais vous dire… » Ce qu’il voulait leur dire, Emmanuel Macron, à l’équipe de France qui vient de remporter la Coupe du Monde, dépasse l’enjeu sportif, c’est plus grand, ça les dépasse, les Bleus à crampons, Macron exulte, enfle, rugit : « Vous allez être un exemple pour des tas de jeunes (…), vous ne serez plus jamais les mêmes, et cet exemple, vous allez me le porter. C’est ça, la France ! » Trois jours et une Marseillaise des joueurs sur les marches de l’Élysée plus tard, la France c’est, au plus haut de la République, l’État qui couvre les violences d’Alexandre Benalla. Repliés les drapeaux, enrayée La Marseillaise. Sometimes shit happens.
L’article de la journaliste du Monde Ariane Chemin qui identifie Alexandre Benalla est publié sur le site du journal mercredi à 20 heures et, depuis, c’est une succession ininterrompue de révélations qui font vaciller la présidence de la République. Piquant pour un Emmanuel Macron qui tient la presse en piètre estime et à distance autant qu’il le peut. Voilà donc que le président de la République a dans son entourage le plus proche un nervi en guise d’adjoint au chef de cabinet à l’Élysée. Un homme qui fait office de garde du corps parallèlement au GSPR, le Groupement de sécurité de la présidence de la République, composé de quelque 70 personnes, dont c’est le boulot. Un homme qui, comme un ado en stage de troisième, demande et obtient du directeur de cabinet de l’Élysée, Patrick Strzoda, l’autorisation d’aller « observer », brassard de police au biceps, casque sur la tête, aux côtés de la préfecture de police de Paris la manif du 1er mai, l’obtient et se défoule sur des manifestants.
Grave, déjà, le tabassage de manifestants. Grave, encore, un proche du président de la République se substituant aux forces de l’ordre et déguisé comme tel, qui plus est. Mais gravissime, la réaction du pouvoir, ou plutôt son absence de réaction. Le 2 mai, le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb est informé des agissements d’Alexandre Benalla mais il attend deux mois et demi et la divulgation de l’affaire pour saisir l’Inspection générale de la police nationale. Ce même 2 mai, vidéo à l’appui, Strzoda convoque Benalla, qui reconnaît son rôle. Le directeur de cabinet le met simplement à pied pendant quinze jours, sans tenir compte de la loi qui l’oblige pourtant à signaler les faits à la justice. À son retour à son bureau, Benalla est cantonné à l’Élysée, officiellement chargé des événements organisés par le Château. Même s’il fera encore parler de lui au retour en France des Bleus lundi 16 juillet. Selon Europe 1, Benalla a eu des mots avec la sécurité à Roissy, ainsi qu’avec un commissaire au Crillon, le palace qu’une rumeur avait donné comme lieu d’une soirée de l’équipe de France. Entre-temps, on l’a vu sur les Champs-Élysées, avec le fameux bus…
Pendant deux mois et demi, l’Élysée s’est tenu coi sur ce qui, désormais, tient du mensonge d’État. Et maintenant, qu’est ce qu’il dit, Macron ? Il dit rien. Jeudi, en goguette en Dordogne pour inaugurer la nouvelle Marianne des timbres, assailli de questions, le président n’a jamais répondu. Sinon pour balayer : « La République, elle est inaltérable. » Si on osait, on dirait qu’elle est un peu timbrée quand même. D’ordinaire tout aussi coi, le porte-parole de l’Élysée Bruno Roger-Petit s’est, quant à lui, fendu ce même jeudi d’une courte allocution, sa première depuis un an qu’il a été nommé, pour affirmer que la mise à pied était « la sanction la plus grave jamais prononcée contre un chargé de mission travaillant à l’Élysée ». Et la prochaine fois, on lui tire l’oreille ?
Le décalage entre la gravité des faits et la sanction laisse pantois. Même chez les hauts fonctionnaires, des bras tombent : « C’est un scandale, on est au-delà du réel, tonne l’un d’entre eux interrogé par Les Jours. C’est très très grave parce que ça dit quelque chose de la pratique du pouvoir qui est très effrayant. » Celle d’un président jupitérien, maître des horloges, imprégné de sa propre légende, en vase clos et entouré d’un petit cercle de fidèles, lui qui, vantait-il en campagne, « voulai[t] moraliser et responsabiliser la vie publique ». « C’est effarant, continue cet habitué des cercles du pouvoir. Est-ce qu’ils ont pensé sincèrement que ça ne se verrait pas, alors que n’importe quel conseiller savait que ça allait se voir, ou est-ce que, pour eux, la sanction était proportionnée ? » Dans tous les cas, tranche le même, « soit Benalla sait trop de trucs, soit il y a un sentiment d’impunité total ». Et aujourd’hui, tout converge vers Emmanuel Macron, qui était au courant de toute l’affaire depuis le début. Et notre interlocuteur de s’éberluer : « Même si on voit ça sous l’angle le plus cynique, ils n’ont pas pensé à protéger le Président. »
Ce vendredi, l’opération fusible a été lancée. L’enquête préliminaire déclenchée la veille par le parquet de Paris pour « violences par personne chargée d’une mission de service public », « usurpation de fonctions » et « usurpation de signes réservés à l’autorité publique » aboutit à la garde à vue d’Alexandre Benalla, ainsi qu’à celle de Vincent Crase. Crase ? Un gendarme réserviste employé par La République en marche, le parti présidentiel, qui accompagnait en effet Benalla dans son stage d’observation en milieu manifestant. Tout comme son acolyte, Crase a été mis à pied quinze jours au lendemain du 1er mai. Et l’Élysée, sitôt annoncée la garde à vue, a enclenché une procédure de licenciement d’Alexandre Benalla. Opération fusible, suite : Gérard Collomb a suspendu trois cadres de la préfecture de police de Paris, a annoncé Le Monde. Leur faute ? Ils auraient, au soir des révélations du quotidien, transmis à Alexandre Benalla une copie des caméras de vidéosurveillance de la place de la Contrescarpe.
Mais faire sauter les fusibles n’y suffira pas. Ici et là, la tête de Gérard Collomb est réclamée. En plein examen de la réforme constitutionnelle (baptisée, et on ne rit pas, « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace »), l’Assemblée nationale est partie en torche depuis jeudi. On s’est, d’un banc à l’autre, copieusement pourri la tronche. Avant, finalement, de s’accorder sur la création d’une commission d’enquête parlementaire qui devrait entendre mardi Gérard Collomb. Et le Sénat va également y aller de sa propre commission d’enquête. C’est dire le trouble – euphémisme – déclenché par l’affaire.
À l’Assemblée, c’est de bonne guerre, Jean-Luc Mélenchon, lui, menace le gouvernement d’une motion de censure. Le président du groupe La France insoumise raconte par ailleurs un élément intéressant : l’homme qui, le 28 mars dernier, lui a demandé de quitter la marche en hommage à Mireille Knoll, apparaît aussi sur la vidéo de la Contrescarpe. Le Monde a identifié cet homme : c’est Philippe Mizerski, encore un membre de la préfecture de police de Paris.
Il aura fallu un jour et demi pour que Macron lâche et finisse par licencier Benalla, autant dire un siècle à la vitesse où va le scandale. C’est qu’il fallait du neuf, la machine à communiquer macronienne s’étant montrée particulièrement défaillante, en roue libre, prise de panique, de la ministre de la Justice Nicole Belloubet qui contredit l’Élysée au Premier ministre Édouard Philippe dans ses petits souliers ou en insouciante virée sur le Tour de France ce vendredi. Mais quel est donc ce papier dans les mains du ministre de l’Agriculture Stéphane Travert qui rencontrait les syndicats ce vendredi ? Sur ce cliché de l’agence Réa déniché par Les Jours, on voit les éléments de langage à livrer sur « Mr Benalla » : « Faits nouveaux : justificatif licenciement » et aussi « président à la tâche, au travail ». C’est sûr qu’il y a du boulot.
Mais qui est-il donc, cet homme du Président au bras si long et si proche d’Emmanuel Macron ? Cet homme de 26 ans d’une proximité telle qu’il vaille d’être préservé pendant ces longs mois, pour ainsi dire protégé ? C’est sous Macron qu’il obtient le permis de port d’armes qui lui avait été refusé sous Hollande. Pistonné et carrément choyé : en plus du poste incongru, il bénéficie, avance Le Parisien, d’un salaire mensuel de 10 000 euros. Choyé et même chouchouté : depuis le 9 juillet dernier, alors qu’Emmanuel Macron savait déjà tout de l’affaire de la Contrescarpe, Alexandre Benalla est domicilié, révèle Le Monde, au palais de l’Alma, une dépendance de l’Élysée quai Branly qui accueille plusieurs hauts fonctionnaires. Tu parles d’un nouveau monde : c’est là aussi que logeaient Anne Pingeot et sa fille Mazarine du temps de François Mitterrand. C’est dire à quel point Benalla est couvé.
Alexandre Benalla est, comme nombre des sympathisants d’En marche, venu du Parti socialiste, encarté, raconte Libération, depuis 2010. Des photos le montrent alors doté d’un physique quasi freluquet, loin du mastard à barbe qu’il est ensuite devenu. À l’époque, il rejoint le service d’ordre du PS, dont la première secrétaire est Martine Aubry. « C’était un des jeunes bénévoles du PS mobilisés pour faire le service d’ordre sur des événements comme les universités d’été », raconte aux Jours un ex-cadre socialiste de l’époque. « Je le voyait sans arrêt, c’était un visage très familier », poursuit le même, qui se dit « sidéré : il était très gentil, je ne l’ai jamais vu être violent dans le service d’ordre ». Benalla continue, toujours aussi bénévolement, d’assurer le service d’ordre pendant la campagne de François Hollande, en 2012.
Quand je l’ai retrouvé adjoint au chef de cabinet à l’Élysée, je me suis dit : “C’est dingue, comment il a fait ça ?” L’appart, la bagnole, les 10 000 euros : il marchait sur l’eau, il a pété les plombs.
Une fois Hollande élu, le voilà qui fait un passage éclair à Bercy chez Arnaud Montebourg. Il réapparaît en 2016 dans la campagne… d’Emmanuel Macron. Et avec Vincent Crase, il est chargé de la sécurité du candidat. Depuis mercredi, les anecdotes sur sa brutalité pendant la campagne abondent. Son goût pour les flingues et sa manie sécuritaire intriguent en interne : dans les « Macron Leaks », du nom de ces courriers internes qui ont fuité à la veille du second tour de la présidentielle, des conseillers du futur président mettent en doute la nécessité de s’équiper en flashballs et autres pétards à caoutchouc… La commande sera d’ailleurs refusée. Ceux qui l’ont connu au PS et le recroisent sous Macron sont stupéfaits par l’ascension du très jeune homme : « Quand je l’ai retrouvé adjoint au chef de cabinet à l’Élysée, je me suis dit : “C’est dingue, comment il a fait ça ?” L’appart, la bagnole, les 10 000 euros : il marchait sur l’eau, il a pété les plombs. »
Dès l’élection d’Emmanuel Macron, Alexandre Benalla est là, dans son ombre. Une ombre dotée d’un bureau à l’Élysée et d’une voiture de fonction équipée de tout l’attirail officiel policier, bien que, encore une fois, le GSPR soit là pour assurer la sécurité du président de la République. Mais Benalla ne lâche pas Macron d’une semelle, c’est un intime du couple présidentiel. Il est de nombre de ses déplacements. L’été dernier, à Marseille, c’est lui qui éjecte un photographe des abords de la villégiature présidentielle. En décembre 2017, il est à La Mongie, dans les Hautes-Pyrénées, skiant dans le sillage présidentiel… Closer publie le cliché signé de Bestimage, l’agence de Michèle Marchand, seule dans l’univers du people à avoir accès au couple présidentiel, mais sans identifier évidemment celui par qui le scandale allait arriver. Aux Jours, comme tout le monde, on a fait redéfiler les photos d’Emmanuel Macron disponibles dans les agences, et souvent, très souvent, un homme apparaît, Alexandre Benalla, et on ne voit plus que lui. Telle La Lettre volée d’Edgar Poe, il était là, mais personne ne le savait. Sur les clichés, on ne voit désormais plus que lui, l’homme du Président. Mais maintenant que, contraint et forcé, Alexandre Benalla est lâché, rayé des cadres, bientôt poursuivi en justice, un visage apparaît dans une lumière crue : le Président derrière l’homme. Ça ne fait que commencer.
Mis à jour le 22 juillet 2018 à 21 h 20. Quand ça veut pas… Alexandre Benalla, dont le licenciement a été annoncé vendredi par l’Élysée, a dû annuler son mariage, prévu samedi. Selon BFMTV et M6, qui révèlent l’information, la cérémonie devait se tenir à Issy-les-Moulineaux et une soirée était organisée dans un « grand restaurant privé du XVIe arrondissement de Paris ». Alexandre Benalla et Vincent Crase ont vu leur garde à vue levée, samedi soir. Les deux compères, ainsi que les policiers soupçonnés d’avoir fourni des bandes de vidéosurveillance, ont été mis en examen dimanche, a indiqué le parquet de Paris, tous ont été placés sous contrôle judiciaire. Les deux victimes de Benalla place de la Contrescarpe ont quant à elles été identifiées, annonce France Info, et souhaiteraient être entendues par la justice. La presse continue à exhumer de nouveaux mensonges de l’Élysée. Alors que l’ex-garde du corps de Macron était censé depuis sa « sanction exemplaire » se consacrer à la sécurité des événements organisés par la présidence de la République, il continuait en fait à protéger le chef de l’État. Selon « Paris-Normandie », qui publie des photos, Alexandre Benalla était présent à Giverny le 13 juillet pour une visite privée présidentielle. Le lendemain, « Libération » l’a pris en photo à côté du chef de l’État lors du défilé du 14 juillet. Selon « Le Point », il était aussi prévu qu’il dirige le dispositif de sécurité des Macron lors de leurs prochaines vacances prévues à Brégançon.L’Assemblée nationale, où le gouvernement a décidé ce dimanche d’interrompre l’examen de la réforme constitutionnelle, a réussi, mais dans la douleur, à se mettre d’accord pour commencer des auditions sur cette affaire. La commission des lois, qui s’est dotée des pouvoirs d’une commission d’enquête, a prévu d’entendre dès lundi le ministre de l’Intérieur Gérard Collomb et Michel Delpuech, préfet de police de Paris.