Trois jours après l’assassinat de Cécile Bloch, son frère et ses parents, en compagnie de quatre voisins, sont reçus dans les locaux de l’Identité judiciaire (IJ) au 7 quai de l’Horloge à Paris, dans l’antre du père de la police technique, Alphonse Bertillon, pour un exercice compliqué. Il s’agit de se rappeler en détail du visage du suspect inconnu qu’ils ont aperçu dans l’immeuble du 116 rue Petit, le matin du 5 mai 1986, entre l’ascenseur et les sous-sols (lire l’épisode 1, « Fillette, Bloch Cécile, 11 ans »), afin d’esquisser un portrait-robot. Le « portraitiste » de l’IJ commence par leur demander la forme du visage. Les sept témoins optent pour un contour « plutôt carré en haut mais allongé en bas ».
Le dessinateur le trace à la main sur un papier puis s’enquiert de la coiffure du suspect : « Cheveux châtain clair courts mais pas trop, avec une mèche pas très proéminente qui part sur la droite. » Il cherche parmi ses jeux de bandes découpées dans des véritables photographies ce qui correspond le mieux pour la coiffure et le front, puis procède de même pour les yeux, « de couleur marron, un peu enfoncés », et les sourcils, « plutôt fins ». Il termine par la bouche et le menton. Il assemble les différentes parties, des yeux en amande, un nez droit avec le bout plus épais, des lèvres minces. À la fin, il ajoute en général sur son croquis les signes particuliers (cicatrices, grains de beauté, bec de lièvre, lunettes, barbe, moustache ou rouflaquettes) et colorie le dessin pour restituer le teint. Après une ultime retouche, il ne reste alors qu’à faire revenir les témoins pour le valider. Mais cette fois, impossible de restituer la peau si caractéristique du suspect décrite par Luc Richard-Bloch, le grand frère de la victime, qui a pris l’ascenseur à 8 h 20 entre le 3e étage et le rez-de-chaussée avec lui et a eu le temps « de le scanner ».
Ce portrait est le fruit d’une cogitation collective sur lequel on s’est tous accordés, même s’il a fallu prendre en compte les avis parfois pas totalement concordants.
L’intrus du 116 rue Petit est un Blanc imberbe au visage constellé « de marques d’acné ou de variole ». D’autres voisins ont également aperçu ces stigmates. « Pour des raisons purement techniques, la police n’avait pas les moyens de faire le rendu de la peau, m’explique Luc Richard-Bloch. Donc on l’a réalisé en deux fois. On a associé et superposé les différentes parties quai de l’Horloge puis les enquêteurs nous ont envoyés dans un atelier de graphistes de la rue de Turenne qui disposait d’outils et de textures pour reproduire la peau. » Biologiste, il est bien placé pour savoir que ce n’est pas une science exacte : « Ce portrait est le fruit d’une cogitation collective sur lequel on s’est tous accordés. Certes, il a fallu prendre en compte et réunir les avis parfois pas totalement concordants de tous les témoins. »
Il n’empêche que Luc Richard-Bloch évalue encore aujourd’hui le réalisme du portrait à « 7 sur 10 ». « L’image de l’individu m’habite au quotidien, comme un fantôme », me confie-t-il. « Et je le revois à chaque fois que je prends l’ascenseur. » Bien sûr, ce dessin a ses imperfections : « Je le trouve trop sérieux, trop grave par rapport à l’homme de l’ascenseur qui avait l’air satisfait et sûr de lui. Il était réjoui comme s’il avait déjà commis l’acte. Il a réussi quand même à leurrer neuf personnes. » Mais comment retraduire une telle attitude « bien plus présente que sur le visage du portrait-robot » ? C’est accessoire, mais les cheveux aussi n’étaient pas aussi sages, selon lui : « J’avais l’impression qu’il s’était peigné à la main. »
Pour sa part, Bernard Pasqualini, qui était chef du groupe d’enquête à la crim’, continue à mettre « 10 sur 10 » à ce croquis du « Grêlé » qu’il a immédiatement diffusé dans les journaux, les commissariats et les gendarmeries. « Je ne suis pas un fana du portrait-robot car on sait par expérience que l’état de stress ou la vision furtive d’une personne peut fausser l’image. Mais dans ce cas-là, j’estime qu’on approchait quelque chose de bien. Il est basé sur plusieurs témoins fiables, notamment le frère qui, le temps de descente de l’ascenseur, l’a observé. En deux ou trois minutes, on a le temps de photographier quelqu’un. »
Ce procédé du « portrait-robot » (ou de la « photo-robot ») a été utilisé pour la première fois en 1953 par le commissaire Pierre Chabot, chef du service d’identité judiciaire de Lyon. Il avait alors élaboré de façon artisanale un « portrait artificiel » à partir de « 144 photos anthropométriques sélectionnées pour la diversité de leurs types », selon Les Experts, mode d’emploi (Favre, 2007) de Richard Marlet. Il avait découpé des bandes horizontales au niveau des yeux, des nez et des bouches, puis retouché le visage recomposé d’un assassin avec un crayon à mine épaisse. Le commerçant qui avait révolvérisé une femme à côté de l’hippodrome du Grand Camp à Villeurbanne (Rhône) a été reconnu et confondu.
On l’expérimente à nouveau deux ans plus tard, en août 1955, dans la retentissante affaire du meurtre de Britannique Janet Marshall, à Belloy-sur-Somme (Somme). Une factrice ayant aperçu un rôdeur près des lieux du crime avait établi un portrait-robot d’un visage balafré. Mais, comme le raconte le commissaire Charles Diaz, ancien de la crim’ et historien de la PJ, « un gardien en chef de la prison de Meaux qui lisait les journaux s’est souvenu qu’un détenu pour violences sexuelles, un certain Robert Avril, écrivait à sa fiancée à Belloy-sur-Somme ». Or quand les gendarmes lui présentent le portrait-robot du tueur de l’institutrice anglaise, le maton ne reconnaît pas son prisonnier : « Non, ce n’est pas Robert Avril. » Le meurtrier de Janet Marshall sera finalement arrêté pour un cyclo volé. Et c’était bien Robert Avril ! En comparant la photographie de l’accusé prise le jour de son procès et le croquis publié dans la presse, Charles Diaz comprend mieux la confusion du gardien : « Sur la vraie photo, cet homme au front dégarni paraît falot et se fend d’un sourire alors que le portrait-robot renvoie un visage taillé à la serpe à l’aspect brutal. Il en ressort de la violence. » Souvent, les traits ou le regard effrayants du suspect dans un moment proche de son crime ne correspondent pas à son visage de tous les jours. Ou à l’inverse, des témoins ne parviennent pas toujours à restituer l’expression du criminel qui les a frappés. Charles Diaz cite des exemples d’oublis majeurs comme « de grosses lunettes à verres épais ou une barbe », ou de distorsions : « De profondes rides d’expression sur les joues sont devenues une cicatrice. » Il peut toutefois rester un air ou une ressemblance qui fera tilt chez un témoin, un parent, un voisin ou un collègue.
Bien qu’il soit basé sur des souvenirs fragiles et aléatoires, cet outil permet néanmoins des identifications. Ainsi, le 1er décembre 1987, Thierry Paulin, le tueur en série de vieilles dames du XVIIIe arrondissement de Paris, sera reconnu par hasard dans la rue par le commissaire Francis Jacob qui, comme tous les flics parisiens, porte dans sa poche le portrait-robot de ce jeune Antillais aux cheveux peroxydés, retracé grâce à une rescapée. Une femme de 87 ans, rouée de coups et laissée pour morte, avait parfaitement restitué les traits de son agresseur. Huit ans plus tard, en 1995, malgré un logiciel pour élaborer les portraits-robots, une survivante du criminel en série de jeunes femmes Guy Georges qui avait passé une demi-heure sous sa coupe se trompera de bonne foi. Persuadée à tort qu’il était de type maghrébin, cette psychomotricienne s’en voudra énormément d’avoir aiguillé les enquêteurs sur une fausse piste. Cependant, la faute revient plutôt aux professionnels qui avaient exagérément misé sur une victime choquée et un dessin erroné. Gérald Sanderson, chef du groupe d’enquête, croyait pouvoir réitérer l’exploit de Virginie, une maquilleuse des Galeries Lafayette qui avait assisté à un meurtre dans le métro. Devenue sa « “témouine” de choc », presque « la sixième de groupe » jusqu’à l’arrestation des deux tueurs, cette femme s’était révélée une physionomiste hors pair : « Ses portraits-robots des deux criminels se sont avérés plus fidèles que des photographies », m’expliquait feu Gérald Sanderson en 1999, lors d’une plongée pour Libération à la crim’. Avec la rescapée de Guy Georges, il s’est fourvoyé. Il n’ignorait pourtant pas que seules 5 % des enquêtes sont résolues grâce à ces caricatures souvent déformées par la peur, le traumatisme ou la fulgurance de l’image.
Dans l’affaire du meurtre de Cécile Bloch, le groupe Pasqualini n’a pas d’éléments matériels à exploiter
L’Identité judiciaire ? Un service archaïque et moribond peuplé de quelques biturins et feignants dont les autres ne voulaient plus et qui ne savaient même pas prélever des traces papillaires sur un adhésif.
Mais malheureusement, sur la scène de crime de Cécile Bloch, les techniciens de l’IJ n’en ont pas trouvé. Ni sur le cartable de l’enfant, ni sur ses baskets, ni sur ses habits, ni sur les cordelettes. Pourtant, le meurtrier ne portait pas de gants, en tout cas dans l’ascenseur. Questionné par Les Jours à ce sujet, le frère de la victime se souvient que l’inconnu « tenait la rampe du monte-charge. J’ai vu ses mains qui étaient assez fortes et carrées, pas poilues ». Il y a fort à parier que le technicien de l’IJ n’a « pas été capable de prélever des traces papillaires qui existaient », selon l’inspecteur Pasqualini. « Les moyens n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui, les relevés se faisaient avec de la poudre noire et n’étaient pas possibles sur tous les supports. » Pareil pour les analyses de sang : « On avait coutume de dire qu’il fallait à l’IJ une lessiveuse de trois litres d’hémoglobine pour trouver le groupe sanguin », raille l’ancien chef du bureau 302 de la crim’. Il apprendra toutefois que celui du criminel est A, très répandu. Son adjoint Huesca renchérit : « On était bons sur le terrain, et mauvais en technique. » Outre ces lacunes, les policiers expédiés à l’IJ dans les années 1980 n’étaient pas forcément les meilleurs, mais bien souvent les flics à problèmes, alcooliques, ripoux ou incompétents. Jusqu’à l’arrivée à l’été 1995 de Richard Marlet (lire l’épisode 1 des Chroniques du 36) qui découvrira alors, atterré, « un service archaïque et moribond peuplé de quelques biturins et feignants dont les autres ne voulaient plus et qui ne savaient même pas prélever des traces papillaires sur un adhésif ». En mai 1986, c’est donc avec les moyens du bord, les ficelles du métier, le flair policier, le portrait-robot du Grêlé et son groupe sanguin que les six poulets du groupe Pasqualini partent sur ses traces.