«J’habite en Europe. » « J’habite à Berlin. » Penchés sur leurs téléphones portables, Sami et Jamila répètent les phrases énoncées en français par la voix électronique de Duolingo. « Nous passons beaucoup de temps sur l’application ou sur la tablette à écouter des cours en ligne. » Jamila apprend vite. Son atout : la maîtrise de l’anglais. « Certains mots se ressemblent, mais la prononciation est vraiment différente ! » Sami salue les progrès de sa femme, plus douée que lui. Son visage fin s’éclaire en entendant le compliment. Pas facile, cette nouvelle langue. Comment déterminer le genre des choses inanimées ? Pourquoi dit-on « une » table, « une » chaise ou « un » lit ? Ils s’accrochent. Savent déjà dire les jours de la semaine, leur date de naissance et quelques mots usuels. Les assistants sociaux et toutes les autres personnes qu’ils croisent assènent la même injonction : apprendre le français doit être leur priorité. Un graal à atteindre. À leurs yeux, un Everest à franchir.
C’est l’objectif que se fixent aussi, Aqeel, Ishaq Ali et Mursal. Tous les cinq sont arrivés à Paris entre le 21 et le 23 août. Fuyant Kaboul, leur ville tombée en un éclair aux mains des talibans, le 15 août. Les scènes de chaos à l’aéroport de la capitale afghane ont alors fait la une des médias. Mais déjà l’histoire de ces habitants évacués a été oubliée. Nous suivrons pendant plusieurs mois ce couple et ces trois célibataires. Nous prendrons régulièrement de leurs nouvelles. Comment vivent-ils ce déracinement ? À quoi rêvent-ils ? Comment évitent-ils les écueils de l’installation en France, un pays distant de 7 000 kilomètres en avion de chez eux, dont ils ne connaissent ni la langue, ni la culture ?
Ils ont entre 23 et 38 ans. Ils sont journaliste, militante des droits de l’homme, photographe, enseignante, documentariste. Ils ont vécu une période de relative stabilité en Afghanistan, durant laquelle les droits des femmes ont progressé, la presse indépendante fleuri. Parfois, ils se retrouvaient dans les cafés branchés du quartier de Pol-e-Sorkh. Souvent aussi, ils ont pleuré des proches, fauchés dans des attentats de plus en plus fréquents à Kaboul ces dernières années. Malgré l’insécurité, ils ne pensaient pas partir. Ils ont pourtant rejoint les plus de 100 000 Afghans qui ont quitté leur pays depuis août, exfiltrés par les États-Unis et les pays européens.
Impossible pour eux d’accepter de vivre sous le joug d’un second régime taliban
« Nous voulions vivre dans notre pays, heureux. Pas ici sous le nom de “réfugiés”, lance la jeune femme de 26 ans, en colère. Nous nous sommes battus et tout s’est effondré d’un coup. » « Nous ne pensions pas que tout cela irait si vite », renchérit Sami. À la mi-août, les talibans n’ont rencontré aucune résistance à Kaboul, l’armée et le gouvernement afghans avaient disparu. Évaporés, abandonnant le peuple. Pourtant, les Américains et les pays de l’Otan ont dépensé des milliards de dollars depuis 2001, pour, disaient-ils, reconstruire un État démocratique. À quoi bon ?, s’interroge Aqeel. « L’Occident, d’un coup, s’est désintéressé de l’Afghanistan », analyse Ishaq Ali. « C’est comme si, pendant deux décennies de présence des troupes étrangères, nous avions vécu avec des hologrammes. » Désormais, leur existence a basculé. « J’avais un bon travail, une belle vie, de l’argent, pfff, je n’ai plus rien », se désole Sami. Cinéaste de 38 ans, il a été formé en Iran, où il a vécu dix-sept ans. Un premier exil pour fuir la guerre et les talibans, déjà. « Jamais je n’aurais pensé devenir à nouveau réfugié. »
Deux mois après leur arrivée, tandis que les deux femmes et les trois hommes se concentrent sur la langue de leur pays d’accueil, leurs dossiers de demande d’asile sont traités avec une célérité particulière par l’Ofpra, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. Comme ceux des 2 600 Afghans arrivés dans les mêmes circonstances. Certains ont déjà été reçus et ont vu leur demande acceptée. Un jalon essentiel dans le processus d’installation.
Les cinq Afghans vivent depuis début septembre dispersés partout en France. À Dijon, Aqeel, jeune cinéphile un temps journaliste, occupe la chambre 4218 au bout d’un couloir dans un centre d’accueil de demandeurs d’asile (Cada). Les couleurs pimpantes de la façade extérieure cachent un intérieur plus vétuste. Cuisine, toilettes et douches communes, un air de cité U des années 1990. Sur les murs blancs de sa chambre, le jeune homme a ajouté une pointe de couleur : une carte postale du tableau Black Mesa Landscape, New Mexico/Out Back of Marie’s II de Georgia O’Keefe, achetée lors de la visite de la rétrospective consacrée à l’artiste américaine au Centre Pompidou, à Paris. Une montagne du Nouveau-Mexique, comme un écho aux sommets afghans. Un lit, un frigo, un placard, un lavabo et une table occupent les 10 mètres carrés. En vingt minutes, il rallie le Secours catholique où sa professeure, Sylvie, « ne parle qu’en français. Ce n’est pas facile à comprendre ». Après, souvent, il fait une halte à la bibliothèque municipale installée dans l’ancien collège jésuite des Godrans pour lire sous les voûtes du XVIIe siècle de la salle de lecture. Il désespère de ne pas y trouver des ouvrages en anglais ou, mieux, en farsi. Cinq soirs par semaine, studieux, il se connecte sur Zoom et rejoint un cours sur mesure imaginé par une Iranienne à destination des nouveaux arrivants afghans. Par écran interposé, il croise son cousin et ami Ishaq Ali, 28 ans, étudiant dans le même groupe.
Ishaq Ali qui a, lui, été envoyé à 80 kilomètres de là, à Arbois, dans le Jura. Il y partage un appartement avec deux autres Afghans et deux Soudanais. Devant chez lui s’étend un terrain de sport. Plus loin, le massif du Jura. Photojournaliste formé à Kaboul, il est à la fois un personnage de cette série et son photographe. Il nous guide dans la petite ville. « Quand on m’a attribué ce logement, l’assistante sociale de la préfecture m’a juste dit que c’était joli
Mursal, de son côté, fréquente l’école Pierre-Claver, dans le VIIe arrondissement de Paris. Tous les soirs, quand elle en sort à 17 heures, elle parle à ses deux enfants, restés à Kaboul : à la suite de son divorce, c’est son ex-mari qui en a obtenu la garde. « Mon fils de 5 ans est étonné quand je lui dis que je vais à l’école. Quand je lui explique que, comme lui, j’utilise Duolingo, il peine à le croire. » Conquise par son professeur de langue, elle s’applique et s’amuse des particularités du français : « Ici on parle avec le nez » quand, en farsi, les sons nasaux n’existent pas. « Et chez nous, parler la bouche ouverte est considéré comme impoli. »
Je rêvais de venir à Paris pour un festival. Pas comme ceci, comme un réfugié, pas pour fuir et sauver ma vie.
Énergique et volubile, la jeune femme court, craignant de louper son train pour Cormeilles-en-Parisis ou Montigny-Beauchamp, dans le Val-d’Oise. S’égarant dans le dédale des couloirs du métro à Saint-Lazare. Hébergée dans un pavillon de la banlieue ouest par Géraldine, rencontrée via Ayyam Sureau, la fondatrice de l’école Pierre Claver, elle jongle déjà avec un emploi du temps chargé. Espère voir traduits les récits sur les femmes qu’elle publiait sous un pseudo dans un journal afghan. Mursal n’entend pas baisser les bras : elle est ici pour continuer son travail de plaidoyer, parler et faire parler des exactions dans son pays. Parfaitement anglophone, elle tisse peu à peu son réseau et refuse d’endosser le costume encombrant de réfugiée : « C’est le nouveau pays où je vais construire ma vie », dit-elle crânement. Sur son poignet, deux tatouages : le mot « passion » écrit en farsi et une citation : « Une lune s’élèvera de mes ténèbres ». Quand elle écoute Lettre d’un immigré du chanteur afghan vivant en Allemagne Shekib Mosadeq, une ode à ceux qui ont fui leur pays, son cœur se brise : « Donne-moi des nouvelles du pays, de mes parents malades, ne te plains pas d’être seul, que je suis seul. Ne me parle pas de cette histoire de départ, de la douleur de celui qui reste […]. Dis-moi que tu reviens, dis-moi que la colombe de la paix vole dans le ciel. »
« Es-tu heureux ici ? », lance Ishaq Ali à Aqeel quand ils se retrouvent à Dijon, à l’occasion de ce premier épisode. Ce dernier s’arrête, réfléchit un moment. Autant le premier se lie facilement, curieux et à son aise, autant son cousin, avec sa moustache et son bouc soigné, reste en retrait. Solitaire et souvent reclus, il trouve compagnie dans les livres. Dans un rêve récent, ce lecteur acharné a imaginé la livraison de sa bibliothèque
« Nous sommes KO. Comme des boxeurs sur un ring. On a été projetés, tels des objets, par le tourbillon d’une tornade. Je ne sais plus où j’en suis. J’ai perdu l’espoir. » À Lille, Sami baisse la tête, impassible, comme fatigué de tant d’émotion. Jamila laisse couler aussi quelques larmes. Il lui pose la main sur le bras. Ils sont jeunes mariés, leur union a été célébrée le 27 juillet dernier. Tout était prêt pour leur nouvelle vie. Frigo, lit, bouilloire, machine à laver, fer à repasser… Jamila égrène l’équipement déjà acheté. En vain. Les voilà dans ce studio dans un centre d’hébergement lillois. Sur le lino, face à leur lit, ils ont installé un morceau de moquette et deux coussins, évocation des intérieurs kaboulis, où l’on aime être assis à même le sol. Maigre consolation, le bleu des murs ressemble à celui de la chambre de Jamila dans la maison de ses parents. Dans un triste sourire, Sami souffle : « J’avais promis une lune de miel à Paris, mais pas dans de telles conditions… »
Apprendre le français occupe le quotidien, mais leur esprit est ailleurs. Comment se projeter, s’imaginer un avenir quand, sans cesse, les pensées se tournent vers ceux restés derrière ? « Je me sens mal. Mes parents sont âgés. Mon frère, employé au ministère des Affaires étrangères, se cache, change de logement tous les soirs. Je m’inquiète tout le temps. Mes élèves me contactent sur Messenger, dit Jamila qui enseignait les mathématiques dans une école privée. Ils me demandent comment faire pour continuer à étudier. Je ne sais quoi leur conseiller. » Les sœurs de Mursal sont, elles aussi, coincées à Kaboul. Comment peut-elle les protéger ? Les cauchemars habités de talibans ne la quittent pas. La mère d’Aqeel l’appelle tous les jours. Lui demande ce qu’il a cuisiné. Pour la rassurer, il lui envoie les photos de son assiette. Parfois, elle enregistre une chanson transmise par WhatsApp : « Où es-tu, mon fils ? Tu me manques. » Ishaq Ali reçoit un coup de fil. Son frère, journaliste, lui demande conseil. Comment sortir du pays ? Doit-il dépenser 120 000 afghanis (1 290 euros) pour tenter de rejoindre l’ambassade d’Allemagne à Téhéran ? Doit-il attendre un hypothétique vol affrété par l’Union européenne ? Ishaq Ali ne sait que lui dire. Comment décider à sa place ?
Jamila, Sami, Aqeel, Ishaq Ali et Mursal sont en permanence écartelés, la bifurcation de leurs destins les isole de leurs proches. Aqeel évoque à ce sujet le poème publié par Mostafa Hazara sur Facebook. Évacué en août, l’auteur y raconte un rêve : un dialogue entre lui et ses amis décédés dans des attentats à Kaboul. Les morts lui demandent des nouvelles de la vie, l’interrogent sur la France, les femmes y sont-elles plus belles ? « Ceux tués dans des attentats l’implorent de ne pas les oublier dans sa nouvelle vie. De continuer à écrire des poèmes pour son peuple. En lisant ce texte, j’ai pleuré longtemps », avoue le jeune homme. Les premières larmes qu’il versait depuis son départ.