D’Alger
Youyous, chants joyeux et klaxons : il suffirait de ne pas lire les messages brandis par la foule pour croire que l’Algérie célèbre une victoire en Coupe du Monde, ce 8 mars 2019. L’immense marée verte, blanche et rouge qui se dirige vers le centre-ville d’Alger pourrait même confirmer cette impression. Pourtant, l’équipe algérienne n’a pas gagné de compétition prestigieuse, mais les Algériens semblent avoir découvert la force d’un jeu collectif dont ils ont longtemps ignoré le poids.
En ce vendredi, des centaines de milliers de personnes sont sorties pour protester contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika qui brigue aujourd’hui un cinquième mandat. Un mandat largement contesté puisqu’il est au pouvoir depuis 1999. Les Algériens estiment que son état de santé précaire ne lui permet plus de gouverner le pays. Victime d’un AVC en 2013, Bouteflika ne s’est pas exprimé publiquement depuis 2012. Il a quitté ce dimanche l’hôpital suisse où il était hospitalisé depuis des semaines pour rejoindre l’Algérie. Autant d’incertitudes qui ont poussé les Algériens à se réunir afin de dire non à Bouteflika et au gouvernement.
Tout a commencé le 19 février, lorsqu’un simple appel à manifester contre le cinquième mandat a été lancé anonymement sur les réseaux sociaux. Un appel qui pouvait sembler irréaliste lorsque l’on sait que les rassemblements sans autorisation sont strictement interdits à Alger et ce, depuis 2001. Malgré cette interdiction sous peine de répression policière qui régnait sur la capitale, ce premier appel à manifester a été suivi par plusieurs milliers de personnes. Largement relayée sur internet, la portée de l’événement a alors augmenté, jusqu’à atteindre un million de personnes ce vendredi 8 mars.
C’est la première fois que je participe à ce type de rassemblement. Avant, nous avions peur et comme pour les matchs de foot, cela a toujours été un terrain interdit pour nous les femmes.
Coïncidant avec la journée internationale des droits des femmes, ce rassemblement a attiré une forte affluence féminine. Voilées, en hayek (tenue traditionnelle algérienne) ou en jean, des milliers de femmes scandent des slogans patriotiques et portent fièrement les couleurs du pays : « C’est la première fois que je participe à ce type de rassemblement. Avant, nous avions peur et comme pour les matchs de foot, cela a toujours été un terrain interdit pour nous les femmes », explique Saliha, mère au foyer qui est venue manifester entourée de ses deux filles étudiantes.
Dans la foule mixte, les voix féminines dominent largement. De la marée humaine dépassent plusieurs dizaines de pancartes et, sur l’une d’entre elles, on lit « Et pourquoi pas une femme présidente ? » brandie par une jeune femme. En plus de le porter à bout de bras, elle revendique le droit à l’espoir jusqu’au bout des doigts et… des paupières. En effet, à l’aide de maquillage, Celia a dessiné un drapeau algérien qui apparaît lorsqu’elle cligne des yeux.
Au milieu de la foule compacte, difficile de croiser un visage qui n’arbore pas un large sourire. Lorsque l’on a déjà assisté à une manifestation dont le but est de renverser un système politique au pouvoir, il est difficile de croire que la marche du 8 mars a le même objectif. Colère et agressivité ne sont pas immédiatement perceptibles. Mais pourtant, quand on approche une famille venue manifester contre le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, la bonne humeur générale s’effrite : « Ce n’est pas Bouteflika qui nous dérange, on ne sait même pas s’il est vivant ou mort. Nous sommes contre ce régime mafieux qui utilise un vieil homme à son insu et qui corrompt tout le système », explique Sarah, mère de famille qui manifeste avec son mari et leurs deux enfants.
Je n’ai jamais réussi à évoluer professionnellement car à chaque fois, mes supérieurs octroyaient mon poste à des personnes avec des connaissances.
Yacine, son époux, prend la parole pour expliquer sa présence à cette marche. « J’ai 44 ans et je travaille durement sur un chantier. Je n’ai jamais réussi à évoluer professionnellement car à chaque fois, mes supérieurs octroyaient mon poste à des personnes avec des connaissances », explique-t-il, cachant mal son émotion. Assise à même le sol et armée de drapeaux et pancartes, cette famille a l’air sereine et aussi festive que le reste des manifestants. « Pourtant, je suis aussi méritant que n’importe quel citoyen. J’ai assisté à la décennie noire, j’ai travaillé lors du tremblement de terre de 2003 et aux inondations de Bab El Oued. J’ai tout donné à mon pays et aujourd’hui, je veux offrir un meilleur avenir à mes enfants », reprend Yacine. Il désigne alors la foule autour de lui et continue : « Les gens se sont tus pendant des années et ont fini par exploser. Vous voyez tous ces gens ? Ils sont là grâce à Facebook qui montre ce qu’il se passe vraiment en Algérie. Nos enfants ont la chance de pouvoir s’exprimer grâce aux réseaux sociaux et le gouvernement ne peut plus rien faire », ajoute le père de famille.
Si Yacine voit le bon côté des choses de cette nouvelle liberté de parole, certains manifestants ne cachent pas leur colère contre les médias. Une campagne de boycott des chaînes publiques et privées a même été lancée le 23 février. Sur le terrain, on entend de nombreux slogans antijournalistes scandés par la foule : « Où est la presse ? Journalisme de la honte, journalistes dégagez ! » Maria, jeune femme d’une trentaine d’années, fait partie de ceux qui refusent catégoriquement de discuter avec les médias : « Ce n’est pas grâce à vous que l’on est là ici. Je préfère consulter n’importe quel contenu sur internet que les médias aujourd’hui », assène-t-elle avec une colère non dissimulée.
Sa mère, embarrassée par la véhémence de sa fille, accepte de nous parler. Du haut de ses 76 ans, elle porte un voile blanc et une rose rouge sur la poitrine. Entourée de nombreux manifestants qui chantent à tue-tête, sa voix timide a du mal à se faire entendre lorsqu’on lui demande ce qu’elle espère pour l’avenir du pays. Khadija dit qu’elle souhaite que les Algériens trouvent du travail, puissent se marier et vivre tout simplement. Des réponses toutes simples mais que l’on entendra pourtant systématiquement à chaque fois que l’on s’adresse aux manifestants.
Cependant, lorsqu’il est question de l’après-Bouteflika, les réponses se font beaucoup plus évasives : « L’essentiel, c’est que le régime parte et qu’ils ne laissent personne derrière eux. Le président, c’est nous qui allons le choisir, parmi nos jeunes. Et c’est pour ça qu’on est là aujourd’hui », explique la septuagénaire. Dans un pays qui n’a connu que Bouteflika au pouvoir ces vingt dernières années, aucune personnalité politique de l’opposition n’a su s’affirmer. Des incertitudes et un avenir flou, mais cela ne semble pas inquiéter les Algériens.
En ce 8 mars, les Algériens savourent cette nouvelle liberté de s’unir pacifiquement et en masse pour refuser un cinquième mandat de Bouteflika. Même s’ils sont incapables aujourd’hui de citer une personnalité politique qui pourrait apporter de la stabilité au pays, ils savourent le bonheur de cette union du peuple qui semblait pourtant inenvisageable il y a quelques semaines. « On a célébré notre liberté de manifester », résume, visage fatigué mais serein, Youcef, qui se dirige vers la station de métro la plus proche. On croyait être seuls mais nous avons compris que l’union fait la force et c’est déjà notre plus belle victoire… » « Pour le moment », ajoute-t-il avec un sourire.
ONE TWO THREE, TROIS INFOS D’ALGÉRIE
1/Le président Bouteflika a été rapatrié de Genève à Alger ce dimanche. Du moins c’est ce qu’annonce la présidence de la République.
2/Le ministère de l’Enseignement supérieur a décidé d’avancer les vacances des étudiants qui ont démarré dès ce dimanche, afin de vider les manifestations. Résultat : les étudiants organisent « la grève des vacances ».
Mis à jour le 11 mars 2019 à 18 h 44. Incroyable coup de théâtre : la présidence algérienne vient d’annoncer le report de l’élection présidentielle ainsi que le renoncement d’Abdelaziz Bouteflika à briguer un cinquième mandat (« Il n’en a jamais été question », dit le message officiel, à consulter sur le site Tout sur l’Algérie). Bouteflika dit avoir suivi les manifestations du 8 mars et comprendre « le message porté par les jeunes ». En revanche, il ne donne pas de nouvelle date pour l’élection. Il annonce la création d’un « gouvernement de compétences nationales ». Le Premier ministre Ahmed Ouyahia a quant à lui présenté sa démission et il est remplacé par le ministre de l’Intérieur Noureddine Bedoui.