Sophian Fanen propose une série radiophonique sur France Culture consacrée à la musique d’Amy Winehouse les 28 et 29 août de 15 heures à 17 heures, dans le cadre des Séries musicales d’été.
Ses petites jambes pendent à la fenêtre de la maison, juste au-dessus de la porte d’entrée. Osidge Lane est une rue large, il y a de la place pour ranger des arbres et des voitures sur les côtés. Certaines maisons ont un petit jardin à l’avant, d’autres se contentent d’une allée en pavés emboîtés. On fait dans le pratique dans ce coin éloigné du Nord de Londres où sont installées des familles ni riches ni pauvres, qui bossent dur et se tiennent à l’écart du centre-ville. Amy Winehouse vit là avec son grand-frère, Alex, et sa mère, Janis. Son père, Mitch, habite à quelques rues ; il n’a pas disparu quand ses parents ont divorcé et Amy le voit presque plus qu’avant. En tout cas, elle l’a pour elle quand ils sont ensemble, alors qu’avant, il n’apparaissait que tard le soir pour la réveiller et lui voler un câlin alors qu’elle était déjà couchée. Ça faisait hurler sa mère, mais Mitch arrangeait le coup en lui racontant une histoire de famille ou de gangsters. Il en a plein les poches et Amy adore ça ; il les emprunte à sa mère, Cynthia, à ses collègues chauffeurs de taxi, peut-être même à ses clients.
Amy est une petite fille juive du nord de Londres à la tignasse noire et à l’énergie inépuisable. Elle a abandonné l’idée de garder ses cheveux en ordre, alors elle les attache comme elle peut ou elle les laisse voler comme ils veulent. Sa mère ne la surnomme pas pour rien Hurricane Amy, Amy la tornade. Son second surnom, c’est Noodge, un mot yiddish qui veut dire quelque chose comme « repousser les frontières ». « Dès le début, elle était bruyante, agitée et sensible », a écrit sa mère dans le livre qu’elle lui a consacré après sa mort le 23 juillet 2011, deux mois à peine avant son 28e anniversaire, laissant seulement deux albums dont Back to Black, l’un des classiques de ce début de XXIe siècle. Amy « était une boule d’émotions, parfois adorable et parfois insupportable ». On ne choisit pas avec elle, on a les deux en même temps, tout le temps. Quand sa mère ne l’entend pas, elle s’inquiète, souvent à juste titre, et retrouve Amy qui essaye de récupérer l’un de ses poissons rouges, nommés Lennon et McCartney, qui a atterri on ne sait comment sous une armoire. À d’autres moments, Janis la cherche partout puis l’entend, les jambes pendantes à la fenêtre de sa chambre, qui chante Fly Me to the Moon, cette chanson de Frank Sinatra que son père lui met toujours sur les cassettes qu’il lui fait. Elle n’y va pas à moitié quand elle se lance, elle y croit et tous les voisins la connaissent pour ça. C’est Amy, la gamine qui chante tout le temps. Cette année-là, elle a interprété Ironic, le tube d’Alanis Morissette, à la fête de l’école et tout le monde s’est arrêté, figé. Après le petit spectacle, des parents sont venus voir Janis et Mitch pour leur dire, presque sur le ton de la révélation : « Mais votre fille, elle sait vraiment chanter. » Ça leur a fait doublement plaisir ; normalement, ils viennent se plaindre d’elle parce qu’Amy a encore mis le bazar en classe.
On est en 1995, Amy Winehouse a 12 ans. Elle a l’enfance d’une gamine de la classe moyenne bien entourée. Sa mère, Janis, écoute davantage la pop sensible de Carole King, Elton John et James Taylor que le pur jazz défendu par son père. Janis a repris ses études pour devenir pharmacienne après le départ de Mitch trois ans plus tôt. On ne l’entend pas beaucoup mais elle est là, tout le temps, toujours fiable. C’est une petite dame au grand sourire et au nez prononcé qu’elle a laissé à sa fille. Quand elle était un peu plus jeune, elle est partie tenter la vie américaine à Miami, chez une cousine. Elle a adoré la chaleur, le soleil, la mer, avoir la peau toujours un peu salée. Elle a failli y rester, mais elle a fini par rentrer. Depuis, la ville de Floride est restée son refuge, elle y retourne dès qu’elle peut et, plus tard, Amy sera heureuse d’aller à son tour y enregistrer son premier album et une partie de son second.
Mitch, son père, a vendu des fenêtres pendant des années avant de devenir chauffeur de taxi
Amy a commencé la musique comme ça, en écoutant des disques un par un pour retenir autant les paroles que la rythmique contrebasse-batterie, ou en guettant les écoutes de son frère à travers le mur pas bien épais qui sépare leurs chambres. « Je me souviens que Round Midnight de Thelonious Monk m’avait littéralement tuée, disait-elle aux Inrockuptibles en 2007, dans l’une des deux seules interviews qu’elle a données en France. J’étais fascinée par ce morceau. J’avais inventé des paroles assez dingues, des histoires de mecs et de filles qui traînaient tard dans les rues et qui faisaient des trucs vraiment bizarres. »
Quand une chanson lui plaît, Amy note le nom et les paroles dans un carnet. Elle en a plein, pas tous finis, où elle empile aussi des listes de tout et de rien. À la fin de l’école primaire, qu’elle a suivie à quelques rues de chez elle, elle a noté le nom de tous ses camarades de classe
Dans une autre liste mémorable de son enfance, Amy se décrit elle-même alors qu’elle a 11, 12 ans. Elle est, dans l’ordre : « Bruyante, maline, audacieuse, mélodramatique, sauvage, imaginative, spontanée, directe », retranscrit sa mère. Peu d’enfants ont une vision aussi précise d’eux-mêmes à cet âge-là, mais les mots intéressent Amy : elle écrit beaucoup, des petits poèmes et même des haïkus pas terribles en plus de ces listes. Elle noircit des pages, ça lui passe les nerfs quand elle vient de se fâcher une nouvelle fois avec sa mère ou qu’elle s’est fait renvoyer de l’école parce qu’elle est arrivée en mini-short. Cette liste est étonnante, mais elle n’est absolument pas un éclair isolé. Amy Winehouse a 12 ans, en 1995, quand elle trouve dans un magazine une annonce pour une école privée d’arts scéniques à Londres, la Sylvia Young Theatre School. Depuis quelques années, elle fréquente déjà un petit cours du quartier tous les samedis matin ; chez Susi Earnshaw, une figure d’Osidge. C’est sa grand-mère paternelle, Cynthia, qui a eu l’idée de l’y envoyer pour essayer de la canaliser vers ce qu’elle préfère : faire la maline en public et chanter.
Cynthia est le pilier de la vie de la jeune fille. Mitch n’est pas là, Janis n’a pas l’autorité ou pas toujours le courage de s’épuiser à raisonner sa fille, c’est donc Cynthia qui occupe la place du sage, de la personne dont Amy écoute les conseils. Celui d’aller se frotter aux planches à la Susi Earnshaw Theatre School était un premier pas important et Amy s’y épanouit. Elle met le bazar, aussi, mais elle y apprend avec envie alors qu’elle va de mauvaise note en remarques tous les jours à l’école. Là aussi, il n’y a que dans les matières artistiques qu’elle accepte de travailler vraiment. En 1994, elle participe ainsi à une adaptation de Grease, la comédie musicale devenue film culte avec John Travolta, montée par une maîtresse courageuse. On lui attribue le rôle de Rizzo parce que c’est une évidence : qui d’autres que la jeune Amy Winehouse pour jouer et chanter ce personnage ambigu de lesbienne masquée, de cheffe de bande sarcastique au look de bikeuse rockabilly qui cache évidemment le plus grand cœur de la comédie musicale comme du film ? « Plus Amy ne se sent pas en sécurité, plus elle agit de façon destructive », disait d’elle sa mère ; elle aurait pu écrire la même phrase pour décrire Rizzo. Amy est immédiatement à fond dans le rôle, elle vit Rizzo, elle devient Rizzo. Ce n’est qu’un spectacle de fin d’année, mais c’est même plus important que le furtif duo rap qu’elle a créé l’année précédente avec sa meilleure amie, Juliette Ashby. Elles s’appelaient Sweet and Sour, « les petites Salt-N-Pepa blanches et juives », a dit Amy plus tard, totalement copiées sur leurs idoles new-yorkaises qui venaient de faire taire les machos du rap avec Let’s Talk About Sex. Amy était la moitié « amère », bien sûr, quand, quelques années plus tard, elles ont enregistré quelques chansons jamais publiées chez le beau-père de Juliette Ashby.
Ma vie scolaire, et surtout mes bulletins, sont remplis de “peut mieux faire” et de “n’utilise pas tout son potentiel”. Je voudrais tant aller dans un endroit où je serais confrontée à mes limites et peut-être même au-delà.
Quand elle tombe sur l’annonce de la Sylvia Young Theatre School, Amy se décide toute seule. Elle n’a pas besoin de ses parents pour savoir ce qu’elle veut, alors elle candidate sans leur dire. Pour cela, elle doit écrire un petit texte sur elle-même, dire qui elle est et ce qu’elle vient chercher dans une école comme celle-ci, qui a formé des dizaines d’acteurs, actrices, chanteurs et chanteuses
« Toute ma vie, écrit-elle dans cette lettre surprenante, j’ai dû parler fort, au point d’entendre souvent que je devrais apprendre à me taire. La seule raison pour laquelle j’ai eu le besoin d’être si bruyante, c’était parce que je devais crier pour être entendue dans ma famille. Ma famille ? Oui, vous avez bien lu. Du côté de ma mère, tout le monde agissait normalement, [mais] dans la famille de mon père il y a toujours eu le chant, la danse et une espèce d’extravagance musicale complètement dingue. On m’a dit que j’étais dotée d’une belle voix et je suppose que mon papa est à blâmer pour ça. À la différence de mon père, de ses parents et de ses ancêtres, je veux faire quelque chose avec le talent que j’ai reçu comme une bénédiction. Mon père se contente de chanter à haute voix dans son bureau et de vendre des fenêtres. Ma mère est pharmacienne. Elle est calme, réservée. J’aimerais aussi vous dire que ma vie scolaire, et surtout mes bulletins, sont remplis de “peut mieux faire” et de “n’utilise pas tout son potentiel”. Je voudrais tant aller dans un endroit où je serais confrontée à mes limites et peut-être même au-delà. Je veux chanter à l’école sans qu’on me dise de me taire (à condition que ce soit des cours de chant). Surtout, j’ai ce rêve d’être très célèbre, de travailler sur la scène. C’est l’ambition de toute ma vie. Je veux que les gens entendent ma voix et simplement qu’ils puissent oublier leurs problèmes pendant cinq minutes. Je veux qu’on se souvienne de moi comme d’une actrice, d’une chanteuse, de mes concerts, avec des salles remplies jusqu’à Broadway. Je voudrais juste être… moi. » C’était osé, ça a marché : à l’été 1996, Amy Winehouse rentre à la Sylvia Young Theatre School, avec une bourse à la clé.