Depuis janvier, des messages réjouis apparaissent régulièrement dans des groupes Facebook et des canaux Telegram de promotion des médecines dites « naturelles ». Ils assurent qu’il est possible, à la suite de consultations en ligne, d’obtenir des ordonnances pour des traitements « alternatifs » au Covid-19 très prisés des antivax. Des posts similaires se répandent sur d’autres réseaux sociaux, comme Vkontakte, le Facebook russe, Gettr ou encore Gab. Sur deux d’entre eux, une certaine « Univers »
Cette plateforme s’appelle CoviSoins. Elle a été lancée par le réseau RéinfoCovid, dont le fondateur est Louis Fouché, médecin réanimateur et figure de la nébuleuse covido-sceptique, aujourd’hui en disponibilité de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Marseille. En février, il revendiquait 120 médecins mobilisés dans un seul but : « Tout faire pour éviter aux malades d’aller à l’hôpital déjà saturé, en organisant la meilleure réponse pour chaque patient en fonction du stade et de l’évolution de la maladie. » Les Jours sont en mesure d’affirmer que CoviSoins a une autre activité, bien moins noble : prescrire des traitements non homologués au Covid-19, comme la chloroquine, l’ivermectine, le zinc… Le problème ? D’après les nombreuses études publiées sur le sujet, ceux-ci n’ont jamais démontré leur efficacité. Au contraire : des centaines de personnes ont subi des effets secondaires sévères après avoir ingurgité certains de ces médicaments. Les prescrire est donc aussi dangereux qu’illégal.
Une autre plateforme, intitulée Soignez heureux, a été créée dans le même but par l’association genevoise Alliance humaine santé internationale (AHSI). En décembre dernier, son cofondateur, Antoine Cuttitta, expliquait aux malades du Covid la marche à suivre, dans une interview vidéo : « Dans un premier temps, allez chez votre médecin. Mais s’il vous renvoie à la baraque avec un Doliprane, venez nous voir. Nos médecins vont vous donner tout ce qu’il vous faut, tout ce qui n’est pas donné en ce moment… » Comprendre les fameux traitements alternatifs, encore eux.
Vous pensez que c’est pas dans les clous, ces organisations ? Ils se sont posé la question avant, quand même. Ils n’auraient pas lancé des centaines de médecins sans avoir envisagé les risques.
En fréquentant assidûment le forum de CoviSoins
Si aucun nom de médecin n’est bien sûr présent sur les plateformes, nous avons pu vérifier l’identité de quatre praticiens qui y consultent : ceux-ci exercent bien en France et sont membres du collectif « COVID19-Laissons les médecins prescrire ». Seule l’une d’entre eux , suspendue car non vaccinée, a bien voulu nous répondre. Elle confirme que « ce que les gens viennent chercher [sur ces plateformes, ndlr], c’est les traitements précoces au Covid, l’ivermectine, l’azithromycine. » Elle estime que prescrire ces traitements est une forme de « résistance », à la fois aux « décisions autoritaires » et « aux conflits d’intérêts ». Interrogée sur les risques qu’elle prend en consultant malgré sa suspension, elle nous a assuré avoir toute confiance en Soignez heureux et en CoviSoins : « Vous pensez que c’est pas dans les clous, ces organisations ? Enfin, ils se sont posé la question avant, quand même. Ils n’auraient pas lancé des centaines de médecins en France sans avoir envisagé les risques. » Très récemment inscrite sur les deux plateformes, cette médecin n’avait pour le moment eu que deux rendez-vous via CoviSoins au moment de l’interview. Mais elle revendique plusieurs dizaines d’ordonnances délivrées depuis sa suspension, le 15 septembre dernier.
De son côté, le Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) nous a assuré ne pas être au courant de l’existence de ces plateformes. Mais Bruno Boyer, président de la section Santé publique de l’organisme, est catégorique : les médecins prescrivant ces traitements sont dans l’illégalité : « Sur l’ivermectine, l’hydroxychloroquine, le zinc, etc., on a de nombreux avis scientifiques établis par les agences de l’État et par des sociétés savantes qui disent que ça ne marche pas. Donc le proposer, c’est mettre en danger la santé des personnes malades. C’est du charlatanisme, puisque c’est donner à quelqu’un quelque chose pour le soigner alors que ça ne soigne pas. » Selon lui, de nombreux médecins ont déjà été radiés par le passé pour des prescriptions de médicaments inappropriés. Si aucune jurisprudence n’existe à ce jour concernant les faux traitements contre le Covid-19, c’est très probablement ce qui attend les praticiens qui pourraient être pris sur le fait
Antoine Cuttitta, de Soignez heureux, semble se moquer de ces règles, lui qui appelle les médecins « retraités et suspendus » à le rejoindre, s’abritant derrière la domiciliation en Suisse d’AHSI, l’association qui chapeaute sa plateforme : « On n’est pas sous les lois françaises, donc pas sous les lois de l’Ordre des médecins. Donc vous pouvez prescrire. » Avec des médecins français qui traitent des patients français, l’affirmation est audacieuse. Qu’importe, dans une vidéo récente, il revendique aujourd’hui 50 000 patients.
Si les deux plateformes assurent que leurs soins sont gratuits, la plupart des médecins qui y exercent ne sont pas bénévoles pour autant. Plusieurs membres du forum CoviSoins racontent avoir été invités par les praticiens à leur « régler » directement des consultations par virement. Surtout, ces plateformes appellent régulièrement les utilisateurs aux dons. On a ainsi pu voir l’administratrice principale du forum CoviSoins recommander à une malade de « faire un don pour payer les médecins » et écrire ceci à une autre souhaitant « dédommager » un soignant : « Soit en direct ! Ou vous pouvez faire un don à Reinfo Liberté ou au Syndicat Santé Libre. » Dans son interview vidéo, Antoine Cuttitta explique, lui, que son association reverse aux praticiens, « en fonction du nombre de consultations effectuées », les dons qu’elle reçoit des malades. Pour convaincre les médecins, il lance même des chiffres : « On ne peut pas vous rémunérer, mais on indemnise à hauteur d’environ une quinzaine, une vingtaine d’euros par consultation. »
L’épidémie a beaucoup renforcé le pouvoir de nuisance de certaines mouvances. Les médecins aussi ont été influencés par des personnages médiatiques qui ont raconté n’importe quoi.
Comment autant de médecins ont pu déraper, vriller, au point de prescrire de faux traitements à leurs patients ? Bruno Boyer a une explication : « Ces deux années d’épidémie ont fragilisé tout le monde et ont beaucoup renforcé le pouvoir de nuisance de certaines mouvances. Les médecins aussi ont été décontenancés, déracinés et dans le même temps influencés par des personnages médiatiques qui ont raconté n’importe quoi. Des professionnels de santé se sont laissé entraîner sur de mauvais chemins. »
Ces mauvais chemins sont bien tortueux et croisent le pire du complotisme contemporain. La preuve en remontant le fil de cet épisode. Côté CoviSoins, c’est France-Soir, ex-quotidien populaire devenu site covido-sceptique, qui est le média choisi pour interroger complaisamment Louis Fouché sur la création de la plateforme. Côté Soignez heureux, c’est Alliance humaine santé internationale qui rassemble nombre de figures de la nébuleuse. En premier lieu, sa cofondatrice, Astrid Stuckelberger, elle qui multiplie les déclarations qui nient l’épidémie et apparaît dans le docu conspirationniste à succès Hold-up
Car ces réseaux sont aussi très poreux au discours de l’extrême droite : ancien militant sarkozyste, Antoine Cuttitta est ainsi désormais connu sous le nom d’Antoine « Q » Cuttita, car il est l’un des principaux relais français de la théorie antisémite et conspirationniste QAnon venue des États-Unis… et également défendue par Fabian Hirtz. Pas une surprise dans ces conditions que la promotion de Soignez heureux et de CoviSoins soit aussi passée par les réseaux sociaux Gettr et Gab, prisés de l’ultradroite en France
Cette convergence de vues entre partisans des médecines alternatives et groupes réactionnaires n’est aujourd’hui plus une incongruité. Fans de remèdes de grands-mères, opposants à Big Pharma, accros aux nouvelles spiritualités et fieffés fachos sont tombés d’accord pour refuser de prendre au sérieux l’épidémie et pour défendre une idée : chacun fait bien ce qu’il veut avec sa santé. Une idée fausse et dangereuse. Fausse parce que toute pandémie est nécessairement une question de santé publique