Il est sanguin, Patrick. Faut pas chercher cette grande gueule à voix rauque de fumeur de havanes. Il aime les coups. Sur le ring, il aurait été poids lourd. C’est à la boxe qu’il doit sa plus belle rencontre, Isabelle. Le 13 décembre 1975. Une histoire d’amour née en moins de cinq rounds. Le temps qu’il a fallu, ce soir-là à l’hippodrome de Paris, à Carlos Monzón pour expédier au tapis Gratien Tonna. Patrick et Isabelle, la tête et les jambes, le couple idéal. Des champions du monde. Toujours en forme, hein, après toutes ces années. Et ils vont en avoir besoin : à compter du 13 mai et plus d’un mois durant, les époux Balkany se produiront au tribunal correctionnel de Paris, poursuivis pour « blanchiment de fraude fiscale, corruption passive, blanchiment de corruption, prise illégale d’intérêts et déclaration incomplète ou mensongère de situation patrimoniale » (une affaire à retrouver dans notre « Magouillotron »). L’aboutissement tant attendu d’une si longue carrière.
Regardez cette séquence : nous sommes le dimanche 26 janvier 2014, une équipe de BFMTV tourne un reportage sur les municipales dans la permanence électorale de Patrick à Levallois-Perret, dans les Hauts-de-Seine. C’est le QG des Balkany. Patrick brigue un cinquième mandat. Le premier, c’était en 1983, où il avait réussi à déboulonner les communistes de Parfait Jans, le maire de l’époque. Toujours le même sourire ultrabrite sur les affiches, le bon mot pour ses fans. Sauf que les époux B. sont alors dans le collimateur des juges, qui les soupçonnent d’enrichissement illicite. Ils auraient caché leur fortune à l’étranger… L’équipe de BFMTV se lance ! Réponse évasive de madame devant un petit portrait de Nicolas Sarkozy : « Je ne sais même pas de quoi vous parlez. Nous, nous sommes concentrés sur la campagne à Levallois. »
Nan, je la garde… Je la garde parce, humfff, vous nous faites chier !
Réponse, moins polie, de monsieur : « Ça fait trente ans que j’ai la même maison… De quoi, vous… Vous tombez de l’armoire ?! Alors monsieur, j’ai fini de vous parler, maintenant vous pouvez sortir et quitter ma permanence ! » À cet instant, il fulmine, le Patrick. Il bouillonne. Il va se le faire, ce couillon de journaliste, il va se le faire. Les militants exultent : « Braaavooo ! Bravo, bravooo… » Lui : « Cassez-vous ! » Isabelle tente bien de calmer son mari, mais dans ces moments-là, Patrick ne veut rien entendre. Il explose. Il va se le faire, c’ui-là, il va se le faire. Dehors, la caméra tremble. Plus rien n’arrête le Patrick. Comme Carlos Monzón en 1975, face à Gratien Tonna… Il va s’le faire ! Et paf, il s’empare de la caméra.
Lui : « Je garde la caméra. »
L’équipe de BFMTV : « Je m’en vais, Monsieur Balkany, je m’en vais. »
Lui : « Nan, je la garde… Je la garde parce, humfff, vous nous faites chier ! »
Panique à bord. Le Patrick embarque la caméra et s’isole dans une pièce de la permanence pour retirer la bande vidéo de la caméra. Et putain, foi de Patrick, comme Carlos Monzón en 1975, il va les mettre KO, ces enfoirés de journalistes ! Patrick, c’est pas le roi de la technique. Les K7, comme Capri, c’est fini. Isabelle : « Tu arrêtes, Patrick ! Tu te calmes ! Tu te calmes… Mais quel gâchis… » Au bout de cinq minutes, Patrick lâche l’affaire. Il n’a pas réussi à récupérer la vidéo et c’est Isabelle qui rapporte piteusement la caméra à son équipe.
Elle : « Je vous présente mes excuses sur le fait que mon mari se soit énervé et… je trouve… que évidemment vous faites votre métier. Mais vous le faites d’une manière… particulière ! Avec, tout le monde peut le constater, vous savez en anglais, ça se dit un “bashing” contre Balkany ; en français, ça s’appelle un lynchage. » Tête haute. Grâce à Isabelle, l’honneur est sauf ! Le reportage a duré une minute et 58 secondes. Pas une de plus. Mieux que Carlos Monzón, vainqueur dès le cinquième round. Quelques semaines plus tard, le 29 mars 2014, Pat-le-Puncheur est réélu sans coup férir, dès le premier tour, avec 51,56 % des voix. Vainqueur par KO, pour un cinquième mandat.
Ah… 1975, le 13 décembre, une belle affiche parisienne : Carlos Monzón versus Gratien Tonna, championnat du monde de boxe, le géant argentin contre le minot de Marseille. C’est là, autour du ring, que Pat et Isa se sont croisés pour la première fois. Le coup de foudre fut instantané. Paf ! Juste avant le cinquième round. La tête d’Isabelle, les jambes de Patrick. À moins que ce ne soit l’inverse, on verra. Depuis, ils ne se sont plus quittés. Enfin, presque. Ils ont gagné tous leurs matchs. Enfin, presque. À la vie, à la mort. Enfin, presque. C’est juste qu’il y a toujours des « connards » pour freiner leur irrésistible ascension. Des connards et des incapables. Mais commençons par vous présenter la famille B.
Alors, lui, dans l’histoire, on pourrait le surnommer « Iago », le personnage du traître magnifié par Shakespeare dans Othello. Sa boussole politique n’a jamais trouvé son nord magnétique. Didier Schuller, alsacien et chasseur, énarque et porteur de valises du RPR, bidouilleur de comptes en Suisse, au Luxembourg ou ailleurs : l’homme de main idéal, sûr, efficace, discret. Drôle comme pas deux, enjôleur et cynique à la fois. Le genre de gars qu’on apprécie pour mettre de l’ambiance dans les réunions de famille. Lui aussi voulait conquérir l’Ouest, juste à côté de Levallois, à Clichy-la-Garenne.
M. Balkany, comme la presse le relate et comme semblent le confirmer les documents que je vous remets, aurait à sa disposition un palais à Marrakech, une résidence de luxe à Saint-Martin et l’usufruit du moulin de Giverny.
En fait, c’est le deux poids deux mesures dans l’affaire de l’office des HLM du 92 qui l’a vraiment énervé. Didier en était le directeur, Patrick le président. En 2005, Didier a pris un an ferme, Patrick a été relaxé. Et ça, Didier ne l’a jamais digéré. Alors, un jour, il a pris ses petits dossiers sous le bras et il est allé voir les juges. « M. Balkany a été relaxé, déclare-t-il lors de sa première audition, le 24 octobre 2013. M. Balkany, comme la presse le relate et comme semblent le confirmer les documents que je vous remets, aurait à sa disposition un palais à Marrakech, une résidence de luxe à Saint-Martin et l’usufruit du moulin de Giverny. Je suis heureux de voir que ce que je pensais être du financement politique a pu profiter à d’autres fins et sans doute personnelles. » En quelques mots, c’est réglé : Didier le bon gars est devenu Didier le traître. C’est là que les ennuis de la famille B. ont vraiment commencé.
Jean-Pierre Aubry, c’est autre chose. Lui, il pourrait se faire pendre pour Patrick. Il lui doit tout. Tout. Responsable des sports de Levallois-Perret, directeur de cabinet du maire puis directeur général de la Semarelp (Société d’économie mixte d’aménagement, de rénovation et d’équipement de Levallois-Perret). « Dans toutes ses facettes, le Groupe Semarelp est une entreprise implantée sur un territoire dont elle partage l’avenir et qu’elle contribue à façonner, en réalisant sur le long terme des projets d’aménagements et de gestion », précise son site internet. Sa gestion n’est pas des plus brillantes, selon la Cour des comptes. La liste des défaillances ferait frémir un gestionnaire orthodoxe.
L’homme lige s’est mué en homme de paille. Pour le riad de Marrakech que la justice soupçonne d’appartenir aux B., via une myriade de sociétés-écrans dans des paradis fiscaux
Jean-Pierre aurait pu continuer à « aménager » Levallois-Perret. Jusqu’à une retraite dorée. Raté. Les affaires de son boss l’ont rattrapé. L’homme lige s’est mué en homme de paille. Pour le riad de Marrakech que la justice soupçonne d’appartenir aux B., via une myriade de sociétés-écrans dans des paradis fiscaux. Si le silence est d’or, celui de Jean-Pierre est devenu, au fil des mois, éloquent. « J’assume et j’assumerai les conséquences de cette affaire », dit-il au juge d’instruction, le 10 septembre 2014. Voilà qui est posé. Jusqu’à quand ?
Arnaud, l’avocat tordu
Vous connaissez l’adage ? François Mitterrand avait deux avocats : Robert Badinter pour le droit, Roland Dumas pour le tordu. Arnaud Claude (Claude, c’est son nom, retenez-le) a un pied dans chaque catégorie. Et d’abord des compétences avérées de juriste, spécialisé dans l’immobilier et le contentieux. Dès qu’il s’agit de mètres carrés, de droit à construire ou de clause de fin de travaux, dès qu’on parle bureaux et BTP, alors là, il est imbattable. Avec sa gueule de jeune premier (et un faux air de Mike Brant), il a l’air bien sous tous rapports : un cabinet boulevard Malesherbes, dans les beaux quartiers de l’Ouest parisien, des clients prestigieux et un associé célèbre, Nicolas Sarkozy. D’ailleurs, il aura traversé toutes les périodes : des communistes des années 1980 aux opposants de droite des années 1990, en passant par les Balkany, il a toujours représenté la ville dans les affaires immobilières. Il fait merveille, Arnaud, et sa bouche est cousue d’or.
Appelez cela de l’entregent, du bagout, de la tchatche. Arnaud Claude est un artiste du contournement, un slalomeur de comptes bancaires
Lui, au moins, ne fait pas amateur, il a du genou. Appelez cela de l’entregent, du bagout, de la tchatche. Car derrière maître Claude, il y a Arnaud. Bien sûr, ce n’est pas un pro des montages fiscaux mais s’il faut donner le change à un banquier suisse ou à un notaire marocain, on l’envoie direct. En première ligne, comme un artiste du contournement, un slalomeur de comptes bancaires et un redoutable négociateur. Mais chut… N’en dites pas plus, il est retraité du barreau depuis quelques mois. Il s’est rangé des voitures, comme on dit.
Alexandre, le fils maladroit
Comment être le digne fils de son père ? Faut-il le trahir ou, tout au contraire, l’imiter en tous points dans ses vices et vertus ? Alexandre B., 38 ans, a choisi d’être à la hauteur de son géniteur : un peu menteur, mais pas très malin lorsqu’il s’agit de fournir un alibi à ses parents. On ne sait pas bien qui a eu l’idée saugrenue de faire croire qu’il pouvait être le locataire d’une villa qu’il ne fréquentait qu’une fois par an, mais où il pouvait accueillir toute sa famille… comme un bon fils.
Alexandre est vraiment un bon fils, il s’occupe du petit personnel de la villa marocaine : le majordome, deux jardiniers, deux gardiens, trois femmes de ménage et une cuisinière
Et puis, Alexandre est vraiment un bon fils : il s’occupe du petit personnel de la villa marocaine. En tout, neuf personnes : le majordome, deux jardiniers, deux gardiens, trois femmes de ménage et une cuisinière. Mais, comme a dit aux enquêteurs M. Abdelghani, le majordome : « Avec lui, on n’était pas déclarés. Il nous donne tout en liquide. » Bon, c’est vrai qu’à Marrakech le petit personnel ne coûte pas cher : de 150 à 400 euros par mois et par tête. Pourquoi se priver ?
Mohamed le Saoudien, méchant numéro 1
Dans toutes les bonnes histoires, il y a un méchant. Ici, nous en avons deux ! Le méchant numéro 1 est austro-saoudien. Enfin, surtout saoudien, puisqu’il est paré du titre de cheikh… Un sage, empreint de savoir religieux. Bon, ce cheikh n’est peut-être pas très sage, mais c’est un vrai chef qui n’hésite pas à se défausser sur ses employés (il en a 7 000 tout de même) lorsqu’il est mis en cause par la justice. Le cheikh Al-Jaber s’aime bien. Sur son site, sa notice biographique est un modèle du genre : né à Djeddah en Arabie saoudite en 1959, Mohamed Bin Issa Al-Jaber est d’abord un « self-made-man autrichien », doublé d’un « philanthrope d’origine arabe ». Sa fortune (133e dans le classement spécialisé Forbes) se compte en milliards de dollars, dans tous les secteurs : hôtellerie, tourisme, pétrole, agroalimentaire… Il navigue entre Ryad, Vienne, Paris et Londres. Il serre la main du roi d’Arabie et de la reine d’Angleterre. Ah, il a aussi un doctorat en littérature de l’université de Westminster et un doctorat en sciences de l’université de Londres ! Pas mal pour un autodidacte. Bizarrement, pas un mot sur ses relations avec la famille B., comme s’il fallait cacher ces mauvais cousins un peu honteux. Bon, avouons-le, ce méchant ne fait pas très méchant avec son double menton, ses beaux costumes bleu foncé et ses grosses lunettes d’écaille. Mais, il est quand même poursuivi pour « corruption active »…
George le Belge, méchant numéro 2
Voici le méchant numéro 2 : George Arthur Forrest, Belgo-Congolais de son état. Comme les chats ont neuf vies, Forrest a le don de toujours se sortir indemne des situations les plus délicates. À 78 ans, Georges a un flair extraordinaire pour sentir les bons coups, surtout s’il est question d’énergie : mines de cuivre, de cobalt, pétrole, éolien… De ses bureaux de Lubumbashi, au fin fond du Katanga (vous voyez, c’est en République démocratique du Congo, là, en bas, au milieu de l’Afrique), il a survécu à toutes les crises du (XXe) siècle : le maréchal Mobutu, les rebelles de Kolwezi, Kabila père, Kabila fils… Il les a tous connus et tous amadoués. Il a même réussi à convaincre les juges français de son innocence. Georges, c’est un gentil méchant et, bizarrement, lui non plus ne dit mot de ses relations avec la famille B. Il faut dire qu’il a payé à Patrick, rubis sur l’ongle, une commission sur un deal qui ne s’est jamais fait. Étrange, non ?
Renaud, le juge implacable
Ne jamais se fier au sourire du juge. Cela doit être énervant pour ceux qui entrent dans son bureau avec une convocation en bonne et due forme et la perspective de finir en prison le soir même : il a toujours le sourire au coin des lèvres, Renaud Van Ruymbeke. Il en a tellement vu défiler, dans son cabinet de juge d’instruction : des petites mains, des grandes gueules, des cerveaux, des gros bras. Un tas de canailles, qu’il aime bien finalement, car souvent ces gens-là sont des hommes et des femmes très humains, avec leurs forces, leurs faiblesses et quelques failles béantes. Il suffit de se pencher pour voir.
Le gentil juge n’aime pas qu’on se moque de lui. Et ça, Pat-le-Puncheur ne l’avait pas bien compris au départ
Attention, ne pas se fier au sourire du juge. Ceux qui ont cru pouvoir l’abuser l’ont regretté, car le gentil juge n’aime pas qu’on se moque de lui. Et ça, Pat-le-Puncheur ne l’avait pas bien compris au départ. Question psychologie, les deux hommes ne sont pas cortiqués de la même façon. Mais soyons honnête, il y avait peu de chances pour qu’ils partent en vacances ensemble sur le même yacht… Car un fantôme s’est glissé entre eux, invisible et pourtant si présent.
Nicolas, le fantôme
C’est le spectre de ce dossier, un certain Nicolas Sarkozy de Nagy-Bocsa. Entre Patrick et Nicolas, c’est une amitié indéfectible, débutée en 1977. Deux fils d’immigrés hongrois, hussards du RPR dans le sillage du grognard Pasqua. Un grand, un petit. Un flambeur et un fonceur. Tout deux fascinés par l’argent et le bling-bling. Une amitié, une vraie. Même lorsque tintinnabulent les casseroles de Patrick.
Entre Nicolas et Renaud, la haine remonte à l’affaire Clearstream. Elle s’est cristallisée avec une autre enquête menée par le juge : le dossier Karachi et le financement de la campagne de Balladur
Entre Nicolas et Renaud, c’est tout le contraire. S’il y a un juge que Nicolas déteste, c’est bien lui. La haine remonte à l’affaire Clearstream, dans les années 2000. Une histoire de faux listings et de vraie manipulation, où le patronyme du fantôme se voyait accolé à des comptes bancaires à l’étranger. Nicolas s’est posé en victime… du juge, qui, pourtant, a mis au jour la supercherie. La détestation s’est cristallisée avec une autre enquête menée par le juge : le dossier Karachi ou les soupçons de financement occulte de la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995 (un dossier également présent dans notre « Magouillotron »).
Tout avait pourtant si bien commencé… avec ce KO au cinquième round. Mais bon, on s’égare, assez de sentiments. Passons aux choses sérieuses, parce que la boxe, Carlos Monzón, les biftons et les villas, c’est bien gentil, mais c’est de la roupie de sansonnet par rapport au (vrai) début de l’histoire ! Et pour cela, il faut remonter aux origines, en cette belle année 1965…