Comment expliquer le phénomène Bernard Tapie à un jeune qui s’éveille en politique avec Emmanuel Macron ? Qu’à une époque, en France, il pouvait y avoir des personnalités qui disaient ce qui leur passait par la tête sans subir le filtre de leur conseiller en communication ? Que des ministres pouvaient être autre chose que des insipides et simples faire-valoir du Président ? Qu’un magouilleur déclaré pouvait être populaire et faire office d’avenir pour la gauche ? Pendant dix ans, de fin 1987, date à laquelle il convainc François Mitterrand de l’investir lors des futures élections législatives, jusqu’à la déchéance de ses mandats de député français et européen pour cause de condamnation judiciaire (intervenue en 1996 et 1997), Bernard Tapie, décédé ce dimanche 3 octobre des suites d’un double cancer de l’œsophage et de l’estomac, a été un personnage omniprésent et inclassable. Il a été élu trois fois député (français et européen), nommé deux fois ministre (de la Ville), a beaucoup parlé
Ce qui faisait sa force, c’était son « punch », son naturel et son « parler vrai ». Il était aussi à l’aise à l’antenne que dans le privé pour dire « sa » vérité, souvent assez éloignée de la réalité, il faut le reconnaître. Trop jeune pour suivre autrement qu’à la télévision ses aventures en politique, j’ai découvert l’homme quand il était soi-disant fini, au début des années 2000, alors que j’enquêtais sur les turpitudes du Crédit lyonnais. Je me rappelle notre premier rendez-vous. Pas de ce qui s’est dit, mais de ce que j’ai ressenti. Je n’ai pas eu l’impression de rencontrer quelqu’un, mais de traverser l’écran de la télévision. Bernard Tapie m’a tout de suite parlé avec un ton familier et simple, comme s’il m’avait toujours connu ou comme s’il poursuivait une conversation engagée avec quelqu’un d’autre. J’ai aussi le souvenir de quelqu’un de beaucoup plus fin que sa caricature d’escroc de bas étage qui circulait alors, à la capacité d’analyse de loin supérieure à des dirigeants de banque ou des hauts fonctionnaires que je fréquentais. À l’époque, le Crédit lyonnais était accusé par la justice américaine d’avoir mis au point des montages juridiques pour cacher une opération illégale outre-Atlantique. C’était l’affaire Executive Life. L’establishment politique et financier ne prenait pas cette menace au sérieux. Bernard Tapie, qui essayait de servir de cette affaire pour peser dans son conflit avec le Crédit lyonnais, tenait un discours plus alarmiste, et in fine réaliste. « Je ne sais pas si on se rend compte du risque pris !, m’avait-il assuré après un voyage outre-Atlantique. Le procureur américain est convaincu qu’il y a eu faute de la part du Lyonnais. Dans l’histoire, l’État français pourrait payer des milliards de dollars. » Quelques années après, en 2005, l’État français finira par payer 700 millions de dollars afin d’éviter un procès au cours duquel la menace d’amende se chiffrait effectivement en milliards.
Ses succès en politique s’expliquent par cette capacité à bien juger les situations et les hommes, alliée à une absence totale de conviction. Homme d’affaires incarnant le libéralisme pur et dur, il est dans les années 1980 très proche du Parti républicain (PR), une composante de l’UDF marquée bien à droite. Mais quand il veut devenir député, il mise sur le favori et se tourne vers la gauche. Il négocie alors directement avec François Mitterrand plutôt qu’avec le Parti socialiste, saisissant rapidement que le président de la République aime être entouré de personnalités sulfureuses et n’a rien contre les hommes venant de la droite (puisque lui-même a eu ce parcours-là !). Autre exemple de ce double discours : jusqu’au début des années 1980, il a, selon un de ses biographes, l’habitude de faire des déclarations anti-immigrés. Mais à partir de 1989, voyant que personne à gauche n’ose débattre avec Jean-Marie Le Pen, il se déclare adversaire numéro un du Front national, traite ses électeurs de « salauds » et menace de casser la gueule de son leader.
Mitterrandiste mais rejeté par le PS, Bernard Tapie se construit alors un avenir politique au centre gauche. En 1993, il adhère au Mouvement radical de gauche, un parti satellite du PS qui fait toujours des petits scores et espère bénéficier de l’aura de l’homme d’affaires pour redécoller. Le pari est gagnant. En 1994, aux élections européennes, Tapie mène une liste qui fait 12 %. À l’occasion, l’intéressé affiche son soutien à une Europe fédérale dans un scrutin marqué par l’apparition de listes anti-européennes (dont une menée par Philippe de Villiers). Plus tard, ses propres intérêts convaincront Tapie de repasser à droite. En 2007 et 2012, il avait ainsi appelé à voter Nicolas Sarkozy, parce que le Président l’avait aidé dans son procès contre le Crédit lyonnais.
Pour Bernard Tapie, la politique, c’était comme les affaires : une histoire d’hommes, de réseaux et de renvois d’ascenseur qui, à la fin, doit lui profiter. Et comme l’homme faisait peur, il obtenait de ses affidés des choses incroyables. Exemple, en 1983, il a ainsi repris Look, une entreprise de fixation de ski en faillite qui se trouvait dans la circonscription de Pierre Bérégovoy, dans la Nièvre. Ensuite, le futur Premier ministre n’a rien pu lui refuser. En 1992, il le nomme ministre de la Ville sans voir qu’il y a contradiction avec son ambition de se présenter en « Monsieur propre » de la politique. Puis, après une démission de Bernard Tapie due à une mise en examen dans une affaire, Pierre Bérégovoy le fait de nouveau entrer dans son gouvernement une fois cette mise en examen annulée. Mais sans voir que cette deuxième nomination va définitivement identifier le PS avec les affaires. Et ternir définitivement son image. Autre politique à se lier pour le pire avec Bernard Tapie, Jacques Mellick, dans le Pas-de-Calais. Le député-maire de Béthune se sentait en dette auprès de celui qui avait racheté Testut, dont la principale usine se trouvait dans sa ville. Et il n’a pas pu dire non quand l’homme d’affaires, embarqué dans l’affaire OM-VA, lui a demandé de mentir à la justice pour lui servir d’alibi. Cela s’est terminé par une condamnation pour « faux témoignage » et un an de prison avec sursis.
Il ne peut pas l’avoir violée : il ne bande plus depuis dix ans ! Avec Johnny, on suce pas, on chique !
Le sort de ses ennemis était encore moins enviable : Bernard Tapie cherchait à les « tuer ». Parfois avec succès. Michel Rocard, qui n’avait pas voulu de lui comme ministre en 1988
La carrière politique de Bernard Tapie doit enfin beaucoup à son style : un mélange de vulgarité et de beaufitude qui faisait mouche parmi un électorat populaire venant de gauche, principalement jeune et masculin, qui n’en pouvait plus du langage technocratique des énarques socialistes. Sur ce point, il n’y a pas beaucoup à rajouter à sa caricature de « Nanard » par Les Guignols. Sa marionnette se disait « sévèrement burnée » (mais avec « une seule burne », l’autre étant « hypothéquée au Crédit lyonnais »), l’homme enchaînait les saillies en dessous de la ceinture, pour faire rire aux dépens des autres. Et cela marchait. Un exemple inédit retrouvé dans mes carnets de note ? Lors d’un rendez-vous avec lui, datant de 2004, la conversation tourne autour de Johnny Hallyday et d’une accusation de viol portée par une hôtesse (affaire qui se terminera par un non-lieu). Commentaire de Tapie : « Il ne peut pas l’avoir violée : il ne bande plus depuis dix ans ! Avec Johnny, on suce pas, on chique ! »
Ce spectacle aurait pu durer encore longtemps si le Crédit lyonnais et la justice ne s’étaient pas mis en travers de sa route. Une partie du monde politique était bien dégoutée par le personnage (au PS, Lionel Jospin ou François Hollande ne se privaient pas de critiquer publiquement le personnage), mais beaucoup ne voyaient pas le problème de faire campagne avec un délinquant et fraudeur fiscal. Et, signe que l’éthique est une question vraiment accessoire en France, personne n’a jamais eu à pâtir de cette proximité. Que ce soit Jean-Louis Bianco, ancien président de l’Observatoire de la laïcité (élu en 1992 conseiller régional en Provence-Alpes-Côte-d’Azur sur une liste menée par Bernard Tapie), ou ses colistiers de la campagne européenne de 1994 : l’ex-ministre de la Justice Christiane Taubira, le candidat écologiste à la présidentielle de 2002 Noël Mamère ou la militante féministe Antoinette Fouque (décédée en 2014).
Le destin électoral de Bernard Tapie s’est en fait terminé à la fin 1994, comme une illustration parfaite de sa vision cynique de la politique. Pour éviter d’être déclaré en faillite comme le demandait le Crédit lyonnais, l’homme d’affaires a négocié avec la droite, alors au gouvernement, la mansuétude de la justice commerciale en échange de sa prochaine candidature à l’élection présidentielle. L’objectif était alors de torpiller la campagne attendue du socialiste Jacques Delors, le favori des sondages. Signe de cet accord, en novembre 1994, le tribunal de commerce de Paris prononce un jugement donnant raison à l’homme d’affaires contre sa banque. Mais Delors renonce à se présenter le 11 décembre 1994 et Tapie devient alors inutile pour la droite. Quelques jours plus tard, le tribunal de commerce de Paris prononce la liquidation de ses sociétés, ce qui entraîne son inéligibilité. Celle-ci sera prononcée en 1996 après confirmation du jugement par la Cour de cassation.
En 2015, on a bien entendu l’intéressé annoncer son « retour en politique ». Dans une interview, il avait ainsi détaillé son « plan Tapie 2016 » pour faire face au chômage des jeunes et contrer le Front national. Il était même prévu la remise d’un rapport détaillant son plan aux « chefs de groupes de l’Assemblée national, du Sénat, et aux ministères concernés ». Mais là, tout le monde avait compris qu’il s’agissait d’une farce.