Le décor semble tout droit sorti d’une scène de The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson. Mais c’est à un petit millier de kilomètres, de l’autre côté de l’Autriche, que le Dolder Grand Hotel exhibe ses tourelles pointues, au-dessus du lac de Zurich, avec vue imprenable sur les montagnes et les toits
Des salons des grands hôtels à ceux de l’Élysée, le chemin n’est pas toujours long. Les PDG du « Dolder » y ont dîné, le 9 juillet 2018, à l’invitation d’Emmanuel Macron. Le lendemain, à l’issue du Conseil stratégique des industries de santé, le Premier ministre, Édouard Philippe, annonçait des mesures tout à leur avantage : une croissance minimum garantie des dépenses de médicaments (+0,5 % sur trois ans), la simplification des procédures administratives pour mener des essais cliniques, et des liens resserrés entre la recherche médicale publique et les industriels. Un rêve de patron exaucé par Matignon. Ces égards ne doivent rien au hasard. Les activités des « Big Pharma » représentent 5,5 % du PIB français et génèrent 100 000 emplois à l’échelle du pays. Sur le marché mondial, elles réalisent plus de 1 000 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an, la moitié de l’industrie automobile. De quoi justifier, sans doute, que les politiques soient aux petits soins.

Les laboratoires sont en position de force et même très dominante. Un exemple récent a battu un record au goût amer. En mai dernier, le laboratoire Novartis a fixé le prix d’un nouveau médicament, le Zolgensma : 2,15 millions de dollars pour ce produit qui s’administre en une seule prise, afin de soigner une maladie neuromusculaire grave, l’amyotrophie spinale infantile. C’est, à ce jour, le médicament le plus cher jamais mis en vente aux États-Unis
En acceptant de rembourser des innovations à des prix exorbitants, les États donnent aux industriels les moyens de maîtriser toute la chaîne du médicament. De la recherche à la prescription, ils sont omniprésents et financent tout. On peut, sans exagérer, parler d’hégémonie.
L’affaire n’est pas complètement à fonds perdus pour le Généthon et le CNRS, qui toucheront des royalties sur les brevets déposés et un pourcentage sur les ventes. Mais elle illustre les profits considérables engrangés par l’industrie pharmaceutique et qui fondent sa puissance. Les prix des médicaments suivent très peu les montants des investissements réalisés en recherche ou en développement. Ils sont surtout fonction de ce que le marché est prêt à payer. « En acceptant de rembourser des innovations à des prix exorbitants, les États donnent aux industriels les moyens de maîtriser toute la chaîne du médicament. De la recherche à la prescription, ils sont omniprésents et financent tout. On peut, sans exagérer, parler d’hégémonie », explique aux Jours Boris Hauray, sociologue et chargé de recherche à l’Inserm.

Vendre des médicaments est plus lucratif qu’écouler des montres ou des sacs à main. L’industrie pharmaceutique génère des marges très importantes (environ 20 %) et des profits plus élevés que l’industrie pétrolière ou les grandes marques de luxe. Elle distribue des dividendes records à ses actionnaires, multipliés par douze en vingt ans. L’arrivée des génériques n’a pas entamé ces performances. Ils ont pourtant sonné le glas des « blockbusters », ces médicaments ultrarentables, véritables machines à cash prescrites à un très grand nombre de patients. Mais les labos serrent les boulons et licencient à tour de bras. Au sein du groupe Sanofi, le plus gros laboratoire français, un tiers des postes ont été supprimés ou externalisés depuis 2012, selon le syndicat CFE-CGC. Pendant ce temps, les dirigeants des « Big Pharma » sont parmi les mieux payés de la planète, jusqu’à 26 millions de dollars par an en 2018, d’après une recension de Business Insider.
Ces logiques financières relèguent les patients au second plan. Elles sont dénoncées à chaque nouveau scandale sanitaire : Dépakine, Essure, Androcur, Gardasil ou encore Levothyrox, que nous avons beaucoup documenté sur Les Jours. Et nourrissent la défiance des malades et de l’opinion en général, dont on peut lire l’expression récente jusque dans le rejet des vaccins. Sempiternel remède face à la crise, la com a été appelée à la rescousse. En septembre 2017, en pleine crise du Levothyrox, le LEEM, lobby français des industriels du médicament, a lancé une campagne d’1,3 million d’euros pour tenter de redorer le blason des industriels, avec un slogan ambigu : « La maladie ne dort jamais, nous non plus. » Mais au service de qui : des profits ou des patients ? Son dernier cheval de bataille en date est d’ailleurs beaucoup plus mercantile : le LEEM se plaint (une nouvelle fois) d’une fiscalité trop lourde en France par rapport à ses voisins européens, opportunément juste avant le début du débat parlementaire sur le projet de loi de finances 2020.

Le scandale du Mediator, révélé en 2009 par la pneumologue Irène Frachon, a fortement contribué à creuser le fossé entre patients et laboratoires. Cet antidiabétique prescrit pendant plus de trente ans comme coupe-faim serait responsable d’au moins 500 morts en France, certains décomptes allant jusqu’à plus de 2 000 décès, auxquels s’ajoutent des milliers de malades handicapés. Le procès au pénal qui s’ouvre lundi 23 septembre est le plus important depuis l’affaire du sang contaminé au début des années 1990 : quatorze prévenus (médecins, experts, politiques…) et onze personnes morales (Servier et ses filiales) sur les bancs des accusés, 4 000 parties civiles, 400 avocats, six mois d’audience… Il auscultera le système d’influence tissé par Servier auprès des médecins, des experts de l’Agence du médicament et du monde politique. Il y a dix ans, l’affaire avait jeté une lumière crue et dramatique sur la problématique des conflits d’intérêts, autre facette de l’influence des « Big Pharma », et l’avait installée dans le débat public. « Ce sont bien les liens incestueux entre Servier et les médecins hospitalo-universitaires qui ont fait que le Mediator a pu être commercialisé aussi longtemps, malgré des alertes sur sa dangerosité dès les années 1990. L’Agence du médicament, à l’époque, était totalement sous la coupe de Servier. Les conflits d’intérêts étaient la norme », se souvient Irène Frachon, interrogée par Les Jours.
Une décennie plus tard, le système n’a pas beaucoup changé. Le fonctionnement de l’Agence du médicament est un peu plus vertueux mais le contrôle des collaborations entre labos et experts reste insuffisant.
Le ministre de la Santé d’alors, Xavier Bertrand, avait dans la foulée fait voter une loi visant à imposer une plus grande transparence sur ces liens d’intérêts que certains cumulent avec de nombreux labos tout au long de leur carrière. « Une décennie plus tard, le système n’a pas beaucoup changé. Le fonctionnement de l’Agence du médicament est un peu plus vertueux mais le contrôle des collaborations entre labos et experts reste insuffisant », estime Irène Frachon. Marisol Touraine, ex-ministre socialiste qui a succédé à Xavier Bertrand avenue Duquesne, considère que la loi et son décret d’application, dont elle avait piloté la rédaction, « placent la France dans les standards européens ». « Mais il faut sans cesse améliorer la transparence. La disparition totale des liens entre industriels et médecins n’est sans doute pas possible, ni même peut-être souhaitable. Mais il faudrait définir un seuil au-delà duquel l’intensité des liens n’est plus acceptable. En particulier pour les experts de l’Agence du médicament, chargée d’assurer la sécurité des médicaments », poursuit-elle.

Une condamnation exemplaire de Servier constituerait sans doute un autre tournant, une décennie après les premières révélations, ainsi qu’un signal fort aux laboratoires oublieux des patients et privilégiant leurs impératifs commerciaux. Face à la puissance des « Big Pharma », la justice peine jusqu’ici à apporter une réparation aux victimes. « Dans sa procédure et dans le fond, notre droit est favorable aux puissants et aux industriels », estime l’avocat Charles Joseph-Oudin, spécialisé dans la défense des victimes de crises sanitaires. « La justice ne sait pas communiquer avec les malades dans les affaires de santé, elle n’est pas attractive. Il y a donc peu de contentieux et comme le droit est peu répréhensif, les industriels ne sont pas incités à faire attention. D’autant que les procédures sont longues… », analyse-t-il auprès des Jours. L’horizon lointain des ennuis judiciaires ne les effraie pas et leur défense est assurée par de grands cabinets d’avocats spécialisés, avec débauche de moyens. La responsabilité de Servier a toutefois été reconnue par la justice civile dans le cas de Mediator. Plus de 3 600 plaignants ont obtenu à ce jour 160 millions d’euros d’indemnités au total via l’Oniam (Office national d’indemnisation des accidents médicaux). Charles Joseph-Oudin plaide pour que l’organisme devienne une juridiction de droit commun dédiée à l’indemnisation des préjudices corporels : « Ce serait très utile dans le dossier de la Dépakine, dans lequel Sanofi refuse de payer. Et de façon générale pour rétablir un peu le rapport de force, très favorable aux laboratoires. »
Avec le temps et la longueur des procédures, c’est aussi l’émotion des victimes qui tend à s’estomper. L’enceinte solennelle du nouveau palais de justice de Paris devrait l’accueillir à nouveau. Une réparation très insuffisante mais nécessaire. Les Jours y seront et enquêteront sur cette industrie du médicament dont les dérives trouvent si peu de résistances. Malades ou non, notre santé en dépend.