De Londres
Semaine horribilis. Comme si les bisbilles entre ses petits-fils et les révélations sur les frasques de son rejeton Andrew avec le sulfureux Jeffrey Epstein ne suffisaient pas, Elizabeth doit désormais se coltiner des membres du gouvernement Johnson au sein même de sa résidence d’été de Balmoral, au cœur de l’Écosse, là où d’habitude le niveau de stress atteint son pic lorsqu’on peine à choisir sa cinquième tenue de la journée. Et voilà que ce mercredi 28 août au matin, sa majesté reçoit un coup de fil de son Premier ministre pour l’avertir d’une visite impromptue. Les ministres arrivent bientôt, ils ont pris le vol Flybe de 9 h 45 au départ de Heathrow, destination Aberdeen. Avant midi et demi, ils sont là. En tête, en sa qualité de lord président du Conseil privé de la reine
Cette année, la souveraine a déjà dû patienter à Londres une bonne partie de juillet pour accueillir à Buckingham Boris Johnson, ce nouveau chef du gouvernement aux manières cavalières et aux mœurs légères. Puis, her majesty a été forcée de gérer le cas Andrew, ou du moins de faire ce qu’il fallait pour l’ignorer publiquement. Enfin, ce mercredi, elle se retrouve à ouvrir la porte de sa résidence d’été aux trois ministres de Johnson venus en procession demander une « prorogation » du Parlement
Comment a-t-on bien pu en arriver là ? En organisant l’improbable référendum sur la sortie de l’Union européenne en juin 2016, le Premier ministre d’alors, le conservateur David Cameron, voulait asseoir son autorité. Il surfait sur l’esprit frondeur des Britanniques, qui ne veulent jamais vraiment être en dehors de l’UE, ni jamais vraiment dedans non plus. Les deux camps prennent leurs marques. Surgissent les organisateurs de la campagne du « Remain »
Voilà donc où on en est, songe Elizabeth ce mercredi en sirotant sa tasse de thé. Tandis que le numéro un de l’opposition, le travailliste quasi marxiste Jeremy Corbyn demandait une entrevue. Tout comme, dans la foulée, une flopée d’élus hérissés par la décision de Johnson. Trop tard. Sa majesté avait déjà dit oui à la suspension du Parlement. Pouvait-il vraiment en être autrement ? La reine doit suivre l’avis de son gouvernement, fût-il composé de sales gosses.
Cette crise inédite déclenchée cette semaine par Boris Johnson, ce compte à rebours jusqu’au 31 octobre où tout peut arriver, Les Jours ont décidé de les raconter aux côtés de Britanniques qui vont devenir les personnages de cette obsession, Anarchy in the UK.
Quand nous rencontrons Wendy Nowak, cette retraitée britannique à demi polonaise grignote un gâteau à la stevia dans son appartement londonien du quartier de Bermondsey. Comme à son habitude, elle écume les réseaux sociaux à la recherche d’informations sur la sortie de l’Union européenne. Le Brexit est sa bataille depuis l’annonce du résultat du référendum et plus encore depuis qu’elle a découvert qu’une sortie brutale de l’Union européenne, sans accord de divorce, pourrait l’empêcher d’accéder à ses indispensables médicaments antidiabète. Au Royaume-Uni, l’insuline est en grande majorité importée et un Brexit sans accord pourrait voir des contrôles douaniers et sanitaires retarder les livraisons. Un post Facebook a alerté la militante aux allures de lutin, au mètre cinquante rebondissant : la prorogation du Parlement est officielle, elle met un terme à la session en cours depuis juin 2017 et met les députés en congés d’office.
Notre pays dérive vers la dictature. Le Premier ministre veut faire taire le Parlement, l’institution la plus importante, pour passer en force alors qu’il est minoritaire.
Wendy est en colère. « Pas en colère, corrige-t-elle : incandescente. C’est ma survie qui est en jeu. » Elle enfile son T-shirt jaune du parti libéral-démocrate. Côté face, « Stop Brexit » en majuscules noires. Côté pile, sous le drapeau européen en forme de cape, le slogan moins politiquement correct : « Bollocks to Brexit » (traduisez « Brexit mon cul »
De fait, Boris Johnson ne dispose à la Chambre des communes que d’une petite voix d’avance, et quarante de ses « amis » conservateurs menacent de voter contre lui s’il veut filer à l’anglaise et quitter sans accord le giron européen. Ça par exemple… De là à soupçonner que la suspension du Parlement soit une manœuvre du très malin chef du gouvernement pour museler l’opposition et faire le Brexit à sa sauce… Évidemment, le blond Premier ministre s’en défend : il compte simplement passer au chapitre suivant, offrir une nouvelle impulsion politique à son pays, la prorogation serait en l’espèce une procédure habituelle… Alors, certes, elle intervient classiquement avant la présentation du programme du gouvernement par la reine, mais, d’ordinaire, elle n’excède pas une semaine
Pour se calmer, Wendy, comme des milliers d’autres Britanniques, a défilé ce mercredi soir près du Parlement. Aux cris du slogan « Stop the coup », « arrêtez le coup d’État ». À Londres, il y a beaucoup de fervents proeuropéens comme elle. Mais aussi quelques partisans du Brexit : « Ils voient bien que quelque chose ne va pas, ils se réveillent », espère Wendy.
Quand il apprend la nouvelle de la suspension, Lance Forman, lui, est bien réveillé malgré le décalage horaire. Le chef d’entreprise que Les Jours vont suivre revient de New York, où une de ses filles part étudier quelque temps. C’est sur la route de l’aéroport qu’un tweet annonçant la prorogation a attiré son attention. « C’est un choix raisonnable et sensé d’interrompre la session parlementaire », juge le PDG de H. Forman & Son, business familial de saumon fumé dont il incarne la quatrième génération. Pas de quoi faire les gros titres, estime même le souriant héritier. C’est que Lance Forman est un fervent partisan du Brexit : élu en juin dernier, il est même l’un des 29 députés européens du Brexit Party, créé en janvier 2019 par des anciens de Ukip, le parti de Nigel Farage.
La plupart des patrons veulent que la sortie de l’UE se fasse enfin. Le pire pour les affaires, c’est l’incertitude.
Lance Forman ironise : les députés « reviennent de six semaines de vacances. Pourquoi avoir pris autant de congés s’ils voulaient plus de temps pour en discuter ? » Blague à part, les affaires sont les affaires. Et le businessman ne croit pas qu’une rupture brutale avec l’Union européenne fasse couler son commerce centenaire. « L’Union européenne, pour nous, ce sont surtout beaucoup de coûts ! », balance Lance Forman. Dans son milieu, même les entrepreneurs les plus rétifs au Brexit seraient prêts à avaler la pilule du départ plutôt que patienter encore. « La plupart des patrons veulent que la sortie de l’UE se fasse enfin. Le pire pour les affaires, c’est l’incertitude. Donc il faut avancer, quitte à sortir sans accord le 31 octobre prochain. »
Si Lance Forman appartient au Brexit Party, la nouvelle créature de Farage, il a toute confiance en Boris Johnson. Sur les murs de sa boîte, alors qu’en contrebas des employés en blouse et charlotte s’activent sur la chaîne, une photo le montre tiré à quatre épingles au côté de l’ex-maire de Londres pendant la campagne du « Leave ». À l’accueil de H. Forman & Son, le livre publié par Lance Forman trône sur un bureau. L’ouvrage revendique, en couverture, sa préface signée par le Premier ministre. « Boris est déterminé à faire le Brexit, veut croire Lance Forman. La question, c’est comment. » Puis, pensif : « J’espère que fin octobre ma carrière de député européen sera terminée, et que je pourrai revenir à 100 % à mon vrai travail. »
En attendant, dans le quartier du pouvoir, Westminster, la colère gronde. La riposte à la méthode Johnson s’organise. Des tentatives de contrer judiciairement la prorogation sont en cours
À partir de quoi tout est parti en cacahuète pour Boris Johnson, la journée se terminant par le vote d’une motion de l’opposition pour prendre le contrôle de l’ordre du jour de la Chambre et faire voter une loi ce mercredi afin d’empêcher une sortie sans accord. Motion votée avec l’aide de 21 députés conservateurs rebelles. Quelques minutes plus tard, Boris Johnson a confirmé une rumeur qui circulait depuis quelques jours : si cette loi anti-« no deal » était votée, il proposera immédiatement une dissolution du Parlement pour des élections générales à la mi-octobre. Misant sur son avance dans les sondages.Mis à jour le 5 septembre 2019 à 15 heures. Et trois baffes de plus dans la face de Boris Johnson. Ce mercredi, à la Chambre des communes, le Premier ministre britannique a essuyé deux nouveaux revers cuisants. D’abord en fin d’après-midi, l’opposition, alliée aux députés conservateurs rebelles, est parvenue à faire voter un texte de loi empêchant un Brexit sans accord au 31 octobre. Obligeant Boris Johnson à aller demander à l’Union européenne un report au 31 janvier 2020, lui, le chantre du Brexit dur au 31 octobre. Mais Boris Johnson avait prévenu, si ce texte passait, on allait voir ce qu’on allait voir, il convoquerait immédiatement des élections générales pour le 15 octobre. Seulement, ça passe obligatoirement par une dissolution du Parlement, et c’est sur ça que Boris Johnson a été mis K.-O. ce mercredi soir, puisqu’il n’a pas obtenu – loin s’en faut – les deux tiers des voix nécessaires à la Chambre des communes. Voilà donc Boris Johnson sans majorité (perdue ce mardi), avec un Parlement hostile, et virant un à un les députés rebelles du parti conservateur, dont le petit-fils de Winston Churchill… On vous rajoute une louche de combat fratricide ? Jo Johnson, le frère du Premier ministre et ministre des Universités, a annoncé ce jeudi sa démission en raison d’une « tension insoluble » entre « loyauté familiale et intérêt national ». Il a voté contre le Brexit en 2016 et est opposé à une sortie sans accord. Soit l’exact contraire de son frère.