Sur la route nationale 4
C’est une route connue par tous les Champenois et les Lorrains de la Meuse, de la Meurthe-et-Moselle ou des Vosges, partis un jour pour « monter à Paris ». Et qui reviennent au pays, en repensant aux raisons de leur départ et à ceux qu’ils ont laissés derrière eux. Passé la Francilienne, la Seine-et-Marne, Beton-Bazoches et Sézanne, on arrive en rase campagne. Le long de la nationale 4 s’étend alors un Dakota français parsemé de lignes électriques qui courent jusqu’à Saint-Dizier. Une nationale du vide où tous les bras sont partis. Un territoire démembré et remembré maintes et maintes fois. La patrie du Roundup et des Massey-Ferguson. C’est ici que démarre la nouvelle enquête des Jours, sur la future terre d’accueil de la totalité des déchets nucléaires français, de la plaine de Champagne jusqu’au plateau lorrain, en passant par le futur site d’enfouissement de Bure.
Quand on demande à Jean-Pierre, un habitant d’Esternay, de parler de la RN 4, il n’a pas grand-chose à en dire : « Il y a beaucoup de camions, beaucoup de tracteurs l’été, et puis des coopératives agricoles. Blé, maïs, colza, betterave… Les exploitations comptent très peu d’hommes et beaucoup de machines, un commis pour deux fermes, voire trois », témoigne-t-il, quelque peu désabusé. La nationale 4 n’a pas les attraits de sa consœur, la nationale 7, route des vacances et de la gastronomie. Mais c’est ici que ce jardinier a choisi de s’installer, loin de l’agitation des villes, en achetant une maison à côté d’un silo : « La coopérative agricole s’est agrandie très vite. Je me bats contre les nuisances, les engrais qui coulent dans la fosse, les eaux usées qui étaient vidées dans la nature et les routes abîmées par les tracteurs, qui roulent à 55 km avec des bennes de 35 tonnes. C’est un combat permanent ! » Impossible par exemple de contrarier les notables en mettant un simple ralentisseur pour garantir la sécurité des enfants : « “Les tracteurs vont perdre du blé !”, m’a dit un jour monsieur le maire, un ancien agriculteur d’Esternay », affirme Jean-Pierre. Le peu d’hommes et donc de citoyens renforce l’emprise des lobbies. « Le territoire se développe pour certaines personnes, mais pas pour nous. Ici, c’est l’argent qui domine. Tout se concentre entre très peu de personnes qui possèdent beaucoup d’hectares. »
Des champs ouverts à tous vents et à la mécanique industrielle, où les silos sont des cathédrales de béton qui affichent sur leur fronton les noms des grands groupes de l’agro-alimentaire, Vivescia et Tereos, forgés à grand renfort de subventions européennes. Avec, pour les nettoyer, les cordistes, qui décollent des parois les restes de blé et de sucre récalcitrants à coups de pioche et de pelle, pour 10 euros de l’heure. On compte aussi des usines où l’on empaquette des œufs avec une main-d’œuvre polonaise ou roumaine. Mais avec ce système ultra-productiviste, le taux de chômage est très élevé – 18 % à Esternay. « Ici, c’est le règne du RSA ou de l’intérim », témoigne Jean-Pierre.
De Pleurs à Mœurs, de Coole à Soudé, les villages quasi déserts se succèdent avec pour totems leurs châteaux d’eau, et la nationale comme cordon ombilical. Yusuf Yilmaz – que tout le monde appelle « Monsieur Yimalz » – habite sur cette route 66 de l’Est, au croisement avec l’A26. Perdu au milieu des grandes plaines, son restaurant, « L’Anatolie », est une ancienne brasserie reconvertie en fast-food. 4 euros la viande, 5 avec des frites, le meilleur deal de la N4 pour les routiers sous-payés, qui cherchent à tromper la solitude et l’ennui pour une bouchée de pain. Roumains, Turcs, Bulgares, Tchèques, Polonais, Lituaniens, Russes… « Comme je suis le seul kebab de la route, la plupart des chauffeurs étrangers s’arrêtent chez moi. Ils dorment sur mon parking. Quand ils ont un peu d’argent, ils consomment. Quand ils n’en ont pas, ils mangent dans leur camion. Les gens ne se parlent pas ou seulement par signes. Mais comme j’ai été moi-même chauffeur, on se comprend toujours. »
Chaque semaine, Monsieur Yilmaz vient de Metz pour travailler au bord de cette route si importante pour la survie des habitants. « À 55 ans, je ne trouvais pas de boulot, jusqu’au jour où un copain routier m’a dit : “Viens sur la N4, tu travailles ici et tu me paieras ensuite.” » Dans ce no man’s land où seuls les paysans semblent avoir un travail, Monsieur Yilmaz s’accroche à son bord de route. « Je dors dans ma caravane du lundi au samedi, depuis trois ans et demi. Ce qui me plaît, c’est le calme. Des fois, on vient en famille le week-end. Voir la neige et, parfois, les chevreuils. » Même s’il aimerait retourner un jour en Turquie et retrouver son jardin. « Là-bas, on mange bio ! Du lait, des œufs, des yaourts, des salades, des tomates. Pas comme ici… Vous verriez ce qu’on déverse… À votre place, je n’en mangerais pas… »
À Perthes, entre Vitry et Saint-Dizier, changement de décor. Du côté de « Chez Serge », Marie-Louise reçoit les routiers du Nord, de l’Ouest et de l’Est de la France. « Ici, c’est comme à la maison, c’est ouvert tous les jours pour manger, ne serait-ce qu’un pâté lorrain », affirme Pascal, un chauffeur bourguignon accoudé au comptoir. Marie-Louise a racheté le restaurant il y a neuf ans. Recommandée par le groupe Facebook des chauffeurs de la RN 4, elle est une seconde maman pour tous les chauffeurs qui s’arrêtent chez elle pour fuir la tristesse, la solitude et la monotonie des grandes autoroutes. Menacée de fermeture administrative à cause d’une porte qu’elle n’a pas les moyens de réparer, elle se bat comme le peut. Les routiers ont d’ailleurs lancé une cagnotte en ligne pour soutenir Marie-Louise. « Je partage les combats des gilets jaunes, même si avec les déviations mises en place, j’ai perdu de la clientèle. Depuis près de dix ans, j’ai tout fait pour satisfaire mes clients. Je veux juste qu’on me laisse mon restaurant. Je vais avoir 62 ans, je pourrais tout arrêter mais mes clients, c’est ma famille. J’ai besoin d’eux autant qu’ils ont besoin de moi. »
Ici, c’est un désert. Un jeune qui n’a pas envie de travailler dans l’agriculture ou l’industrie n’a rien à faire ici.
Repaire de radars automatiques, la RN 4 porte les stigmates de ces combats. Le manque de considération des institutions. La ruralité bafouée. La revendication d’un mal-être. Le sentiment d’être invisible. La lutte pour le pouvoir d’achat et contre la désindustrialisation. Pourquoi cette ultra-moderne solitude des campagnes ? En visite chez sa tante Marie-Louise, Marc Le Tellier a son avis sur la question : « Ici, on est dans la Champagne pouilleuse. C’est une terre à produire qui a toujours été sacrifiée pour réaliser de grands projets agricoles ou industriels, car on a de l’espace mais cet espace ne vaut rien. Il ne fait pas partie du patrimoine français, ni de la France des villages fleuris. »
Dans cette zone de transit où l’on s’arrête à peine, tout le monde garde en mémoire le réservoir du lac du Der, pour niveler les crues de la Marne et de la Seine qui affectaient alors Paris. Construit dans les années 1960 sous le général de Gaulle, la création de ce réservoir a nécessité l’immersion de beaucoup d’hectares et de trois villages entiers, comme Chantecoq. À l’époque, les gens n’ont guère eu leur mot à dire et n’ont eu pour alternative que subir ou partir. Un choix pas si éloigné d’un jeune vivant en banlieue. Marc en témoigne : « Moi, je suis parti d’ici pour faire mes études à Lille, avant de devenir journaliste à La Voix du Nord. De toute façon, ici, c’est un désert. Un jeune qui n’a pas envie de travailler dans l’agriculture ou l’industrie n’a rien à faire ici. Mais je reviens soutenir ma tante, qui en a bien besoin. »
Au bord du canal entre Bourgogne et Champagne construit sous Napoléon III, lors de la seconde révolution industrielle, à l’écart du monde dans la maison de l’éclusier, Bernard, employé aujourd’hui au chômage, constate les dégâts. « Avec la fusion des régions, un plafond de verre s’est créé. Dans la Haute-Marne, on perd désormais 1 000 habitants chaque année. Et tous les services publics qui vont avec, comme les hôpitaux. » Avant, Saint-Dizier était une sous-préfecture assez importante, aujourd’hui elle est perdue au milieu d’un triangle des Bermudes entre Reims, Troyes et Nancy. « Avec les grandes surfaces, tous les petits commerces ont aussi disparu. L’usine Miko bat de l’aile, les tracteurs aussi. Ce qui fait tenir la ville aujourd’hui, c’est la base aérienne », affirme Bernard. François Cornut-Gentille, député Les Républicains, a joué des coudes pour que soit concentrée ici toute la force d’attaque nucléaire française afin de compenser la fermeture des casernes. Premier employeur du département de la Haute-Marne avec 1 800 personnes, 950 familles, 1 400 enfants scolarisés, la BA 113 – une base aérienne de l’armée de l’air – ne suffit pourtant pas à enrayer le déclin de Saint-Dizier.
Préparateur de commandes à Sommesous, Djamel Athallah voit sa ville fondre comme neige au soleil dans le quartier sensible du Vert-Bois. « Là, c’était notre centre commercial, il y avait une banque, un coiffeur, un pressing, on avait tout… et ils ont commencé à le détruire. Toutes les tours qu’on voit, elles vont aussi être détruites, faute de monde pour les occuper. » Dans les années 1960, fonderies et aciéries faisaient largement vivre le coin. Le glacier Miko employait des milliers de personnes. Le centre-ville de Saint-Dizier fourmillait. Les travailleurs du Maghreb étaient appelés en renfort et logés dans le quartier. Mais l’ambiance a changé depuis une quinzaine d’années. Djamel Athallah, auparavant éducateur, court désormais les boîtes d’intérim en tant que préparateur de commandes. « En tant que Maghrébin, il faut en faire plus que les autres, surtout ici, à Saint-Dizier. J’ai un bon CV, j’ai 40 ans, des formations, des fois il faut dix entretiens pour être pris. Je suis obligé de faire 40 kilomètres pour aller travailler. »
Avec le déclin des industries, le Vert-Bois est devenu une friche urbaine et une cité de transit, accueillant dans les bâtiments réquisitionnés des réfugiés de la jungle de Calais. « Tous mes collègues sont partis sur Nancy ou Metz. Je reste là parce qu’il y a ma mère ici. Mais je pense qu’un jour, je partirai aussi. Il n’y a aucune occupation pour les enfants, tout est vide. À part deux-trois usines, il n’y a plus aucun avenir pour les jeunes, et pas de fac pour les faire rester. » Dans cette ville qui vote massivement pour le Rassemblement national, l’ancien éducateur s’emporte contre les politiques : « On met de l’argent dans des bâtiments neufs et des Ehpad, mais pour que les jeunes ne squattent pas dans les cages, il faudrait investir dans les associations, des camps de vacances, les éducateurs. Est-ce que vous pensez qu’un jeune voudrait rester ici ? Si j’étais riche, je m’en occuperais, de ces petiots-là… »
Au volant de sa voiture pour une visite d’une demi-heure, Djamel tourne en rond dans sa ville et n’a pas envie que son fils suive le même chemin. « Je souhaite qu’il réussisse sa scolarité, qu’il travaille et ne s’arrête pas au bas de l’échelle. Je le pousse en tout cas. » Son frère ayant trouvé un emploi à la centrale de Nogent-sur-Seine, son rêve serait que Jihan y travaille aussi. « J’aimerais qu’il ait son BTS et qu’il ait un travail dans la maintenance. Ce sont des métiers qui sont très recherchés. Le nucléaire, si cela donne des offres d’emploi, c’est le bienvenu. Mais il faut que cela brasse large. À aucun moment, je n’ai vu une annonce. »
Est-ce que c’est comme cela qu’on va s’en sortir ? En créant une poubelle et des emplois à côté ? Pour moi, ce n’est pas un moyen de redynamiser la région, c’est le dernier clou sur le cercueil…
À Saint-Dizier, le nucléaire civil est en effet devenu une planche de salut. Premier investisseur industriel et second employeur du Grand-Est, EDF investit dans la région pour compenser la création du futur centre d’enfouissement de Bure. Avec la création d’une base de maintenance, d’un centre de formation aux essais non-destructifs, d’un centre de pièces de rechange à Velaines, d’un centre d’archives à Bure, ainsi qu’une aide financière directe au lycée Blaise-Pascal et indirecte aux équipements de la ville, l’entreprise est devenue la seule perspective d’emploi durable.
En haut de sa tour qui domine tout le quartier du Vert-Bois et la plaine de Champagne, Michel Marie reste circonspect. « Le Haut-Marnais se dévalorise. Ici, on n’est rien et on a l’impression d’être rien. Les derniers trucs qu’on a eus, c’est Charles de Gaulle et Luc Chatel. Alors les décideurs, qu’ont-ils fait ? Ils se sont jetés sur Bure il y a 23 ans. » Opposant au nucléaire depuis 25 ans, il essaie d’alerter sur ce qu’il pense être une « entourloupe » : « Dans les médias locaux, quand on parlait de Bure, on nous disait : “Un laboratoire de recherche souterrain, une chance pour la Haute-Marne…” Aujourd’hui, la filière du nucléaire a des problèmes de recrutement. Et nous, on va envoyer nos jeunes dans une filière qui est morte… Mais est-ce que c’est comme cela qu’on va s’en sortir ? En créant une poubelle et des emplois à côté ? Pour moi, ce n’est pas un moyen de redynamiser la région, c’est le dernier clou sur le cercueil… »
À partir de Saint-Dizier, la RN 4 traverse la Marne pour rejoindre le pays barrois. Là où l’Andra, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, a prévu de stocker des colis de moyenne et haute activité à vie longue, dont la radioactivité perdurera au bas mot pendant 400 000 ans. Là où les populations sont prêtes à l’accepter.