Des cris de colère venant d’habitants de villages situés au fin fond de la France, des appels à l’aide adressés au président de la République par des personnes âgées désespérées, mais aussi des idées pour redresser le pays assez loufoques, hilarantes, parfois réactionnaires, voire franchement racistes, émises par des personnes ne maîtrisant pas toujours bien le français… C’est une parole libre et rare que Les Jours vont vous partager cet été. Une parole qu’on voit en tout cas peu dans les médias et qui n’a habituellement pas sa place dans le débat public. Nous sommes allés piocher dans les cahiers citoyens
Plus de deux ans après l’organisation du grand débat, cette initiative est inédite. À notre connaissance, avant Les Jours, personne ne l’a fait. Serait-ce le signe qu’on s’est dépêché d’oublier les gilets jaunes et ces mois qui ont secoué le pays il y a deux ans et demi ? Sans doute (et l’épidémie de Covid a bien aidé). Mais ce désintérêt pour les milliers de contributions des Français s’explique avant tout par la difficulté d’accéder à ces cahiers citoyens. Ces derniers « dorment » aujourd’hui dans la centaine d’archives départementales du pays et la plupart ne seront pas visibles avant l’an 2069 ou 2070. Oui, vous avez bien lu, on parle bien d’un délai de cinquante ans, comme si ce qu’ils contenaient relevaient du secret défense ! Le gouvernement, qui avait promis de tout mettre sur la place publique une fois le débat achevé, s’est bien fichu du monde.
Les documents sont communicables après un délai de cinquante ans en raison de la présence de données permettant d’identifier les personnes ayant déposé des contributions dans les cahiers citoyens.
Les mensonges de l’exécutif, on les a déjà
Pour autant, on pouvait penser que ce renoncement n’était pas synonyme de censure. Comme l’ajoute le gouvernement dans sa réponse à la sénatrice, les cahiers citoyens « ont été transmis aux archives départementales où ils sont accessibles à tous en format physique sur simple demande ». Certes, il est long et compliqué d’aller dans la centaine d’archives du pays, mais pas impossible. Sauf qu’en fait, l’accessibilité proclamée par le gouvernement est un nouveau mensonge. Nous nous en sommes rendus compte en demandant simplement à plusieurs services de la région parisienne si nous pouvions consulter quelques cahiers. Là, à notre grande surprise, nous n’avons reçu que des réponses négatives. « Les documents sont communicables après un délai de cinquante ans en raison de la présence de données permettant d’identifier les personnes ayant déposé des contributions dans les cahiers citoyens », nous a écrit sèchement le service des archives des Hauts-de-Seine. Nous avons alors demandé à Pierre Chancerel, le directeur des archives du département, si le délai de cinquante ans était valable pour tous les cahiers. Sa réponse est, là aussi, sans ambiguïté : « Compte tenu de la teneur des informations contenues dans les cahiers citoyens, la direction des archives départementales des Hauts-de-Seine a estimé que ce délai devait être mis en œuvre sur l’ensemble des cahiers. D’autres services d’archives départementales ont d’ailleurs pris la même décision sur tout ou partie de ces fonds. » Une affirmation malheureusement exacte : outre les archives du Val-de-Marne et de Paris qui nous ont aussi envoyés balader, une douzaine d’archives départementales dans la France entière refusent la communication de tous les cahiers qu’elles conservent (entre-temps, nous avions envoyé la même demande à l’ensemble des archives de la métropole, soit 95 services).
Pour comprendre un tel refus, il faut se pencher sur l’article L311-6 du Code des relations entre le public et l’administration. Celui-ci prévoit en effet que les archives « dont la communication porterait atteinte à la protection de la vie privée » ne sont pas communicables au public. Et l’article L213-2 du Code du patrimoine précise que cette interdiction prendra fin au bout de « cinquante ans ». Ce qui s’applique donc à toute contribution qui parle de la vie de son auteur, mentionne son nom et ses coordonnées. Mais cette règle comporte une exception : quand la personne est volontaire pour parler de sa vie privée, l’archive est immédiatement accessible. Et c’est a priori le cas de toutes les contributions écrites dans les cahiers. Le gouvernement (suivi en cela par la Commission d’accès aux documents administratifs, la Cada) a jugé, dans une circulaire datée du 21 mars 2019, que cette interprétation prévalait puisque, les cahiers étant « accessibles à tous en mairie », les « éléments relatifs à la vie privée qui figurent ont été rendus publics par les contributeurs eux-mêmes ». Le raisonnement ne tiendrait pas, en revanche, pour les contributions envoyées par mail ou courrier. Là, dit le gouvernement, on ne sait pas si les auteurs voulaient ou non dévoiler leur vie privée. Une interprétation qui peut se discuter puisque, au même moment où les Français envoyaient leurs doléances, Sébastien Lecornu disait que tout serait mis sur une plateforme. Mais retenons cette différence.
En théorie donc, les instructions du gouvernement sont simples à appliquer : les cahiers sont ouverts à la consultation, pas les courriers. Mais là où ça se complique, c’est que ce qu’on appelle « cahier citoyen » n’a pas forcément la forme d’un… cahier. Des mairies ont bien mis à disposition de leurs administrés de véritables cahiers d’écoliers, mais d’autres ont installé des urnes, fait remplir des feuilles de doléances volantes ou des questionnaires qu’elles ont ensuite agrafés, et certaines ont mis bout à bout des mails et des courriers. Ces « cahiers » ont ensuite connu des fortunes diverses. Certains ont été envoyés à la mission du grand débat, chargée de collecter toutes les contributions. D’autres sont restés physiquement dans les mairies et seules des copies numériques sont remontées (d’ailleurs, des cahiers ont même été perdus en chemin !). Au final, quand, après traitement, ce corpus a été rendu aux préfectures, puis confié aux services d’archives, la différenciation entre courriers et cahiers n’était pas forcément évidente…
C’est notre travail de restreindre l’accès. Vous vous rendez compte : certains dénoncent leur voisin en laissant leurs coordonnées…
C’est là qu’entrent en scène les archivistes. C’est à eux qu’est revenue la tâche de juger sur pièce ce qui rentrait dans la catégorie « communicable immédiatement » et dans la catégorie « à ne toucher qu’après cinquante ans », voire plus. Et visiblement, beaucoup considèrent que « faciliter l’accès aux archives du plus grand nombre possible d’utilisateurs » (mission définie par leur code de leur déontologie) n’est pas prioritaire. Certains ont ainsi préféré ne pas s’embêter à lire toutes les contributions et à trier ce qui relevait de la vie privée. Ils ont choisi la solution de facilité et ont tout mis sous cloche. Ainsi, les archives des Hautes-Alpes, qui refusent l’accès à tous les cahiers du département, se justifient par « l’état de [leur] classement » qui ne leur « permet pas de savoir quels sont les cahiers qui contiennent des doléances transmises aux mairies par courrier ou mail ». D’autres ont fait ce travail méticuleux (la majorité des services qui nous ont répondu, en fait), mais souvent avec des ciseaux dans la tête. « Quand on a un doute sur le fait que les individus laissant des informations personnelles ne savaient pas que leur contribution serait rendue publique, on n’a pas d’autre choix que de rendre tout le cahier non-communicable », nous a expliqué une archiviste. « C’est notre travail de restreindre l’accès, a justifié une autre. Vous vous rendez compte : certains dénoncent leur voisin en laissant leurs coordonnées… » Enfin, un troisième nous a dit regretter cette censure, mais a rejeté la faute sur les maires qui n’ont eu aucune « réflexion juridique » en « collant des mails ». Ah, si tout le monde connaissait par cœur l’article L213-2 du Code du patrimoine…
Résultat, dans la plupart des départements, il existe deux catégories de cahiers : les visibles et les non-visibles. Les premiers sont souvent ceux de petites communes comportant peu d’entrées (et donc moins susceptibles de contenir des mails ou des coordonnées personnelles), les deuxièmes viennent des communes les plus peuplées. Ainsi, dans le Morbihan, on peut consulter le cahier de Tréhorenteuc (100 habitants), mais pas celui de Lorient ou de Vannes. Idem dans l’Allier, où les doléances des 532 habitants de Saint-Étienne-de-Vicq sont visibles, mais pas celles des citoyens de Vichy ou Montluçon. Autre difficulté : suivant les départements, cette information sur ce qui est communicable est plus ou moins facile à obtenir. Si les archives du Calvados l’indiquent sur leur site, ce n’est pas le cas des Alpes-Maritimes qui, interrogées, nous ont écrit qu’il fallait que nous leur envoyions les cotes des communes à consulter pour pouvoir nous donner la réponse (car les archives sont rangées par cote et, souvent, une cote égale une commune). Un tantinet dissuasif… Mais c’est sans doute mieux que ce qui nous est arrivé avec les archives du Val-d’Oise. Contacté, le service nous avait assuré qu’il suffisait de s’inscrire et de venir pour consulter les cahiers du département. C’est seulement sur place que nous avons découvert que les plus grandes communes (soit Argenteuil, Cergy, Goussainville, Garges-les-Gonesses, Sarcelles et Villiers-le-Bel) étaient régies par la règle de communicabilité des cinquante ans. Énervant, non ? Et on ne vous parle pas du règlement de la salle de lecture, qui nous a demandé beaucoup de patience afin de faire le tour des contributions visibles.
Après, il y a bien un moyen pour ne pas attendre cinquante ans pour consulter ces cahiers, c’est de solliciter une « dérogation » (ce que nous avons fait, directement auprès des Archives nationales, mais sans réponse à ce stade). La procédure est usuelle dans le monde universitaire. Il faut remplir un formulaire dans lequel on doit motiver sa demande, notamment en indiquant le lien avec son sujet de recherche, et en s’engageant à ne pas porter atteinte « à la sûreté de l’État, à l’ordre public, à la sécurité des personnes et à leur vie privée ». Une fois envoyée, la demande de dérogation doit être examinée par les archives départementales et par le service producteur des archives (en l’occurrence, les préfectures) qui donnent leur avis, et la décision de communication revient au service interministériel des Archives de France. Comptez deux mois avant d’obtenir une réponse (qui pourra naturellement être négative…). Là encore, n’y voyez rien de dissuasif !
Bref, il y aurait de quoi remplir beaucoup de cahiers de doléances avec nos tentatives d’accéder à ces fameuses contributions. Mais tout cela ne dit pas comment nous avons réussi à récupérer suffisamment de matière pour vous proposer cette série. La réponse, c’est d’abord qu’il existe des archivistes qui sont plus souples que leurs collègues et ont décidé de rendre publics tous les cahiers de leur département. Ainsi, les archives de la Corrèze
Au final, vous allez donc pouvoir lire des doléances urbaines et rurales qu’on espère représentatives de la France entière. Et on espère que cette série donnera l’idée à d’autres d’aller piocher dans les archives pour diffuser au maximum le contenu de ces cahiers. Car après avoir lu des centaines de contributions, nous sommes convaincus que leurs auteurs se fichaient complètement de ces règles liées au respect de leur vie privée (pas un seul écrit n’évoque une telle crainte). Tout donne en revanche à penser que les personnes qui ont participé au grand débat voulaient que leurs doléances soient connues maintenant, pas dans cinquante ans.