Les cartons d’invitation viennent d’arriver et sont posés sur le bureau du patron. Entre un camion souriant emprunté au film Cars et deux coupes de champagne qui s’entrechoquent, ils annoncent que les Transports Briche fêteront en septembre leurs 70 ans d’existence à Limoges. Sept décennies, c’est un tour de force dans ce secteur qui tangue sérieusement depuis quinze ans.
De l’autre côté du couloir, on tombe sur les bureaux qui s’occupent de répondre aux clients qui ont besoin d’un camion, mais aussi de trouver des chargements complémentaires pour essayer de faire des « complets », des remorques entièrement chargées, m’explique le patron Éric Briche en me faisant faire le tour de la petite entreprise. Les 25 camions de la maison font toute la France, souvent Bordeaux et la région parisienne. Quand Éric Briche était gamin, ils faisaient aussi la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne. Ce monde s’est rétréci, mais les locaux n’ont pas bougé.
On sent le poids des années sous les grandes carcasses de métal qui s’ouvrent une fois les bureaux administratifs dépassés. Des rangées de matelas attendent là sur des portants de fer écaillé. Ils sont fabriqués chez Copirel, à quelques rues de là, et seront vendus sous les marques Epéda, Mérinos ou Bultex une fois transportés chez les grossistes. De l’autre côté de l’allée centrale silencieuse, un tas de planches détrempées sèchent mollement. C’est un parquet de basket en kit, qu’un client stocke là et fait transporter par Briche à travers toute la France au gré d’animations sportives. Il était à Paris récemment et s’est retrouvé noyé par les pluies torrentielles de la mi-juillet. Il faudra refaire quelques lattes avant le prochain départ.
En laissant un recoin surélevé où sont entreposés quelques sapins en plastique, des pneus oubliés, une banquette deux places et des tambours rouges à l’usage mystérieux, on croise encore des portes isothermes sur mesure de l’entreprise Portiso, installée au pied du plateau de Millevaches, ou encore une piscine en kit. Mais le gros client de Briche, c’est Legrand. Il y en a un peu partout entre les murs de parpaings, sur des palettes qui attendent de partir vers le Nord. Les cartons contiennent des prises, des cache-prise, des tableaux électriques ou des disjoncteurs… Il y a de quoi faire l’installation de dix maisons facile. « Legrand est né à Limoges et est encore ici encore aujourd’hui, explique Éric Briche. Il y a cinq usines dans le coin. Il y a une histoire commune avec Briche, puisque c’est Legrand qui a financé la construction de ce bâtiment. C’est comme ça que mon grand-père s’est lancé. Moi, je ne me voyais pas reprendre la boîte de mon père, mais ça s’est fait comme ça en 1999. »
À 46 ans, Éric Briche est un patron en jean et gants sales, qu’on croise autant derrière son bureau que sur le quai de chargement, transpalette à la main pour filer un coup de main. Il peut aussi disparaître un quart d’heure pour aller chercher de la sciure chez le menuisier voisin, afin de recouvrir une flaque de gasoil échappé du camion de Marion, une jeune femme en formation qui conduit un « super lourd » depuis février. Si on croise beaucoup de femmes au volant des chariots élévateurs dans les entrepôts, elles restent peu nombreuses au volant dans ce monde macho.
Jusqu’en 2001, on faisait de l’international. Puis on a commencé à souffrir face à la concurrence espagnole. Aujourd’hui, ce sont les chauffeurs de l’Est qui sont moins chers.
Aujourd’hui, Briche emploie une vingtaine de chauffeurs et reste un incontournable du transport routier dans la région, face aux géants internationaux comme Geodis ou XPO, anciennement Norbert Dentressangle. Mais il a fallu s’adapter, trouver de nouveaux clients, bouger sans cesse. « Jusqu’en 2001, on faisait de l’international. Puis on a commencé à souffrir face à la concurrence espagnole, dit Éric Briche. Aujourd’hui, ce sont les chauffeurs de l’Est qui sont moins chers. »
Lorsque l’Union européenne a déclenché l’ouverture progressive du marché du travail à travers ses pays membres, c’est un tourbillon qui a emporté les entreprises de France et de tous les pays riches de l’Ouest. « Le salaire, c’est 38 % du prix de revient sur un transport », alors, quand des chauffeurs polonais touchaient jusqu’à l’année dernière 500 ou 600 euros par mois, les entreprises françaises, avec leurs salariés qui émargent à 1 600 euros, ont perdu des clients.
Peu à peu, entre 2001 et 2016, la France a perdu pied sur les distances internationales : en parts de marché, le pavillon bleu blanc rouge est passé de 12 % en 2004 à 9 % en 2015. Il recule encore aujourd’hui. « Beaucoup de petites entreprises ont fermé, celles qui avaient quatre ou cinq chauffeurs et un seul client. » D’autres ont été rachetées par des géants. Briche a surnagé en jouant la carte du local et de la qualité. « On essaye de ne pas passer par les bourses de fret comme Téléroute ou B2P, de gérer nos clients en direct. Sur Bordeaux-Limoges, aujourd’hui, un étranger n’a pas assez de volume pour être concurrentiel alors que nous, on a une quarantaine de clients qui nous appellent en direct. Ils viennent chercher l’expérience de nos chauffeurs. Ils sont notre plus-value et on les amène à la retraite. » Après un creux depuis 2007, au surgissement de la crise économique qui s’est ajouté à la mutation du secteur, Briche est revenu à son chiffre d’affaires habituel et relativement serein, environ 3 millions d’euros par an. Surtout, l’entreprise est toujours indépendante et propriété de la famille historique.
Sur le quai de chargement, plusieurs chauffeurs s’agitent. Ils remplissent un camion et en vident un autre. Les transpalettes glissent dans la poussière en faisant le bruit des robots électriques dans les films de science-fiction. Tout semble dénué d’effort et improvisé, mais c’est pourtant une science rigoureuse qui s’exerce. Il faut répartir au mieux le poids de la cargaison sur les essieux des camions. Si l’arrière de la remorque est trop lourd, elle pourrait chasser dans les virages.
Au pied des camions, un vieil établi en bois sombre rappelle que des générations de chauffeurs sont passés par là. Personne ne sait trop depuis combien de temps il est là, d’ailleurs. Probablement depuis le grand-père, mais il ne sert plus qu’à poser du bazar. La mécanique n’est plus faite sur place depuis longtemps. En cas de pépin, les camions vont chez leur concessionnaire dédié, chez Scania, Volvo, Man ou Iveco. Chaque chauffeur a sa préférence et choisit son véhicule, qui est changé tous les huit ans. « C’est une façon de valoriser leur travail », selon Éric Briche, dans un secteur où, justement, plus personne ne se sent valorisé.
Les routiers ont toujours été des ouvriers de la route, mais leur métier emportait avec lui un certain romantisme. C’était l’image du chauffeur le bras à la fenêtre, parti livrer une cargaison à l’autre bout de l’Europe, s’arrêtant manger chez Monique et Dédé avant de reprendre la nationale à 80 km/h. Loin de chez lui, seul dans sa cabine à l’écoute de ses CD de Johnny Hallyday, des dés en peluche accrochés au plafonnier, il était maître de son temps, à l’écart du monde. Bien sûr, il fallait arriver dans les délais, mais tout ce qui se passait entre le chargement et le déchargement lui appartenait.
Ce monde a aujourd’hui largement disparu, broyé autant par l’arrivée soudaine de chauffeurs venus d’ailleurs qu’il regarde de loin et par la numérisation des commandes qui fait des chauffeurs des pions qui bougent sur une carte en temps réel.
Cet après-midi-là, Sylvain Letang, qui conduit depuis quatorze ans pour Briche, doit partir pour la région parisienne. Je monte avec lui pour deux jours de livraisons. Il est 15 heures, il commence par aller chercher quatre palettes chez Delouis, qui fabrique des vinaigres, vinaigrettes et moutardes pour une bonne partie des marques de la grande distribution. La route est champêtre à travers la belle campagne limousine, ça change de l’autoroute. On traverse Aixe-sur-Vienne et ses étroites maisons à colombages qui surplombent la rivière du même nom. À l’ombre des arbres, quelques pêcheurs attendent mollement le poisson. Ambiance tour de France des plus beaux villages.
L’usine Delouis apparaît finalement dans les champs au bout d’une étroite route de campagne, entre deux ballots de paille qui attendent d’être ramassés après la récente moisson. Sylvain Letang connaît les lieux par cœur et ça aide. Pour accéder au quai, il faut que le chauffeur entre en marche arrière dans un goulot de béton en pente douce. Certains n’auraient pas essayé avec une Clio, lui positionne son camion long de 16,50 mètres en douceur, au millimètre près au pied du rideau qui s’ouvre sur l’entrepôt. Un salut et quelques blagues avec le cariste plus tard, il est déjà prêt à repartir.
C’est lui qui organise sa tournée, mais il est pressé par le temps. Une fois la marchandise Delouis embarquée, qui doit aller à l’entrepôt Monoprix d’Aulnay-sous-Bois, à l’Est de Paris, Sylvain Letang doit revenir chez Briche charger du Legrand, puis prendre la route vers l’Île-de-France. Il a rendez-vous demain matin pour tout décharger et s’il n’atteint pas Orléans ce soir, ce sera compliqué.