Je ne sais pas comment j’ai découvert Kadhja Bonet, l’une des artistes que Les Jours suivent dans l’obsession Chant/contrechamp. Ou plutôt, je ne sais pas pourquoi le robot qui fabrique la playlist personnalisée que Spotify me propose chaque semaine s’est dit que sa musique allait me plaire. Je m’aperçois avec le recul que je reviens à la soul régulièrement mais sans m’en rendre compte, dernièrement via les Anglais de Hot Chocolate ou le trop furtif groupe américain 24-Carat Black. Peut-être que mon obsession renouvelée pour Nina Simone a pesé aussi pour guider l’algorithme de la plateforme vers Kadhja Bonet, une chanteuse qui doit elle aussi beaucoup à la musique classique et au jazz.
De fait, je me suis tout de suite accroché à sa chanson au milieu d’un flot de musiques par ailleurs oubliables. Le morceau s’appelle Remember The Rain et il est une reprise d’un groupe de soul américain négligé, 21st Century. La version d’origine est une belle bluette mélancolique, mais elle semble avoir été jetée sur bandes sans avoir été polie, achevée. Celle de Kadhja Bonet en reprend chaque élément et les arrondit en leur donnant un groove prenant. D’office, cette unique chanson dit l’attention que la musicienne américaine prête au placement des cordes, à la structure parfaitement précise de sa musique. Et puis il y a cette voix, douce mais puissante, légèrement voilée dans ses hauteurs, qui vaut à elle seule qu’on s’y intéresse.
Sur internet, on ne trouve pourtant pas grand-chose sur Kadhja Bonet. Son site renvoie à une page Bandcamp qui empile ses rares compositions depuis la fin de l’année 2014. On découvre aussi sur des images une jeune femme élégante qui a raccourci ses cheveux denses sur les clichés les plus récents, qui se met en scène dans des photos lumineuses et vintage qu’elle habite sans trop savoir quoi faire de ses mains ou de son sourire.
Ailleurs, seul le bon site américain Okayplayer s’est réellement penché sur elle, et seul le DJ londonien Gilles Peterson, fouineur toujours à l’écoute, l’a invitée dans son émission de radio. J’ai aussi découvert qu’elle a joué en octobre à Paris, dans une toute petite salle du parc de la Villette. Mais impossible de mettre la main sur un spectateur de cette soirée. Tout ça restait bien frustrant, et du coup très stimulant, dans un monde où l’on est plus facilement noyé d’informations répétées.
Je suis une control freak, j’ai besoin de faire vraiment confiance pour laisser les gens m’approcher.
Lorsque nous avons décidé de lancer cette obsession consacrée à des vies de musiciens sur Les Jours, j’ai donc immédiatement pensé à Kadhja Bonet. Je cherchais un artiste hors de France et en début de carrière. Un mail et un Skype plus tard, elle était à bord, heureuse qu’on lui propose de se raconter sur un temps long. Ce qui ne signifie pas que Kadhja Bonet veut tout dire, qu’elle n’avance pas avec méfiance. Car j’ai vite appris à quel point elle aime maîtriser tout ce qui l’entoure. C’est une des premières choses qu’elle m’a dites : « Je suis une control freak, j’ai besoin de faire vraiment confiance pour laisser les gens m’approcher. »
Par Skype depuis son appartement de Los Angeles, puis dans un café de Stans, en Suisse, où je suis allé la voir (lire l’épisode 1, « Sur les bords de scène ») pour sa seule date européenne avant le Dimensions Festival, en Croatie, à la fin du mois d’août, nous avons donc fait connaissance. Dans son petit appartement, en sweat à capuche informe, elle m’a paru plus jeune que ses 28 ans, à l’écoute mais sûre d’un sujet qu’elle ne voulait pas aborder : sa vie personnelle actuelle. Quelques semaines plus tard, dans un café kitsch de Stans, alors qu’une pluie glacée tombait sans discontinuer depuis deux jours, elle était apparue épuisée derrière des lunettes aux verres fumés qui ne lui vont pas du tout – elle met des lentilles habituellement. La faute à une mauvaise nuit passée trop près de l’une des salles du festival dans lequel elle jouait, où la musique ne s’est arrêtée qu’au petit matin. Elle avait d’ailleurs retrouvé son sweat sans âme quand la veille, jour de concert, elle avait sorti une chemise à col noué et rayures jaunes très chic.
Kadhja Bonet a 28 ans, elle est née à Oakland, en face de San Francisco, dans une famille baignée de musique classique par son père Allen Bonet, chanteur d’opéra dont il ne reste qu’une seule trace discographique. « J’ai appris le violon à partir de 5 ans et on jouait souvent à la maison, raconte-t-elle. Chacun jouait d’un instrument et mon père chantait. Mais on ne jouait et on n’écoutait que de la musique classique, Chostakovitch et les 400 ans de musique avant lui… On attrapait bien un peu le reste à la télé, mais mon père arrivait et l’éteignait aussitôt en disant que c’était nul. »
Il n’y a pourtant pas de douleur dans ce récit d’une enfance que Kadhja Bonet dit par ailleurs sereine. Ça ne me préoccupait pas trop, la musique était juste là dans l’air… Enfant, je préférais jouer dehors et faire du sport. Je n’étais pas avide de musique, je me contentais de jouer du violon.
D’ailleurs, c’est vers le sport que l’adolescente s’est dirigée en premier. La course à pied plus précisément, mais un talon d’Achille cassé a stoppé net cet élan-là. Un peu perdue
, elle termine finalement en fac de cinéma à l’université de Californie du Sud, à Los Angeles. Elle a 21 ans, et ces années semblent avoir été une très longue galère solitaire. « J’ai détesté ces études. Je détestais entendre parler de caméras toute la journée. J’ai dû faire des breaks pour retrouver de la sérénité et repartir pour un semestre… À chaque fois, ma mère me suppliait de finir mon diplôme. Mais c’est moi, pas elle, qui me retrouve aujourd’hui avec un diplôme d’une université prétentieuse et une dette de 90 000 dollars à rembourser ! » Elle appuie bien sur cette dette, sur le fait que je peux écrire ce tacle envers sa mère.
Ces années de fac pour rien ont malgré tout été des années de découverte de la musique. Loin de la maison, Kadhja Bonet a commencé, méthodiquement, à rattraper son retard. Je ne savais pas ce dont mes amis parlaient, donc j’ai commencé à fouiller par moi-même. J’ai commencé avec les noms que j’entendais. Genre :
Elle accroche pour commencer sur Mais qui est cette Shakira ? Ah, OK, je déteste, mais maintenant je connais !
J’essayais tout ce que je trouvais à la bibliothèque de la fac, puis j’ai commencé à utiliser YouTube, qui débutait tout juste.le reggae des années 70 et 80
, en écrit un peu et réalise surtout qu’elle aime ça, qu’elle sait chanter, que son bagage classique lui permet de naviguer dans le XXe siècle musical en y faisant rapidement le tri. Il reste cette qualité dans ses compositions d’aujourd’hui, qui s’organisent en couches complexes mais ne cèdent jamais au futile, à l’enrobage plastifié.
On est élevées de manière à ce que notre voix ne dépasse jamais celle d’un homme.
Kadhja Bonet est donc arrivée tard à la musique ; à l’âge où on l’on commence à publier des premières compositions, elle ne savait pas encore ce qu’elle ferait de sa vie et zonait à Los Angeles. Ce sont aussi des années d’isolement personnel et sentimental qui la rendent bizarrement fière aujourd’hui. Pendant une année, je ne suis sortie avec personne et en fait, ça a été totalement formateur. J’avais 24-25 ans, un âge terrible… On sort de la fac, tout fait peur et, à ce moment de ma vie, j’avais besoin de la validation de quelqu’un d’autre pour faire quoi que ce soit. Mais pendant cette année, il n’y avait personne. Alors je me suis mise à me dire qu’il fallait décider par moi-même. Ça a absolument tout changé dans ma vie ; tout est influencé par ça aujourd’hui.
C’est notamment de là que vient, selon elle, sa furieuse mainmise sur tout ce qui la concerne. Impossible, notamment, de poser quelques questions à son guitariste et partenaire d’aujourd’hui, Itai Shapira, qui préfère rester à l’écart de tout ça. Kadhja Bonet continue à raconter sa traversée du désir sexuel : Un homme de 80 ans m’a dit un jour :
Sans le filtre du jeu amoureux. Ta vie commence à 40 ans, parce que le sexe c’est fini et que tu peux enfin voir les choses très clairement.
C’est ce que j’ai expérimenté à 25 ans pendant mon année de moine, et aujourd’hui, cette indépendance totale me manque parfois. Je recommanderais de vivre cela à tout le monde et surtout aux femmes, parce qu’on est élevées de manière à ce que notre voix ne dépasse jamais celle d’un homme, à ce qu’on soit obligées de demander le droit de penser par soi-même.
Cette indépendance sans cesse sur ses gardes est devenue un mantra que Kadhja Bonet applique depuis à toute sa vie. Dans sa musique, c’est-à-dire à ce jour deux EP, dont un, The Visitor, furtivement édité en vinyle est désormais épuisé, et quelques titres isolés dispersés sur internet, elle compose tout et joue de tout : les violons et les violoncelles, les parties de flûte, les guitares, les chœurs et la voix principale. Elle assemble tout cela dans une soul de cinéma aux contours doucereux et ensoleillés, mais aux paroles facilement mélancoliques. Ce sont des chansons simples et évidentes qui récompensent toutefois ceux qui passeront un peu de temps à écouter ce qui se passe sous leur surface. Honeycomb par exemple, une de ses compositions les plus abouties, s’élève tout d’un coup, après quelques minutes de soul parfaitement douce, dans un pont choral à deux voix qui retombe sur un beat, le même depuis le début de la chanson mais qui, tout d’un coup, prend des allures hip-hop qui modernisent toute la chanson en l’éloignant d’une soul trop ancrée dans la nostalgie sixties. Puis vient la fin de la chanson, qui s’embourbe littéralement pour nous dire que la beauté clinquante exposée au commencement peut se retourner si facilement.
Partout, on trouve chez Kadhja Bonet le même besoin de tordre légèrement l’évidence tout en conservant une redoutable efficacité dans la composition – la même démarche qui a donné les plus belles chansons de la Motown ou de Phil Spector. L’écoute de la curieuse Intro - Earth Birth de The Visitor vient appuyer encore ce qu’on peut espérer de Kadhja Bonet, qui se définit aujourd’hui comme une raconteuse d’histoires
et un rat de studio
: la musique se réveille comme un insecte dans un documentaire animalier, puis grandit, grossit, se pare d’une voix puis d’un battement. En une minute et 28 secondes, il se passe assez de choses pour faire une mini-symphonie.
Mais il y a une chose que Kadhja Bonet ne savait pas faire quand elle a décidé de se lancer comme auteure, compositrice et interprète : enregistrer sa musique et la faire évoluer en studio. C’est donc Itai Shapira – qui, auprès d’elle, signe Shapiro – qui l’a guidée dans les méandres de Pro Tools et de la production numérique. Elle a tout absorbé, puis l’a poliment raccompagné à la porte pour tout refaire
par elle-même. Même le musicien et la personne la plus proche d’elle « ne pouvait pas entrer dans [son] univers ». Aujourd’hui, Itai Shapira l’accompagne encore pour finaliser des enregistrements qu’elle mène seule chez elle, quand elle ne s’occupe pas d’un autre aspect de sa carrière naissante. Le matin, je me lève et j’envoie des mails en tant que manager, puis je fais trois pas depuis mon lit et je passe dans mon studio
, résume-t-elle amusée.
Mais cette situation a une limite et Kadhja Bonet le sait. Elle s’éparpille beaucoup et défend mal sa musique. C’est ce qui explique qu’elle reste encore très confidentielle aujourd’hui malgré ses indéniables qualités : dans un monde où tout est effet d’annonce, création d’une attente et présence permanente, la Californienne est distante, enfermée dans sa musique pinailleuse aux dépens de tout ce qui la propulserait ailleurs. Mais pas question de s’entourer de n’importe qui, forcément. Elle a donc discuté sans succès avec Universal Allemagne (qui trouvait l’avance qu’elle demandait trop importante) et le label indépendant britannique Eglo cofondé par Floating Points (qui ne lui garantissait pas assez de liberté
). Une autre maison de disques est depuis en discussion pour la signer, mais la discussion dure, car Kadhja Bonet « ne veu[t] pas [s]e jeter dans quoi que ce soit sans tout comprendre ».
En attendant, son premier album, complètement écrit et à moitié produit
, ne devrait pas sortir cet automne comme elle l’aurait voulu. Kadhja Bonet refuse de se payer le luxe de l’incertitude et de l’imperfection. Cette façon d’être la perdra ou l’emmènera très loin.