«Àla Saint-Michel, tout le monde déménage. » Cet adage populaire est aujourd’hui tombé en désuétude et l’été dernier, au Mont-Saint-Michel, « Riton » s’est retrouvé bien seul à faire ses cartons. Ne l’appelez pas « père Henri Gesmier », il goûte peu ces formules. Avec ses cheveux mi-longs argentés, il était le recteur du sanctuaire, le prêtre chargé de veiller sur le lieu sacré et d’accueillir les pèlerins, qui l’appréciaient beaucoup, comme les habitants du village de la Manche. Mais conformément à la volonté de l’évêque de Coutances et Avranches, Monseigneur Laurent Le Boulc’h, il a été remplacé par un membre de la communauté Saint-Martin, une association de prêtres jeune et dynamique, au style résolument conservateur. Jusqu’alors, il avait gardé le silence sur cette affaire, refusant de répondre aux journalistes. « Je crois que ça ne sert à rien de mettre de l’huile sur le feu, explique-t-il aux Jours. Quand des décisions sont prises par l’Église, il y a parfois des seuils d’incompréhension et ce n’est pas la peine d’en rajouter. »
À 72 ans, Henri Gesmier incarne une ancienne génération de prêtres à la fibre sociale. Né dans un village à une trentaine de kilomètres du Mont, il grandit dans un orphelinat, y reçoit une éducation à la dure. Après avoir été infirmier psychiatrique, c’est à la Mission de France, connue pour avoir encadré les prêtres ouvriers, qu’il reçoit l’ordination à l’âge de 36 ans. Il choisit de vivre son sacerdoce de « prêtre au travail » en tant qu’éducateur à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, dans l’Essonne, pendant plus de trente ans. Jamais il ne désirera grimper dans la hiérarchie. Pas là pour faire carrière, Riton.
Il y a une dizaine d’années, au seuil de la retraite, on lui propose de venir prêter main-forte au Mont-Saint-Michel, où il passe ses étés depuis les années 1990. Il y restera de manière permanente. D’abord chapelain, il est nommé « recteur intérimaire » en février 2020. Au Mont-Saint-Michel, ce n’est pas une charge comme les autres. Plus qu’avec les résidents à l’année, moins d’une vingtaine, c’est avec les 2 à 3 millions de touristes annuels, dont beaucoup ne sont pas chrétiens, qu’il doit être en contact. « Un brave agriculteur m’avait dit : “Dans une paroisse, les curés passent et les paroissiens restent ; au Mont-Saint-Michel, c’est l’inverse” », résume Riton.
Bertrand Leroy se souvient de sa rencontre avec le prêtre, peu après avoir fondé en 2014 l’association Les Compagnons du Sentier, qui propose des marches mensuelles sur l’ancien chemin de pèlerinage. « On dormait comme des loups sur l’esplanade, à la belle étoile. Un jour qu’il pleuvait, Riton est tombé sur nous et nous a demandé : “Qu’est-ce que vous faites là ?” Il nous a dit qu’il avait un lieu pour nous et s’est mis à nous accueillir dans l’église Saint-Pierre. On est devenus amis. » Du matin au soir, l’ex-éducateur en milieu carcéral est soucieux de laisser l’église ouverte. « Je ne voulais pas entrer dans les schémas classiques, ouvrir à 10 heures comme un magasin, déroule-t-il. Je fermais vers 23 heures ou 23 h 30, pour que ceux qui viennent très tard au Mont trouvent toujours la porte ouverte. »
Il est même parvenu, avec l’accord du diocèse, à installer un petit bureau dans la sacristie, pour accueillir et écouter les voyageurs, parfois pendant des heures. « C’est ce qui m’a le plus coûté dans le fait de devoir partir, cette notion d’accueil dans une église. » Il reste ainsi marqué, dans ses six derniers mois de ministère, par des échanges avec deux jeunes venus se confier sur leur transidentité. Lors du premier confinement du printemps 2020, il prend l’initiative de sonner les cloches de l’église au moment où retentissent les applaudissements en l’honneur des soignants. « Il a une manière d’être proche des gens sans leur ramener à la figure les choses de la foi de manière identitaire, décrit Charles, un ami proche. C’est quelqu’un qu’on pourrait considérer comme un prêtre progressiste, mais il ne vit pas sa foi au nom d’une idéologie, plutôt au nom de l’Évangile. »
Approchant les 75 ans, date butoir pour les prêtres, Riton se serait bien vu rester trois années de plus. Mais Mgr Le Boulc’h ne le lui a jamais proposé. Si, à une époque, les curés pouvaient demeurer quasiment à vie au même poste, les choses ont changé. Ils sont désormais nommés pour une durée déterminée
Mgr Le Boulc’h se tourne alors vers la communauté Saint-Martin. Ces clercs, souvent confondus avec des traditionalistes à cause de leur soutane et de leur affection pour le latin et le chant grégorien à la messe, sont cependant « emblématiques du pôle conservateur dans l’Église », analyse Yann Raison du Cleuziou, politiste et auteur d’Une contre-révolution catholique : aux origines de la Manif pour tous (Seuil, 2019). Face à des diocèses confrontés à la crise des vocations, ils offrent du « clergé à disposition », décrit le père Florian, qui a en a été membre. « C’est complètement de la sous-traitance », condense-t-il. C’est généralement par groupe de trois qu’ils posent leurs valises dans les diocèses
Comme l’a révélé Libération la semaine passée, une « mission d’inspection » du Vatican doit démarrer très prochainement en son sein, pour une durée de six mois. « Il est tout à fait probable que des évêques français commencent à s’inquiéter sérieusement de la place prise par cette communauté », affirme au quotidien un théologien anonyme. Ce n’est pas l’avis du père Florian, qui y voit une visite de routine : « Vu l’importance que prend la communauté dans le paysage sacerdotal français, c’est aussi l’occasion de mieux la connaître pour s’en inspirer. Le séminaire à été reçu par le Saint-Père lui-même cette année. » Rome a par la suite précisé à La Croix qu’il s’agissait d’un simple « accompagnement », à la demande de la communauté. Quoi qu’il en soit, après la nomination en 2015 de deux prêtres des Saint-Martin au sanctuaire de Lourdes, celui du Mont-Saint-Michel constitue symboliquement une nouvelle prise de guerre.
Père, vous aurez des prêtres, mais je ne suis pas sûr que vous préparerez l’avenir.
Lorsque l’évêque de Coutances et Avranches fait part de son choix à Riton, celui-ci lui répond : « Père, vous aurez des prêtres, mais je ne suis pas sûr que vous préparerez l’avenir. » Le 4 avril 2021, le couperet tombe sur le site internet du diocèse : « Don Maurice Franc, en accord avec la communauté Saint-Martin, est nommé recteur du sanctuaire du Mont-Saint-Michel à partir du 1er septembre 2021. Il est chargé pendant un an d’étudier les modalités d’implantation de la communauté Saint-Martin sur le sanctuaire et ses environs pour septembre 2022. » Sollicité par Les Jours, le diocèse n’a pas souhaité répondre à nos questions, « la phase de réflexion au sujet de la future organisation du sanctuaire du Mont-Saint-Michel n’étant pas terminée ».
Face à cette décision, Riton ne proteste pas. Mais il est soutenu par des habitants et des pétitions, dont celle des Compagnons du Sentier, qui a recueilli près de 1 500 signatures en ligne et a été envoyée à l’évêque, sans réponse. « Je lui ai demandé simplement une chose, raconte Riton : de pouvoir rester pour la fête de la Saint-Michel, le 29 septembre. Il ne m’a pas répondu. À la fin du mois d’août, j’ai reçu la notice disant que le père Franc arriverait le 1er septembre pour devenir recteur. J’aurais voulu dire au revoir aux pèlerins que je connaissais. »
À la rentrée, Don Maurice Franc n’a pas fait grand-chose non plus pour que le départ de Riton se passe au mieux. Il lui aurait refusé la possibilité de célébrer un baptême et des funérailles reportées à cause de la pandémie, ainsi qu’un dernier office le jour de la Saint-Michel… et même de parler aux pèlerins lors de la messe. « C’est moi le recteur, c’est moi qui décide », aurait-il dit. Riton a dû plier bagage le 30 septembre, sans délai. « La transition s’est passée normalement », assure pourtant le prêtre en soutane, contacté par Les Jours. Des photos postées sur la page Facebook de la Communauté le 19 septembre 2021 montrent Don Maurice Franc au pied du Mont, en soutane et micro à la main, entouré de jeunes séminaristes en chemise, sandales, espadrilles ou mocassins pour un « pèlerinage de rentrée ». Une façon pour le nouveau recteur de marquer son territoire ?
Il faut dire que, entre le style de Riton et celui de son successeur, il y a un monde. Issu d’une famille lyonnaise très conservatrice, Maurice Franc est entré dans les ordres après trois ans d’armée. Une décennie avant d’arriver au Mont-Saint-Michel, en 2012, il était nommé curé de la paroisse Notre-Dame-du-Rocher à Biarritz par Monseigneur Marc Aillet, évêque de Bayonne, Lescar et Oloron, lui-même issu des Saint-Martin. Cette nomination, déjà, n’avait pas plu à tout le monde. D’après Marie Contraires, ancienne adjointe Modem au maire de Biarritz, le nouveau prêtre aurait réduit la participation des femmes et des laïcs, ainsi que la place de la liturgie en basque, une tradition profondément ancrée sur le territoire. De la « connerie », des « mensonges », balaie le prêtre, qui s’empresse au téléphone d’entamer un Notre-Père en basque en guise de preuve. Et le prélat de renvoyer vers le programme d’une messe de Pâques comportant trois chants en basque… en 2019. « Si ces gens aiment avoir le nez dans la merde, c’est dommage pour eux, vitupère-t-il en désignant les paroissiens mécontents. Je suis à la limite content qu’ils aient quitté la paroisse. » En outre, les homélies, qui seraient devenues moralisantes et culpabilisatrices, ont choqué une partie des fidèles, comme au lendemain des attentats jihadistes de janvier 2015. Le prêtre dénonce alors une « sauvagerie barbare trouvant sa source et son inspiration dans le Coran », les « contradictions internes de la religion musulmane qui amènent logiquement au drame que nous avons vécu », mais aussi la « pseudo-révolution de Mai 68 ».
Depuis son installation au Mont, Don Maurice Franc n’a, semble-t-il, pas fait de vagues. « La transition n’a pas été facile, concède Bertrand Leroy. Riton savait parler à tout le monde. Il a été blessé. » Désormais, l’église ne reste plus ouverte toute la journée. Un pèlerin arrivant un peu avant 19 heures a ainsi trouvé porte close au sanctuaire. « Ça fait grincer quelques dents. Ils ont mis des barrières au niveau du chœur, ils ont mis un sens de circulation qu’il n’y avait pas avant. » Le recteur invoque des normes sanitaires. Des changements symboliques ont été opérés, par petites touches : la prière à Saint-Michel est passée du tutoiement au vouvoiement, le curé a augmenté le prix des cierges
De son côté, Riton, toujours exorciste du diocèse et aumônier à la prison de Coutances, est retourné vivre dans son village d’enfance, où il a aménagé la ruine qu’il avait achetée pour une bouchée de pain en sortant de l’orphelinat. « Je suis là en attendant de voir ce que je vais devenir. J’ai été profondément choqué de l’attitude autoritaire et peu fraternelle de mon successeur. » Quant à la communauté Saint-Martin, il porte sur elle un regard circonspect, même s’il veut voir d’un bon œil la jeunesse de ses clercs. « Ils savent entrer dans la quête de l’absolu des jeunes et les mener pour aller où ils veulent. » D’après lui, l’orthodoxie liturgique et la vie communautaire « à la boy-scout » que prônent ces prêtres en soutane apportent une forme de sécurité dans un monde bousculé, ce qui pourrait expliquer leur succès. « Il y a un dynamisme. Maintenant, la question, c’est : quel dynamisme ? »