Jambes bien ancrées sur un banc, elle est debout, surplombant légèrement la pelouse du campus. Elle vient de s’adresser à quelques dizaines d’étudiants de la fac de Nanterre pour fustiger la réforme du Code du travail voulue par le gouvernement : une « précarité à perpétuité » comme « seul horizon à la jeunesse », à ses yeux. Personne n’a demandé d’autorisation pour ce happening politique. « On fait ça comme ça, à l’arrache », a-t-elle soufflé en arrivant sur les lieux. Elle est parfaitement à l’aise dans cet exercice d’agit-prop. Danièle Obono est une députée d’une nouvelle trempe. Engagée altermondialiste, militante antilibérale, enrôlée de La France insoumise, la voilà élue de la République : députée, écharpe tricolore, et tout ce qui va avec. Bonus : chacune de ses prises de position est scrutée, amplifiée et provoque facilement l’indignation de ses adversaires.
Quand, à la fin de son intervention improvisée à Nanterre, sorte de petit hold-up inhabituel pour un(e) parlementaire – qu’elle réalise avec le député de Seine-Saint-Denis Éric Coquerel –, une étudiante lui donne du « Madame », elle réprime un fou rire. Elle n’a pas vraiment l’habitude. À l’Assemblée nationale, elle appelle les autres députés de son mouvement « les copains » quand, dans d’autres formations politiques, on parle plutôt de « collègues », parfois encore de « camarades ».
Danièle Obono ne ressemble pas aux députés que la France a l’habitude de voir : c’est une femme, âgée de 37 ans, noire, née au Gabon, activiste issue des mouvements d’extrême gauche qui croit « à la nécessité d’une révolution ». Son arrivée à l’Assemblée nationale, ainsi que celle de près des trois quarts des élus – des entrants –, n’est pas une redite. Ce changement de têtes, inédit par son ampleur dans une République souvent habituée au recyclage, est en soi un fait politique. Ces néodéputés vont-ils importer avec eux d’autres manières de faire de la politique ? Comment transformer les us et coutumes de ce milieu ? Comment s’exerce, s’érode la nouveauté ? Les Jours ont décidé d’observer cette confrontation, de traquer ces pratiques, en suivant des élus fraîchement sortis des urnes, de La France insoumise à La République en marche. Première saison avec la députée Danièle Obono.
Sur le campus de Nanterre, une étudiante noire inscrite en première année en sciences politiques l’aborde pour un selfie. Elle la félicite pour sa coiffe (elle a la même) – un turban noué sur ses tresses – lors de l’explication de vote à l’Assemblée sur le projet de loi sur le terrorisme. « Cela m’a fait plaisir, et cela me fait plaisir de vous voir en vrai », lui glisse-t-elle, timide et fière en même temps.
Avec son élection, Danièle Obono a dû lâcher son poste de bibliothécaire : « J’ai tout laissé en plan. » Elle ne s’était pas « préparée » à atterrir au cœur de l’institution parlementaire de la Ve République, alors que jusqu’aux dernières élections législatives et la vague Macron, la majorité des députés, professionnels de la politique, construisaient leur carrière pour se faire élire. Puis réélire. Puis réélire.
L’Assemblée nationale, ça absorbe. La rue de l’Université, on peut vite y passer du lundi au vendredi et n’avoir rien vu d’autre.
Depuis le début de la mandature, elle fait partie des têtes émergentes de l’opposition incarnée par La France insoumise. Elle a été élue (de justesse) après un long parcours d’engagement depuis son premier acte politique (quand elle a empêché un élu FN de siéger dans son lycée, à Montpellier). De plain-pied dans les combats altermondialistes qui l’ont menée à Gênes ou Florence, elle a adhéré à la LCR puis au NPA, avant de rejoindre le Front de gauche, favorable à « une démarche d’unité », puis La France insoumise mise en branle par Jean-Luc Mélenchon. Elle arrive avec ses bagages, son bagou, attentive aussi à ne pas se « faire aspirer par le monde institutionnel ». « L’Assemblée nationale, ça absorbe. La rue de l’Université, on peut vite y passer du lundi au vendredi et n’avoir rien vu d’autre, le reste du monde n’existe pas. »
Je retrouve Danièle Obono un lundi après-midi, dans un café du XVIIIe arrondissement de Paris qui a fait office de QG informel pendant la campagne. C’est encore là qu’elle tient ses réunions d’équipe hebdomadaires en attendant d’avoir une permanence dans le quartier, là qu’elle invite à des apéros militants et donne ses rendez-vous. D’ailleurs, en apportant un café, le patron s’enquiert auprès de moi : « Vous êtes une Insoumise ? » Danièle Obono avait conscience que dans cette circonscription populaire, elle n’était pas « en terre de mission » et avait ses chances. « Je savais que ce n’était pas une candidature de posture, abstraite », comme lorsqu’elle fut tête de liste Front de gauche dans le IIe arrondissement pour les municipales de 2014, où elle obtint… 2,8 % des suffrages.
Pour autant, elle n’était pas tout à fait prête : « Cela m’a pris plusieurs jours pour intégrer le fait que j’avais gagné. » Elle se souvient d’avoir été prise dans un « tourbillon » et dit être passée par un « processus d’acceptation ». Le tempo des réformes mises à l’agenda par le gouvernement et l’organisation collective des députés Insoumis l’ont aidée. D’une certaine manière, la brutale arrivée dans le monde des clash et des buzz a, aussi, accéléré sa prise de conscience. Quatre jours après son élection, dans l’émission Les Grandes Gueules sur RMC, la députée Obono a été sommée de dire « Vive la France ! » et a refusé. Un tollé. « Ce qu’on est, ce qu’on dit, devient soudain un objet du débat politique » décortique-t-elle plus de deux mois après, confiant qu’elle avait peut-être sous estimé l’impact médiatique et n’avait pas « anticipé d’être scrutée ». Dans la majorité présidentielle, les nouveaux députés, très nombreux et noyés dans la masse, ne se retrouvent pas pour la plupart propulsés du jour au lendemain sur le devant de la scène. Pour elle, la soudaine visibilité a été un épisode de bascule assez violent. Mais elle répond volontiers aux sollicitations des médias – quatre à cinq en moyenne par semaine.
Danièle Obono a fait ses débuts au Palais-Bourbon, comme tous les nouveaux élus : « Crevée ». « On a enchaîné, avec la fatigue émotionnelle, physique » de longs mois d’une campagne « intense et forte ». « C’est un moment particulier pour prendre ses marques », souligne-t-elle. Martine Billard, qui fut députée sous l’étiquette des Verts puis du Parti de gauche et connaît bien les arcanes de l’Assemblée nationale, a assuré la transition. Danièle Obono ne retrouvait pas alors le confort d’une routine. Tout était à découvrir : le protocole, la fabrique de la loi, de l’agenda… Il a fallu aussi rencontrer les députés de son groupe, élus en région qu’elle ne connaissait pas forcément (« à part François [Ruffin, ndlr] ») et s’arrimer ensemble à « une boussole commune ».
Pendant l’entre-deux-tours des législatives, les Insoumis ont martelé qu’il ne fallait pas laisser « les pleins pouvoirs à Macron ». Une fois élus, « la bataille a commencé tout de suite », rappelle Danièle Obono. Pas de répit, mais « cela nous a aidés à nous stabiliser politiquement ». Ensemble, tel un commando hyperpolitisé et réactif, rôdé aux coups d’éclat (arriver sans cravate à l’Assemblée, poser un paquet de provisions dans l’hémicycle pour symboliser la perte de 5 euros des APL), les dix-sept Insoumis ont fait front commun. Ils ont décidé de boycotter le congrès de Versailles où le Parlement était convoqué, de combattre la réforme du Code du travail (jusque dans la rue), de s’abstenir sur la loi sur la confiance dont le périmètre est pour eux trop réduit… Après la loi dite de « sécurité intérieure », où elle s’est particulièrement impliquée, Danièle Obono, qui siège à la commission des lois et à celle des affaires européennes, travaille sur l’accès à l’eau, les contrats aidés, les prisons, le logement, les migrants… Et veut porter une « autre politique », « des bancs de l’Assemblée jusqu’au cortège des mobilisations sociales », comme elle l’écrit sur un quatre-pages distribué dans sa circonscription. Avec son élection à l’Assemblée, elle a trouvé un nouveau mégaphone.
Internationaliste, afroféministe, antiraciste, et pas franchement timorée, Danièle Obono est devenue une cible. La « fachosphère » et les sites de droite s’en donnent à cœur joie, tout comme Manuel Valls qui l’accuse d’« islamo-gauchisme ». « Protège-toi », lui a dit Sophia Chikirou, conseillère en communication des Insoumis et désormais à la tête du Média, dès la première polémique. Jean-Luc Mélenchon lui a également glissé quelques conseils pour ne pas se laisser affecter, « même s’il y a toujours des trucs qui blessent ». « Comment tu gères ? Tu écris ou pas ? Tu réponds politiquement ? Ou sur rien ?, s’interroge Danièle Obono. Là, j’ai compris que tout ce que j’ai pu dire, faire, écrire peut ressortir. »
Il y a quelques jours, c’est une tribune de janvier 2015 où elle écrit qu’elle « n’[a] pas pleuré Charlie » qui a été exhumée, où elle fait, au passage, un parallèle hasardeux entre la défense du journal satirique et la « censure » de Dieudonné. En ce qui la concerne, le sexisme et le racisme peuvent se greffer aux critiques ou aux agressions verbales, les nourrir. « Je sais que je peux être attaquée sur mes positions mais aussi sur ce que je suis, constate-t-elle. Mon intimité devient aussi un objet d’instrumentalisation politique. » Elle a nommé son compte Twitter @deputeeobono pour mettre en avant « la fonction publique ». « Cela déconnecte qui je suis comme personne, comme militante politique et comme élue », espère-t-elle. Mais la mise à distance n’est pas toujours aisée. « Je sais qu’il ne faut pas lire tous les commentaires », philosophe-t-elle.
Je ne vais pas me battre contre moi-même : objectivement, j’ai changé de catégorie sociale.
Avec son titre de députée et les moyens afférents, Danièle Obono endosse « une position de pouvoir direct » qui ne lui est pas familière. En constituant son équipe, elle s’est retrouvée de fait la patronne de certains de ses compagnons de route, comme Brune Seban, complice au lycée de ses premiers engagements, devenue sa collaboratrice parlementaire. Elle ne semble pas trop à l’aise avec ce rapport salarial. Ni avec un système qui, à l’Assemblée, met tout un personnel (dont une partie en livrée) au service des députés – courbettes comprises, même si elle défend « le cérémonial par respect des institutions ». Elle me parle du « choc » d’être servie à table au ministère des Affaires européennes, pour un déjeuner avec la ministre Nathalie Loiseau et les députés de la commission des affaires européennes. En bonne marxiste, elle souligne « à quel point les conditions matérielles nous déterminent : si on passe dix ans, vingt ans avec des gens qui ouvrent les portes pour vous, on s’habitue… »
Elle n’a pas encore vraiment réalisé que son salaire avait plus que triplé : de 1 700 à 5 300 euros net par mois, sans compter les frais de mandat. « Avant, je faisais des calculs tout le temps, j’ai les réflexes de n’importe qui de la classe moyenne. » Elle est rentrée tout naturellement de séances de nuit en traversant Paris à pied ou en Vélib, avant de se rendre compte qu’elle pouvait s’offrir une course en taxi.
« Je ne vais pas me battre contre moi-même : objectivement, j’ai changé de catégorie sociale. » Elle a les attributs du pouvoir : « L’écharpe, le statut, le respect du titre : le pouvoir existe, tu fais partie du top de la hiérarchie. » Et conserve une ligne de conduite : « Ne pas rester enfermée là-dedans. » Elle ajoute : « Les députés sont des gens comme les autres. » Ou devraient.