Le policier attend son tour sur le banc, le temps que le tribunal de Bobigny juge le propriétaire d’un rottweiler agressif, puis le responsable d’un grave accident de la route. Jean-Hubert A. plie et déplie sa convocation rangée dans une pochette plastique transparente, s’évente avec. Il fait chaud ce 1er juin, à la 14e chambre. Le fonctionnaire de 34 ans, massif, cheveux ras et peau sombre, est poursuivi pour un délit à l’intitulé ésotérique : « Abstention volontaire de combattre un sinistre ». C’est une histoire assez simple : la justice lui reproche d’avoir pris à la légère un appel téléphonique signalant un feu de balcon, qui s’est terminé en incendie mortel.
Il y a du feu sur la cité Allende, sur les antivols du balcon du rez-de-chaussée.
Dans la nuit du 15 au 16 juin 2015, l’alerte est donnée par une aide-soignante de 57 ans. En rentrant chez elle à Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), peu après minuit, elle aperçoit des étincelles et de la fumée sur un balcon du rez-de-chaussée. Elle tambourine à la porte de l’appartement, occupé par une dame âgée qu’elle connaît. Pas de réponse. L’aide-soignante compose alors le 17, le numéro d’urgence de la police, signale qu’« il y a du feu sur la cité Allende » (aussi appelée « cité Pablo-Neruda »), « sur les antivols du balcon du rez-de-chaussée ». Selon la procédure habituelle, le Centre d’information et de commandement de la police (CIC) en Seine-Saint-Denis confie au commissariat local la tâche de mener les vérifications nécessaires.
Jean-Hubert A., préposé au téléphone du commissariat d’Épinay-sur-Seine cette nuit-là, s’est absenté quelques minutes pour fumer une cigarette. À son retour, son chef lui demande de faire le « contre-appel » : il doit rappeler l’aide-soignante pour vérifier le sérieux de son coup de fil, poser des questions complémentaires et décider s’il est nécessaire d’envoyer les pompiers ou une patrouille du commissariat. La conversation dure une à deux minutes. Jean-Hubert A. note dans le registre : « Départ de feu 3 rue Pablo Neruda, maîtrisé par les requérants. » Et n’envoie personne sur place.
Deux heures plus tard, l’aide-soignante est réveillée par un grand boum. Le feu a continué à couver, une bouteille de gaz vient d’exploser sur le balcon de sa voisine. Les pompiers et la police retrouvent l’occupante de 70 ans gravement asphyxiée et brûlée dans son sommeil. Elle meurt à l’hôpital après trente-cinq minutes de massage cardiaque. Devant les enquêteurs, la voisine « regrette » d’être passée par le 17 : « J’aurais dû appeler les pompiers directement. »
« Une intervention vers minuit aurait sans doute permis de sauver la vie de cette personne », souligne la présidente du tribunal. Derrière la barre, épaules tombantes, Jean-Hubert A. se tient droit dans ses baskets Nike. Il a glissé la convocation dans la poche de sa jambe de treillis, ses lunettes de soleil dans le col de son polo. Le policier maintient qu’avec « les éléments qu’il avait », il ne pouvait pas réaliser le « caractère d’urgence » de la situation. « Au téléphone, cette dame me dit qu’il y a eu le feu, mais qu’il n’y a pas de flammes. Je lui ai fait confirmer à plusieurs reprises que le feu était éteint. À aucun moment je n’ai pensé qu’une personne était en danger. » L’aide-soignante n’a-t-elle pas parlé d’étincelles et de fumée, comme dans son appel au 17 quatre minutes plus tôt ? Elle dit que si, Jean-Hubert A. dément. Impossible de vérifier les termes exacts de la conversation. Les appels au 17, comme ceux passés depuis les postes fixes du commissariat, sont bien enregistrés, « mais avec le fixe, on ne peut pas appeler les portables », explique le fonctionnaire : il a donc utilisé son portable de service et il ne reste aucune trace de la communication.
Ce soir-là, Jean-Hubert A. semble s’être livré à une suite d’interprétations hasardeuses, avant d’en conclure que la situation n’était pas grave. « Ce qu’on demande à l’opérateur, ce n’est pas d’interpréter, c’est de réagir », gronde le procureur. Mais le policier a pensé à « un incendie de détritus » allumé « pour faire venir les forces de police ou d’urgence, de manière à les caillasser ». Selon ce scénario, imaginé à partir de guets-apens passés, l’aide-soignante aurait certainement appelé le 17 « de bonne foi » en tombant sur l’œuvre des incendiaires. Mais pourquoi le policier a-t-il écrit, dans le registre, que le feu avait été « maîtrisé par les requérants » alors que ce n’était pas le cas ? « Parce que c’est généralement ce qui se passe. » Dans ces conditions, Jean-Hubert A. ne juge pas utile d’envoyer un équipage dans ce « secteur sensible », cette « zone hostile à toute forme de représentativité de l’État » où les policiers sont « systématiquement caillassés, agressés ». Il se souvient qu’à sa prise de service « la première chose qu’on m’a dite, c’est qu’à Pablo-Neruda, ils étaient chauds. Des collègues avaient déjà été caillassés dans la journée. Vu les effectifs disponibles, je ne les envoie que s’il y a un réel besoin. » Lors de l’enquête, la commissaire a confirmé que sauf « nécessité d’urgence » elle « préfère » que la patrouille se concentre sur « la gare, les commerces » et « les vols à la portière » du côté du casino d’Enghien-les-Bains (Val-d’Oise). La seule autre intervention de cette nuit-là aura été un feu de scooter.
Selon l’aide-soignante, le policier au téléphone avait pourtant promis d’envoyer quelqu’un à la cité Allende. Faux, selon lui : « J’ai dit qu’on allait faire le nécessaire. » C’est-à-dire rien, à ce stade. « Si elle m’avait rappelé cinq ou dix minutes après pour me dire qu’il y avait le feu, j’aurais même pas cherché à comprendre, j’aurais envoyé un équipage. Généralement, les requérants attendent qu’on arrive. » La présidente lui fait remarquer que l’aide-soignante n’avait aucune raison de rester plantée devant le balcon si le policier n’avait pas annoncé l’arrivée d’une patrouille. Il en convient mais bougonne. « Elle aurait très bien pu appeler les pompiers aussi. On nous appelle beaucoup pour des choses fantaisistes. »
Les trois enfants adultes de la victime, deux sœurs et un frère, sont dans la salle. Leur mère était veuve depuis deux mois et prenait encore des somnifères pour dormir. Cette ancienne commerçante « voyait ses enfants et ses petits-enfants quasiment tous les jours », souligne Blandine Russo, l’avocate des parties civiles, pour qui la retraitée « a eu le malheur d’habiter dans une cité ». Qu’aurait fait le prévenu, s’interroge l’avocate, si l’appel était venu d’un « quartier beaucoup plus secure » ? Le policier concède qu’il y a des interventions plus « confortables » que d’autres, sans tomber dans le piège : « Avec les mêmes éléments, j’aurais fait pareil. »
Je suis né dans les quartiers nord de Marseille et j’ai toujours mis un point d’honneur à travailler dans ces zones-là, pour aider mes concitoyens. Tout le monde a droit à la sécurité.
Au moment des faits, Jean-Hubert A. travaillait à Épinay-sur-Seine depuis un an. Un poste pour lequel il était « volontaire ». Dans ce département de Seine-Saint-Denis où beaucoup de policiers débutent leur carrière à contrecœur, il est arrivé avec plusieurs années de police derrière lui, notamment à Marseille. « Je suis né dans les quartiers nord et j’ai toujours mis un point d’honneur à travailler dans ces zones-là, pour aider mes concitoyens. Tout le monde a droit à la sécurité. » Jean-Hubert A. est aujourd’hui CRS. De manière assez inhabituelle, son administration a prononcé une sanction disciplinaire avant de connaître l’issue des poursuites judiciaires : quinze jours de suspension.
Le procureur a tiqué sur le mot « confortable ». Loïc Pageot rappelle au policier « sa mission, aussi douloureuse puisse-t-elle être, et son devoir ». Pour l’accusation, la faute va au-delà de la « simple négligence » puisque « ce que va consigner monsieur A. dans le registre n’est pas du tout conforme à ce qui lui a été dit ». Il requiert six mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende. L’avocat de la défense, Laurent-Franck Lienard, insiste sur les propos peu clairs de la requérante et colle à la définition du délit : « Les policiers peuvent être idiots, ils peuvent être fainéants. La seule question est la suivante : avait-il la certitude d’un péril pour les personnes ? Est-ce qu’il savait que cette dame allait brûler et est-ce qu’il l’a laissé brûler ? » Le 7 juillet, le tribunal a rendu sa décision : Jean-Hubert A. est relaxé. Mais le parquet a fait appel et un second procès doit se tenir à Paris dans les prochains mois.