Du Var
Vendredi 5 mai, aux alentours de midi, sur le domaine de La Castille. À quinze kilomètres de Toulon, les visiteurs sont accueillis dans l’immense vignoble de 160 hectares par une grille flanquée du visage du Christ. Au-delà s’étendent des ceps de vigne à perte de vue, surplombés par la mystérieuse émeraude du massif des Maures. Le château de La Castille est planté là, au milieu des vignes, à l’ombre des platanes centenaires. Le bâtiment érigé au XVIIIe siècle est plus modeste qu’on pourrait se le figurer ; ses volets repeints en vert menthe lui donnent une allure hors du temps.
Au pied du château, face à une statue de la Vierge aux mains tendues dont le socle indique « Posuerunt me custodem » (« Ils ont fait de moi leur gardienne » en latin), un jeune séminariste au t-shirt bleu électrique est assis sur le dossier d’un banc. Il prie le chapelet. Pour qui demande-t-il l’intercession de la mère de Jésus ? Pour son séminaire, dit de l’Immaculée Conception, qui vient de passer une année sans ordinations, lui qui était si florissant ? Ou pour son évêque, Mgr Dominique Rey, à la tête depuis près d’un quart de siècle du diocèse de Fréjus-Toulon, et dont le siège épiscopal se voit de plus en plus menacé ?
Le calme règne ce vendredi sur La Castille. On devine pourtant, entre les murs du château, les vives discussions qui viennent seulement d’y résonner. Le conseil épiscopal mensuel se termine tout juste, les convives ont commencé à déjeuner, non sans un bénédicité de rigueur. En plus du séminaire, de l’activité viticole et de quelques communautés accueillies dans le diocèse, l’évêque projette de transférer ici, à La Castille, l’évêché, actuellement situé à Toulon, au prix de travaux estimés à plus de 12 millions d’euros. Ce transfert, qui devrait être accompli à l’horizon 2030, paraît faramineux à l’heure où les comptes du diocèse sont déficitaires chaque année d’environ 2 millions d’euros. « Le déplacement de l’évêché, dans un but de rassembler les différents services de la curie en un même lieu, est un projet d’envergure qui n’est qu’au stade d’étude, précise Yves-Marie Sévillia, le directeur de cabinet de Mgr Rey, dans un mail qu’il adresse aux Jours. Étant donné le coût naturellement important d’une telle opération, c’est un sujet sur lequel rien n’est arrêté, toutes les hypothèses sont étudiées ; nous avançons lentement, prudemment, en impliquant toutes les instances diocésaines dans la réflexion et la consultation. »
Des portes du château de La Castille ressort de temps en temps un prêtre en soutane ou en simple clergyman pour grimper dans sa voiture. Sur le côté, face à l’entrée du séminaire, marquée d’une sobre croix de bois, la voiture de l’évêque, un SUV blanc
Pour comprendre ce verrouillage toujours plus resserré de la communication diocésaine, il faut remonter un an en arrière. Début juin 2022, un communiqué de l’évêque révèle que les ordinations des six diacres et quatre prêtres prévues à La Castille pour la fin du mois sont suspendues sine die. En cause, une « visite fraternelle », quelques mois plus tôt, de Mgr Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, à la demande de Rome, conduisant certains hauts prélats à s’interroger sur « la restructuration du séminaire » et la « politique d’accueil du diocèse ». L’annonce est un coup de tonnerre dans le petit monde de l’Église catholique de France.
La place du monde traditionaliste dans notre séminaire et dans le diocèse constitue également un des points sensibles relevés par les congrégations romaines.
Non seulement cette décision est rarissime, mais elle frappe le troisième séminaire le plus dynamique de France, qui ferait presque mentir la crise des vocations. Avec 66 candidats au sacerdoce en 2019, il arrivait sur le podium juste derrière celui de Paris et celui de la communauté Saint-Martin, dépassant tous deux la centaine de prétendants à la prêtrise. Fréjus-Toulon est ainsi le diocèse comptant le plus de prêtres ordonnés par habitants en France. Et les instances diocésaines ne manquent pas de s’en targuer, affichant fièrement sur leur site internet les 282 « prêtres incardinés [rattachés juridiquement au diocèse, ndlr] et religieux » présents sur le territoire. Tous n’ont pas fait leurs classes au séminaire de La Castille ; certains les ont faites ailleurs, d’autres ont été ordonnés par l’évêque contre l’avis des responsables du séminaire. Mgr Rey est connu pour accueillir à bras grands ouverts les brebis éconduites ailleurs.
Comment le Vatican en est-il venu à s’inquiéter d’un diocèse sur la Côte d’Azur qui ne compte aucune métropole ? Contrairement au diocèse d’Avignon, où huit doyens avaient démissionné du conseil presbytéral en 2009 pour protester contre la gouvernance de leur évêque, ou à Bayonne, où des fidèles et quelques prêtres se sont unis dans une fronde (lire l’épisode 5 des Ensoutanés, « Péchés, censure et traditions : ainsi sont les Saint-Martin »), Mgr Rey ne rencontre dans son diocèse presque aucune résistance. Ouvertement, du moins. Car, apprend-on au gré des messes basses du diocèse, un des vicaires généraux de l’évêque aurait lui-même écrit à Rome. Au printemps 2020, c’était un ancien recteur du séminaire de La Castille qui s’adressait aux vicaires pour s’offusquer du virage traditionaliste de son séminaire imposé par l’évêque.
Fin juin 2022, Mgr Rey prend de nouveau la plume, dans un texte beaucoup plus long, cette fois-ci pour s’adresser aux prêtres, aux diacres et aux fidèles de son diocèse. On comprend que les interrogations romaines ne se cantonnent pas aux murs du séminaire, loin de là. « C’est bien la provenance des vocations et la pluralité des parcours de formation qui ont pu poser question à Rome (et non des questions de mœurs comme peut-être certains ont pu le craindre), tout comme la composition diversifiée de notre presbyterium (l’ensemble des prêtres du diocèse) ou encore la présence de nombreuses communautés avec parfois la difficulté pour le diocèse de les accompagner et de les intégrer, détaille-t-il. La place du monde traditionaliste dans notre séminaire et dans le diocèse constitue également un des points sensibles relevés par les congrégations romaines. » Le prélat reconnaît des « erreurs de discernement » au cours de ses deux décennies d’épiscopat, notamment dans l’accueil de communautés extérieures au diocèse : « Les fragilités, les échecs, les difficultés observées dans certaines de ces communautés nous imposent toujours plus de vigilance. »
Ce mea culpa tardif n’aura pas suffi. En début d’année suivante, le 7 février, le nonce apostolique en France, Mgr Celestino Migliore, annonce une prochaine visite apostolique, c’est-à-dire une enquête du Vatican, dans le diocèse de Fréjus-Toulon, mandatée par le Dicastère pour les évêques, et confiée à Mgr Joël Mercier, ancien secrétaire de la Congrégation pour le clergé, et Mgr Antoine Hérouard, archevêque de Dijon et ancien secrétaire général de la Conférence des évêques de France. « Cette visite fait suite à celle du cardinal Aveline, qui est intervenue après un certain nombre d’inquiétudes manifestées auprès du Saint-Siège sur des situations particulières et sur la situation du séminaire », précise ce dernier, qui livre en exclusivité pour Les Jours un aperçu du déplacement. De telles visites, plutôt effectuées auprès de communautés religieuses, sont rarissimes concernant un diocèse.
Elle s’est étendue sur trois semaines, entre le 13 février et le 10 mars. « Nous avons vu que les attentes étaient assez fortes. Nous avions demandé à recevoir en audition les principaux responsables et collaborateurs du diocèse, ensuite nous étions plus ouverts à qui souhaitait nous rencontrer. » En tout, les deux prélats, accompagnés d’un notaire, ont entendu 110 personnes, prêtres comme laïcs, et reçu sur une boîte mail dédiée plus de 600 témoignages. Si le format des entretiens était assez libre, une « grille » avait tout même été proposée, avec des thématiques comme la « gouvernance de l’évêque et de ses collaborateurs », le « fonctionnement des instances diocésaines », l’« équilibre liturgique » ou encore la « communion entre les différentes sensibilités ». Si certains témoignages ont souligné le « dynamisme » du diocèse et ses « initiatives », d’autres ont exprimé de vives inquiétudes, soit sur des « situations particulières », soit sur la « situation générale du diocèse », l’accueil des différentes communautés religieuses étant l’un des principaux points d’attention. Désireux de dynamiser son diocèse et de booster son nombre de prêtres, Mgr Rey a en effet ouvert ses portes à certaines communautés au sein desquelles des dérives sectaires ont été dénoncées et sur lesquelles il a longtemps fermé les yeux. L’évangélisation des musulmans, une des pierres angulaires de sa pastorale, est aussi soulignée par certains.
Cette « photographie de la situation », rassemblée en six tomes de 150 pages chacun, a fait l’objet d’un rapport synthétique, proposant plusieurs « hypothèses » pour sortir de la crise, qui vient d’être remis à la hiérarchie romaine afin de l’aiguiller dans sa décision future. Contacté, le nonce apostolique Mgr Celestino Migliore renvoie vers le Dicastère pour les évêques afin de savoir « ce qui pourrait en ressortir ». Lequel dicastère n’a pas répondu à nos sollicitations. D’après nos informations, Mgr Hérouard a rencontré son préfet lundi 29 mai. « Il paraît que le dossier est monstrueux », glisse un prêtre du diocèse. En attendant, une atmosphère étouffante pèse sur le diocèse azuréen. Fidèles et clergé vivent suspendus à la décision vaticane. Un nom d’évêque qui pourrait succéder à Mgr Rey circule. L’an dernier, le prélat aurait refusé la proposition de Rome de nommer un « coadjuteur », c’est-à-dire un adjoint, afin d’assurer la transition. Contacté, son directeur de cabinet Yves-Marie Sévillia dément.
On est dans la folie d’un homme qui saborde ce diocèse dans sa chute.
Pour montrer patte blanche, l’évêque a tout de même promis de multiplier les visites dans les paroisses et les communautés et d’appliquer la charte Saint-Léonce, adoptée en 2020 pour mieux encadrer l’accueil des communautés. Son directeur de cabinet ajoute qu’il a été décidé « un moratoire de l’accueil des communautés, un état des lieux des communautés du diocèse, un renforcement du rôle du conseil presbytéral pour l’accueil d’un nouveau prêtre dans le diocèse ou d’une incardination » ainsi qu’un renforcement du rôle du recteur du séminaire.
« C’est un effort, souligne Mgr Hérouard. Après, est-ce bien appliqué ? Mais ça a au moins le mérite d’exister. On ne peut pas dire que rien n’a été fait. » Responsable de la cellule de veille du diocèse contre les abus sexuels et spirituels, le père Claude Sirvent se montre plus sceptique : « Moi, j’ai envie de lire un mémoire qui montre à la fois ce qui a été fait, les défaillances, etc. Je pense que Rome serait intéressée d’avoir un comité de prêtres choisis avec des laïcs, d’horizons divers, pour dire ce qui a été bien fait, ce qui n’a pas été bien fait. Là, on part du principe que tout est bien. »
Quelle que soit l’issue donnée par le Vatican au rapport, Mgr Rey se retrouve plus isolé que jamais dans son diocèse. Des prêtres pourtant traditionalistes, qui ne souhaitent pas s’exprimer, sont de plus en plus critiques vis-à-vis de l’évêque. L’un des trois vicaires généraux, Mgr Frédéric Forel, vient de quitter le navire pour rejoindre l’archevêque de Marseille, celui-là même qui avait « fraternellement » visité Fréjus-Toulon en 2021. Au cours de l’année 2022, dix clercs ont été « excardinés », c’est-à-dire qu’ils ont cessé d’être rattachés au diocèse, pour la plupart afin de rejoindre d’autres diocèses à l’étranger, contre seulement deux en 2019, six en 2020 et quatre en 2021.
En parallèle, Mgr Rey tente de nommer des proches à des postes-clés du diocèse, à l’instar d’Eymeric de Kerhor, un fondateur de start-up dont le fils est prêtre à la communauté de l’Emmanuel, où l’évêque a fait ses armes. D’après nos informations, il lui aurait été proposé de devenir trésorier de l’association diocésaine. Contactés, ni le cabinet de l’évêque ni l’intéressé n’ont confirmé ou infirmé. Toujours selon nos informations, le père Claude Sirvent vient quant à lui de se voir annoncer, à la mi-mai, la rupture de sa convention de responsable de la cellule de veille du diocèse sur les abus sexuels et spirituels. Une décision brusque qui ferait suite à des désaccords sur certains dossiers. « Ce qui est extrêmement incongru, c’est qu’il dégage dans un moment aussi crucial quelqu’un qui fait partie des pièces centrales de son organigramme, juge l’intéressé. On est dans la folie d’un homme qui saborde ce diocèse dans sa chute. Il veut que son œuvre lui survive tant bien que mal. »