À Bruxelles, la résistible normalisation de l’extrême droite
Les frères ennemis des groupes ECR et ID s’attendent à cartonner lors des élections européennes de juin. « Les Jours » dissèquent les hymnes à la haine.
Ce n’est pas tous les jours qu’un Ballon d’or se promène dans les couloirs du Parlement européen. Lorsqu’il arrive au premier étage du bâtiment Spaak, à Bruxelles, Hristo Stoichkov – 83 sélections avec l’équipe de Bulgarie, costume noir et cravate grise impeccables – fait son petit effet. L’ancien ailier gauche du FC Barcelone a accepté d’intervenir dans une conférence, ce mercredi 10 avril. Rendez-vous a été donné aux participants dans une vaste salle de réunion, à quelques volées de marches de l’hémicycle. À l’entrée, des assistants parlementaires dégainent leurs téléphones pour photographier le vainqueur de la Ligue des champions 1992. Des étudiants italiens invités se félicitent de leur journée de visite « vraiment si bien organisée ». La télévision bulgare est là aussi, ses grands spots lumineux calés sur la moquette bleue, prête pour les interviews. Car Hristo Stoichkov partage l’affiche avec une poignée de champions italiens, quelques compatriotes de renom, nageur, volleyeur, gymnaste, ainsi qu’avec le représentant permanent adjoint de l’Italie auprès de l’Union européenne (UE) et sa compatriote Iliana Ivanova, la commissaire européenne à la Jeunesse. Autant dire que les deux eurodéputés à l’initiative de l’événement, l’Italien Pietro Fiocchi et le Bulgare Andrey Slabakov, ont le bras long et le sens du glamour.
Le premier est membre de Fratelli d’Italia, le parti post-fasciste de la Première ministre Giorgia Meloni. Le second a été élu au Parlement européen sur la liste du parti nationaliste bulgare VMRO. Et tous deux sont bien décidés à rempiler en juin. Mais ce 10 avril, à l’exception de quelques sorties bien senties sur le type de munitions utilisées en tir sportif et sur l’adhésion de la Bulgarie à l’espace Schengen, l’un comme l’autre s’en tiennent au sujet de la conférence. Sur le papier, l’objectif est de mettre en lumière les obstacles à l’activité physique des jeunes. Dans les faits, l’événement est d’abord l’occasion d’un joli coup de com, pour les deux élus comme pour le groupe politique au sein duquel ils siègent au Parlement : les Conservateurs et réformistes européens, l’ECR. Leur logo est partout dans la salle. Sur les grandes bannières installées à la tribune, sur les petites pochettes cartonnées que portent sous le bras les assistantes de Pietro Fiocchi et même sur les épaules des étudiants italiens et de la journaliste du service des sports de la télé bulgare, venue de Sofia pour l’occasion. À tous, de grands sacs à dos bleus floqués « ECR » ont été offerts. La droite radicale antisystème aussi a le goût des goodies.
L’ECR, qui pourrait bien monter en puissance à l’issue des européennes le mois prochain, accueille en grande majorité des élus polonais, issus du parti national-conservateur Droit et Justice (PiS), et des Italiens de Fratelli d’Italia, comme Pietro Fiocchi. Dans les rangs ECR siègent également une poignée d’eurodéputés Vox – « engagés pour la défense de l’Espagne, de la famille et de la vie » –, quelques Démocrates de Suède – un parti qui trouve ses racines dans le mouvement néonazi suédois –, ainsi que Nicolas Bay, l’homme d’Éric Zemmour et de Marion Maréchal au Parlement européen. L’ECR s’est par ailleurs élargi il y a peu aux élus eurosceptiques et anti-immigration du Parti des Finlandais, débarqués d’un groupe plus à droite et plus extrême encore : le groupe ID (Identité et démocratie), qui abrite le Rassemblement national (RN), l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), les Italiens de la Lega et les tout aussi nationaux-populistes Vlaams Belang belge et FPÖ autrichien.
Deux groupes siègent donc à la droite de la droite dans l’hémicycle bruxellois. « ID, qui ne compte que des partis de droite radicale, et ECR, qui en compte en grande partie, avec quelques exceptions », résume la politologue Nathalie Brack, professeure associée à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste des partis radicaux en Europe. Les deux groupes, cependant, ne sont pas logés à la même enseigne au Parlement. Nombre d’eurodéputés – à droite, au centre, chez les socialistes, chez les Verts – maintiennent que non, on ne peut pas mettre ECR dans le même panier qu’ID. Fondé en 2009 à l’initiative des conservateurs britanniques, l’ECR est un groupe bien établi. Il est pro-Ukraine, pro-Otan et compte quelques personnalités appréciées. Le Belge Johan Van Overtveldt (Nieuw-Vlaamse Alliantie), président de la Commission des budgets, notamment. Avec les Conservateurs et réformistes, on ne rechigne donc pas à discuter, à travailler, ni même à être vu. En témoigne la présence, le 10 avril, d’eurodéputés socialistes et de centre-droit, venus écouter les invités de marque d’Andrey Slabakov et Pietro Fiocchi.
Cette image, même les éléments les plus radicaux du groupe la cultivent. L’ECR « a les connaissances, les compétences, l’expérience » requises, insiste auprès des Jours Angel Dzhambazki, eurodéputé du VMRO bulgare, principalement connu à Bruxelles pour ses déclarations anti-immigration, homophobes, islamophobes, antitsiganistes… et pour l’amende dont il a écopé après avoir réalisé, dans l’hémicyle, ce qui s’apparente beaucoup à un salut nazi. Son groupe, « contrairement à un autre, ne sera pas laissé dans un coin, marginalisé », ajoute-t-il.
ID, l’autre groupe auquel Angel Dzhambazki fait référence, tout sourire dans son costume gris, est, c’est indéniable, très isolé. Considéré par le reste de l’hémicycle comme infréquentable, trop radical, trop sulfureux, trop pro-Kremlin. Créé en 2019, à l’issue du précédent scrutin, ID a de suite fait l’objet d’un « cordon sanitaire ». D’un commun accord, les groupes majoritaires – la droite (PPE), les socialistes (S&D) et les libéraux (Renew, où pointent les macronistes français) – ont refusé de lui accorder les postes à responsabilité auxquels, compte tenu de ses 73 députés fraîchement élus, il aurait pu prétendre. Les trois groupes n’ont toutefois pas poussé le cordon beaucoup plus loin et, pour le reste, depuis cinq ans, chacun fait un peu à sa sauce.
L’arrivée au pouvoir de partis de droite radicale dans plusieurs États ces dernières années leur a donné une visibilité et un poids qui ont contribué à leur normalisation au niveau européen.
Au PPE, détaille un assistant, les équipes ont pour instruction de ne pas « travailler » avec ID, sauf cas exceptionnels : par exemple, quand la responsabilité d’un rapport leur revient… Ce qui est tout de même arrivé, d’après le site AssistEU, 28 fois depuis 2019– contre190 pour ECR. Renew aussi se tient à distance. L’ensemble du groupe a pour consigne de ne soutenir ni les amendements ni les rapports d’ID, et de ne rien cosigner avec leurs députés. Idem pour les Verts. « La règle, explique un conseiller écolo, c’est qu’on ne vote pas leurs amendements, ni en plénière ni en commission, même s’ils vont dans notre sens. » Ce qui peut arriver, ici ou là, au niveau technique. Chez les socialistes, les plus stricts en la matière, le cordon sanitaire s’invite jusque dans les « feuilles de votes », communiquées aux eurodéputés avant chaque scrutin et sur lesquelles est renseignée, amendement par amendement, la ligne du groupe. Pour, contre, abstention. Lorsqu’il s’agit d’un amendement ID, la consigne est systématiquement de le rejeter, détaille une source du groupe socialiste. « Sur la feuille, on a toujours le signe − et une note rappelant que la ligne du groupe est de ne pas voter avec ID. »
Ces timides garde-fous n’ont pas empêché la normalisation des droites radicales au sein de l’institution. D’abord, explique Nathalie Brack, parce que les dynamiques au niveau européen reflètent ce qui se passe dans les États. « Les élections nationales jouent un rôle plus crucial que les élections européennes. À partir du moment où cette droite participe à un parlement, à un gouvernement national, son influence et sa respectabilité changent. L’arrivée au pouvoir de partis de droite radicale dans plusieurs États ces dernières années leur a donné une visibilité et un poids qui ont contribué à leur normalisation au niveau européen. » L’élection à la tête du gouvernement italien de Giorgia Meloni – qui joue depuis la carte modérée et soigne ses relations à Bruxelles – a ainsi donné du lustre à la délégation européenne de Fratelli.
D’autant que, lorsqu’un parti national passe de l’opposition au gouvernement, il devient plus délicat pour ses représentants à Bruxelles de rester passifs, engoncés dans une opposition de principe. « Si leur parti est au pouvoir ou s’ils veulent être vus comme un acteur potentiel pour un gouvernement, il y a pour eux un enjeu à participer davantage, à ne pas avoir cette réputation d’eurodéputés toujours absents, qui ne font rien », poursuit l’universitaire. Car pour l’heure, c’est bien l’image qui colle à la peau des députés ID et, dans une certaine mesure, à celle des élus ECR. S’ils sont plus nombreux lors du prochain mandat, « il va falloir qu’ils se mettent au travail ! », tacle un conseiller politique.
Au Parlement européen, l’essentiel des négociations se joue lors de réunions entre rapporteurs – les députés désignés par leur groupe pour assurer le suivi d’un dossier – et lors de réunions techniques, auxquelles seuls les assistants et les conseillers des groupes participent. Ces réunions, convoquées à huis clos, se tiennent bien souvent sans représentants ID. « À quoi bon y participer ? En général, on nous ignore. Ce sera plus intéressant d’y aller si la majorité change », justifie-t-on en interne. Un tantinet plus assidus, le staff et les députés ECR ne brillent toutefois que rarement par leur maîtrise des dossiers, soulignent plusieurs sources, toutes lasses de les entendre lâcher des « We agree with EPP » (« On est d’accord avec le PPE ») lorsque l’on sollicite leurs avis.
Sur ce point, toutefois, les temps changent. Sur le règlement visant à encadrer l’intelligence artificielle, l’un des grands textes du mandat, « je dois avouer qu’ECR avait une bonne équipe, ils savaient de quoi ils parlaient », note un conseiller. Lors des négociations sur la réduction et le recyclage des emballages, autre texte notable, les rapporteurs ID et ECR, les Italiens Silvia Sardone et Pietro Fiocchi – encorelui –« ont toujours été présents », précise d’emblée une source proche du dossier. Détail : le texte revêtait pour l’Italie et son industrie agroalimentaire un intérêt de taille. Certaines délégations, explique Nathalie Brack, « veulent désormais mettre leur empreinte, contribuer à des politiques sur lesquelles elles estiment que l’UE a un rôle à jouer ». Ou sur lesquelles, donc, elles ont un intérêt à s’impliquer. Il y a, poursuit-elle, une « stratégie qui est clairement de rentrer dans le jeu parlementaire ». Et en la matière, ECR vient d’atteindre un sommet : la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a laissé entendre, le 30 avril dernier, qu’elle n’était pas fermée à une « coopération » avec le groupe. « Cela dépendra de la composition du Parlement » et de celle d’ECR, a-t-elle précisé.