Cent neuf femmes. Elles sont 109 à avoir perdu la vie sous les coups de leur partenaire, leur conjoint, leur concubin ou leur ex en 2022, d’après le collectif Féminicides par compagnons ou ex. La dernière femme tuée de l’année l’a été samedi 31 décembre à Charleville-Mézières (Ardennes). Son compagnon, qui, d’après le parquet, a en partie reconnu les faits en garde à vue, l’aurait poignardée à mort. Elle avait 23 ans. Le nombre officiel et définitif de 2022, lui, ne sera donné que dans quelques mois par la délégation aux victimes (DAV). Cette unité rattachée au ministère de l’Intérieur, qui associe policiers et gendarmes, publie chaque année depuis 2006 un rapport sur les « morts violentes au sein du couple ». D’après la DAV, 122 femmes ont été tuées dans de telles circonstances en 2021. Elles étaient 102 en 2020, 146 en 2019, 118 en 2018, 130 en 2017…
Tous ces crimes sont des féminicides. Des meurtres de femmes commis par des hommes. En l’espèce, ils correspondent à ceux que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit depuis 2012 comme des « féminicides intimes », « commis par un époux ou par un petit ami, actuel ou ancien ». C’est-à-dire un meurtre sexiste qui survient dans l’intimité présente ou passée d’une relation de couple entre l’auteur, un homme, et la victime, une femme. D’après l’OMS, ils représentent plus du tiers (35 %) de tous les meurtres de femmes commis dans le monde. En France, 29 % de l’ensemble des homicides survenus dans le pays entre 2016 et 2021 ont été commis au sein de la famille et les deux tiers des victimes sont des femmes, selon le service statistique ministériel de la Sécurité intérieure. Si l’on s’en tient aux homicides conjugaux, plus de huit sur dix (82 %) sont des « féminicides intimes ». En 2021, près d’un tiers des victimes avaient déjà subi des violences antérieures. Sur celles-ci, 64 % les avaient signalées aux forces de l’ordre. Parmi elles, 84 % avaient déposé une plainte. Cette même année, une autre donnée dépasse l’entendement : le service statistique du ministère de l’Intérieur recense 684 femmes qui ont tenté de se suicider ou se sont suicidées à la suite du harcèlement de leur conjoint ou ex-conjoint.
Ces dernières années, ce phénomène funeste et endémique a fait l’objet d’ambitieux projets éditoriaux qui ont contribué à l’extraire des simples pages consacrées aux faits divers. Depuis 2017, Libération les recense et en traite spécifiquement ; en 2019, l’AFP s’est concentrée sur tous les féminicides de l’année ; en 2020, une cellule d’enquête du Monde a fait un travail colossal sur ceux survenus en 2018. Plus généralement, depuis la vague #metoo de la fin 2017, l’ensemble des médias s’en fait souvent l’écho. Mais tant qu’une femme mourra tous les trois jours sous les coups de l’homme qui partage ou a partagé sa vie, le sujet ne sera jamais assez traité. Alors, Les Jours ont décidé d’y consacrer à leur tour une série qui se déroulera sur toute l’année 2023.
Comme à notre habitude, nous prendrons le temps. Notre série répondra au schéma suivant, inédit sur Les Jours : à partir de février, un article mensuel reviendra sur les féminicides dits intimes ou conjugaux survenus le mois précédent en s’appuyant sur la presse locale, les informations communiquées par les institutions judiciaires et le travail d’associations ou collectifs féministes, tels que #NousToutes ou le collectif Féminicides par compagnons et ex. Chacune de nos sources sera précisément citée, les faits relatés, nos doutes exposés.
Le cœur de notre série se trouvera dans son deuxième volet : un second article plus long et plus fouillé, qui enquêtera une fois par mois sur un aspect particulier de ces meurtres. Nous irons couvrir certains procès de féminicides commis les années passées, enquêterons sur des affaires en cours, partirons à la rencontre des familles et des proches. Les Jours s’entretiendront avec des universitaires, des professionnels, des associatifs. Nous rendrons compte des différentes politiques publiques mises en place, ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Pendant un an, nous tenterons de comprendre pourquoi des hommes arrachent la vie de femmes. De quoi et pourquoi la société est malade. Car il ne peut en être autrement : une société qui laisse une partie de sa population mourir sous les coups d’une autre ne va pas bien.
Pourtant, le caractère sociétal de ces crimes n’a longtemps pas été pris en compte. Au terme de féminicide, le débat public comme les tribunaux ont, des années durant, préféré le vocable de « crime passionnel », poétisant au nom de l’amour le meurtre d’une femme par un homme et, par là même, minimisant la responsabilité de son auteur. Grâce aux travaux d’universitaires, de professionnels et d’associatifs, la société a peu à peu compris qu’il n’y a ni amour ni passion quand un homme tue une femme. En France, les premières à avoir dénoncé l’aspect systémique des féminicides sont les bénévoles du collectif Féminicides par compagnons ou ex qui, depuis 2016, font un remarquable travail quotidien de recensement de tous ces crimes sur leur site et les réseaux sociaux.
Lorsque la notion de crime passionnel s’est effacée des journaux et des prétoires, celle de féminicide ne s’est pas totalement imposée pour autant. L’Académie française refuse toujours de reconnaître cette contraction anglaise de « female » et « homicide ». Le mot est apparu dans le vocabulaire du droit et des sciences humaines en 2014 et a été inscrit dans le Robert en 2015. Mais il aura fallu attendre 2021 pour qu’il entre dans le Larousse. Ces dictionnaires le définissent comme le « meurtre d’une femme ou d’une jeune fille, en raison de son appartenance au sexe féminin ».
Du côté du droit, nombre de juristes, avocats, procureurs ou juges s’opposent à l’adoption du terme « féminicide » dans la loi. S’appuyant sur leurs auditions, un rapport d’information parlementaire rendu sur le sujet en 2020 estimait que cela risquait de « poser davantage de difficultés qu’elle n’apporterait de véritables solutions à la prise en charge des femmes victimes de violences » et pourrait rompre le principe d’égalité devant la loi. La circonstance aggravante du « meurtre commis sur le conjoint ou le concubin de la victime ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité », puni de la réclusion criminelle à perpétuité, et qui s’applique également « à l’ancien conjoint, l’ancien concubin ou l’ancien partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité », leur paraît suffisante.
Ce même rapport de 2020 soutenait dans le même temps qu’il était toutefois « urgent et impératif de développer son usage institutionnel, en particulier dans les sphères politique, médiatique et judiciaire ». Aujourd’hui, le terme de « féminicide » se voit jusque sur les murs des villes de France où s’exposent les collages féministes. Il se lit dans la presse, s’entend à la radio, à la télé et dans les discours des responsables politiques. Sur Les Jours, il est apparu pour la première fois en 2020. Trois ans plus tard, nous consacrons une série à ce crime qui représente la face la plus tragique des inégalités systémiques qui subsistent entre les hommes et les femmes.
« Les Jours » enquêtent sur les féminicides et les documentent. Si vous voulez nous faire parvenir des informations : [email protected].
Si vous êtes victime ou témoin de violences conjugales, le numéro national d’écoute, d’aide et d’information est le 3919.
En cas d’urgence, il est conseillé d’appeler le 17 ou d’envoyer un SMS au 114. Plus d’informations sur la plateforme gouvernementale « Arrêtons les violences ».