De Marseille
Il y a un drapeau bleu-blanc-rouge gentiment posé sur chaque siège, du jazz cool dans les haut-parleurs avec le classique Cheek to Cheek (« Heaven, I’m in heaven… ») pour patienter. Elle serait donc là, la « France apaisée » que vantait Marine Le Pen avec son slogan de l’été dernier, dans ce théâtre Jules-Verne de Bandol (Var), qui attend vendredi 3 mars le premier meeting départemental du Front national pour la présidentielle. Bientôt, les 500 places seront presque toutes occupées dans cette salle où, en avril, on donnera Le Schpountz, de Pagnol. Mais ce soir, c’est une représentation du Front, pour laquelle le secrétaire départemental Frédéric Boccaletti, 43 ans et historique du Front, chauffe le public. Non, assure-t-il, « nous ne sommes pas les fascistes au couteau entre les dents » : en cas de victoire à la présidentielle, « il n’y aura pas un séisme à Marseille, un raz-de-marée en Bretagne et une invasion de criquets à Paris ». Ouf ! Parce que la question se pose : face à une gauche à deux têtes qui risque l’élimination dès le premier tour et une droite qui se déchire et s’éparpille façon puzzle, l’éventuelle victoire de Marine Le Pen, qui ne dit plus son nom ni son parti sur ses affiches bleues, s’inscrit dans le rang du possible – à condition de passer l’obstacle Macron.
Et c’est notamment en Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca), région où les frontistes captent en moyenne un quart de l’électorat depuis plus de trente ans, que la question se joue. Les Jours y tiendront donc la chronique de cette campagne, sachant que le dernier scrutin, les régionales de décembre 2015, a marqué un bon en avant : Marion Maréchal-Le Pen a atteint 45 % des suffrages. Pas suffisant pour la leader régionale, qui croyait à la victoire après être arrivée largement en tête au premier tour. Mais elle a calé au second, preuve que le FN peine à rassembler. Les choses changeront-elles ? C’est ce qu’on cherchera à raconter ici, d’abord autour de la présidentielle (23 avril et 7 mai) puis pour les législatives (11 et 18 juin) où le Front, en fédérant des identitaires pur jus, des historiques de l’extrême droite et des recrues de la droite classique, espère gagner des postes de député. On suivra quelques-unes de ses têtes d’affiche.
En ces terres majoritairement de droite, la stratégie du FN est limpide : se substituer aux Républicains dont l’autorité vacille. Pour ce faire, le FN s’est équipé d’un slogan habile : « Au nom du peuple ». Ah ! Le peuple ! On peut lui faire dire ce qu’on veut et le Front a décidé de transformer cette notion forcément hétérogène en un tout qui serait homogène – acquis à ses idées, évidemment. Ce serait « le peuple » que l’on voit ce vendredi, dans cette salle Jules-Verne, chaud bouillant, à crier sans qu’on le lui demande des « On est chez nous ! » et des « On va gagner ! », du « Mariiine ! » et de la « Mariiion ! », star de la soirée. Ambiance détendue et attentive, un peu comme à la messe : on est venu pour voir si l’on peut y croire. La question de la victoire, on l’aurait posée il y a quelques mois, personne de sérieux au FN n’y aurait souscrit sans pouffer. Mais dans le bordel ambiant où tout ce qui se passe est réputé profiter au parti, pourquoi pas ? Ça peut arriver, comme de faire tapis au casino de Bandol, tout près.
Et en plus, ce sera un coup du peuple. « Tous pensent nous insulter en nous traitant de populistes, remarque Frédéric Boccaletti. On se préoccuperait trop du peuple. Le FN serait en quelque sorte le parti des sans-dents. Mais nous sommes fiers d’être le seul parti qui fait campagne au nom du peuple ! En face, le peuple, ils ne le connaissent pas, ils ne veulent plus le voir ! Honte à ceux qui nous insultent ! » Et honte à ceux qui supputent une manip où le Front, ayant déjà préempté la patrie, tente de s’arroger ce peuple « dont nous sommes nous aussi de modestes éléments », précise Boccaletti.
Marine fait un sans-faute. On lui tire des balles, toutes ricochent.
Lui sans doute, mais les dames Le Pen, purs produits de l’ouest parisien chic, qu’est-ce qu’elles en connaissent ? Pas grand-chose, mais comme la politique a tendance à s’éloigner de la réalité, le FN peut tout oser. Et il se raccroche à quelques notions de base, comme les édicte ce sympathisant des premiers rangs du Jules-Verne dès qu’il entend le nom de Macron, le favori des sondages que le FN tente de dézinguer sur les réseaux sociaux sous le thème « #LeVraiMacron » : « Guignol ! Enfoiré ! » Puis, quand le conseiller régional Boccaletti rappelle que l’homme En marche a « insulté les Pieds-Noirs et les Harkis » en parlant de la colonisation comme d’un crime contre l’humanité : « Putain de ta race ! » Et lorsque le secrétaire départemental lâche « amis pieds-noirs, vous pouvez être fiers de ce que vous avez fait ! », notre sympathisant ne se tient plus et s’adresse directement à Emmanuel Macron : « Ferme ta gueule, connard ! »
Ainsi équipé, le Front part à l’assaut de son Everest électoral. Pourtant, avec son lot de casseroles, le parti ne devrait pas faire le fier. Le 3 mars, sa patronne a été convoquée par le juge d’instruction dans l’affaire des assistants parlementaires payés par l’Europe – elle n’ira pas –, le parti en tant que personne morale est renvoyé en correctionnelle pour ses grosses ficelles de financement lors des campagnes de 2012… Mais tout cela est réputé glisser sur elle, comme nous le disait avant le meeting Marc-Étienne Lansade, maire FN de Cogolin : « Marine fait un sans-faute. On lui tire des balles, toutes ricochent. » La baraka, alhamdulillah ! Le gilet pare-balles, tu pourrais le passer à Fillon ?
Les affaires, « les électeurs s’en foutent. Leur préoccupation, c’est de remplir le frigo », expliquera après le meeting Frédéric Boccaletti, qui s’y connaît en balles perdues – il a fait de la taule pour s’être embrouillé en collage d’affiches. La baraka tient en cette formule gagnante : en général, la justice est, pour le Front, laxiste au point qu’il faudra dès la victoire envoyer ses éléments les plus récalcitrants en camp de rééducation. Mais quand elle enquête sur les affaires du parti, elle est « politisée » et « instrumentalisée », complice d’une « cabale » organisée par le « système » qui veut l’empêcher d’accéder au pouvoir et contrecarrer la voix du « peuple ». Et ceux qui n’adhèrent pas à cette explication font sûrement partie des satanés « élites » : « Les seuls à rabaisser la France, ce sont nos élites ! glisse Boccaletti. Dans quelques semaines, vous allez les balayer ! » Toc ! Du balai… « La présidentielle, c’est un choix de civilisation ! Si nous le voulons, ce sera le début d’un printemps du peuple ! » La salle réagit d’une seule voix : « On va gagner ! »
Ce n’est pas Marion Maréchal-Le Pen qui dira le contraire. 19h35, la voici en scène, contente : « Ça me fait plaisir d’être avec vous et pas sur un plateau de télévision. Déjà, je vous préfère aux journalistes. » Ah, merci. La dame Maréchal, du haut de ses 27 ans, nous commente l’actualité, comme son grand-père savait le faire. Au hasard Balthazar, elle prend « deux affaires » qui font le miel du Front. D’abord, la « fameuse affaire Théo », cet « accident » de matraque : « L’IGPN [la « police des polices », ndlr] a conclu à un accident, pas à un viol. » Et « un parti a refusé de hurler avec les loups » contre les policiers, on devinera lequel. Car la priorité, explique la députée, n’est pas d’arrêter la matraque mais de mettre fin à « la politique de l’excuse » pour ceux qui ont protesté, car « les mêmes qui chouinent vont ensuite aller saccager ». La députée de Vaucluse annonce en vrac un plan de « désarmement des banlieues » et une application du principe « casseur-payeur » : « On dit : “Ils roulent en Mercedes mais ils sont insolvables.” Eh bien, on va les priver d’aides sociales jusqu’à ce qu’ils aient remboursé ce qu’ils ont cassé ! » Succès garanti dans la salle.
Soit il se moque de nous, soit il est complètement débile !
Deuzio, l’affaire Mehdi Meklat, ce « chouchou de France Inter, Libération, Les Inrocks, Taubira, donc quelqu’un de bien, forcément », ironise-t-elle. La salle ricane, elle achève le portrait : « Dès qu’on arrive à choper un petit jeune en banlieue qui arrive à aligner trois mots, c’est le nouveau Rimbaud. » Hélas, ce Rimbaud est un horrible personnage qui balançait des tweets antisémites, racistes et homophobes et l’élue fustige « l’incroyable mauvaise foi des journalistes qui ont essayé de le défendre » : « Le petit Mehdi n’étant pas un petit Blanc, il est donc autorisé à tenir les propos les plus ignobles. » Heureusement, le FN veille. « Grâce à la dénonciation de nos élus, il a quitté la France temporairement. Il peut y rester, d’ailleurs », à l’étranger. La salle opine.
Mais que ceci ne détourne pas de l’essentiel, de cet Emmanuel Macron, chouchou des médias : « Au moindre éternuement : “Ah ! Son rhume est fabuleux !” » Et que penser de ses fans qui se comportent « comme une horde de prépubères devant Justin Bieber » ? Avec lui, qu’elle a qualifié dans un tweet de « candidat des élites, des banques, des médias et… de la repentance », pas de quartier : « Soit il se moque de nous, soit il est complètement débile ! » Marion Maréchal-Le Pen préfère glisser quelques mots positifs sur la colonisation : « C’est nous qui avons créé de toutes pièces l’Algérie ! » « Ouais ! », crie le public, comblé. Hélas ! Une heure de show, un coup de Marseillaise, et c’est déjà fini. Pour ceux qui regrettent de l’avoir ratée, une solution : Valeurs actuelles organise le 22 mars à Paris un dîner-débat avec la députée pour la modique somme de 135 euros.
Dans son enthousiasme, elle a oublié de rappeler son léger impair, cette fake news accusant Macron d’être financé par l’Arabie saoudite qu’elle a relayée. La députée de Vaucluse a aussi omis d’évoquer son échange de tirs nourris avec un ancien frontiste niçois rallié à Christian Estrosi (LR), Gaël Nofri, coupable d’avoir raconté à Mediapart et Marianne qu’il bénéficiait d’un contrat fictif au Front en 2012. « Quand vous regardez le parcours de cet élu, le doute est permis sur la fiabilité de ses propos, explique Marion Maréchal Le Pen à Nice-Matin du 3 mars. Et puis, j’ajoute que ce monsieur déclare à qui veut l’entendre qu’il est le père de ma fille, alors vous voyez… » Nofri a trouvé ça « pathétique, minable, petit », répondant au journal : « Chez les Le Pen, il n’y a pas de limite entre la vie privée et la vie publique. »
Le but, c’est de casser la barrière de l’image du Front national pour que des gens n’hésitent pas à voter pour nous, au-delà de l’étiquette. On est des gens aussi respectables que les autres, sinon plus.
Samedi matin, changement de décor. On retrouve Frédéric Boccaletti à Six-Fours-les-Plages pour un tractage au marché, mais comme la tempête oblige à l’annuler, on se replie dans sa permanence, un appartement reconverti au premier étage au-dessus de la place des Poilus. Sur une table, une urne recueille les dons des militants : « On donne ce qu’on veut, on donne ce qu’on peut, mais on donne. » Sa femme Élodie organise le boîtage du lundi à l’Intermarché. « On est sur les chapeaux de roue, dit-elle. Avant, il y avait un certain rejet. Maintenant, les gens viennent vers nous : “Et Marine, qu’est-ce qu’elle propose ?” Ça donne espoir. »
Frédéric Boccaletti, qui a la charge de l’organisation pour la présidentielle dans le Sud, secondant le directeur de campagne David Rachline, maire de Fréjus, avec les cinq personnes du comité de coordination, confirme : « Militer y a plus de vingt ans au Front national, c’était prendre des coups. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus simple. » Il a démarré au FNJ en 1994, avant de partir en 1999 avec le félon Mégret, puis de revenir au bercail en 2009. Lui qui se dit issu d’une famille « socialiste » résume l’enjeu des semaines à venir : « Le but, c’est de casser la barrière de l’image du Front national pour que des gens n’hésitent pas à voter pour nous, au-delà de l’étiquette. On est des gens aussi respectables que les autres, sinon plus. »
Mais jusqu’ici, le parti, fermé sur lui-même et rétif à toute alliance, a rarement réussi à organiser un rassemblement vainqueur. Le FN espère que ça change, que des électeurs de droite verront en Marine Le Pen un phare après la tourmente fillonesque. Le ralliement de Philippe de Villiers, qui gratte à la porte depuis quelques temps, donnerait un signal favorable à une récupération de la « droite de la droite ». Mais en attendant, ce qui chiffonne Boccaletti, c’est un incident devant la permanence de la Seyne-sur-Mer vendredi 3 mars : selon Var-Matin, la voiture de Marion Maréchal-Le Pen « aurait écrasé le pied » du frère d’une élue locale FN suspendue. Encore des bisbilles internes, Frédéric Boccaletti ayant évincé plusieurs élus et militants, ce qui confirme l’étonnante capacité du Front à générer des embrouilles dans son camp. Il conteste, fulmine contre la mauvaise pub puis relativise : « La presse écrite, les gens ne la lisent plus. Alors que le meeting, il a été vu 54 000 fois sur Facebook. »