À en croire les juges et gendarmes de Dijon, le grand-oncle et la grand-tante de Grégory, Marcel et Jacqueline Jacob ont non seulement incarné les voix du corbeau de la Vologne et tenu la plume empoisonnée qui menaçait de mort le fils du « chef » Jean-Marie Villemin, mais ont également participé au rapt de l’enfant. Malgré le droit au silence invoqué par la femme et les protestations d’innocence de l’homme, ce couple, aujourd’hui âgé de 71 et 72 ans, qui croassait des horreurs à des membres de la famille Villemin a en effet été mis en examen vendredi pour « enlèvement du mineur Grégory Villemin et séquestration suivie de la mort de l’enfant » le 16 octobre 1984. Car pour le procureur général de Dijon Jean-Jacques Bosc, ce corbeau à deux têtes a concrétisé le projet criminel contenu dans un millier d’appels téléphoniques et trois lettres anonymes, en kidnappant l’enfant. Pas forcément tout seuls. Sûrement en compagnie de Bernard Laroche, cousin de Jean-Marie Villemin, qui fut inculpé et emprisonné pour cet assassinat à l’époque puis abattu à sa libération par le père de Grégory. Si son décès a entraîné l’extinction de l’action judiciaire à son encontre, son rôle, établi alors, a consisté à embarquer Grégory à bord de sa voiture verte. Or, aux yeux du haut magistrat de Dijon, « toutes les personnes qui ont concouru à l’enlèvement sont les auteurs du crime ».
À Aumontzey, dans les Vosges, le couple Jacob habite sur la colline à côté de la maison de feu Bernard Laroche et Marie-Ange Bolle, avec une vue plongeante sur la bâtisse des grands-parents de Grégory qui permet de les épier et de connaître leurs visiteurs par le menu. Dans ce village de 450 habitants où tout se sait, les corbeaux en connaissaient encore plus sur les secrets de famille des Villemin, les infidélités et les soucis, grâce à Bernard Laroche qui les tenait de Michel Villemin, un frère ainé de Jean-Marie un peu illettré et mis à l’écart. La veille du kidnapping de Grégory, il l’avait d’ailleurs informé des dernières dépenses du « chef » : un canapé en cuir, des bons crus, bientôt une extension de son pavillon et une nouvelle voiture. Cette débauche de richesses étalée sous les yeux de Michel Villemin et de Bernard Laroche, dévorés par la jalousie à l’égard du contremaître, constitue probablement le déclencheur de l’explosion de haine via son fils. Dix-huit mois après les propos venimeux du corbeau à la voix rauque à Jean-Marie Villemin promettant de s’en prendre à son « mioche ».
Je ne serre pas la main à un chef. Tu n’es qu’un rampant qui n’a pas de poil sur la poitrine.
Délégué CGT à l’usine de textile Ancel, Bernard Laroche est resté prolo en bleu de chauffe pendant que Jean-Marie Villemin montait en grade et s’enrichissait. Il lui a fallu six années de négociation avec son patron pour enfin devenir cadre, le 1er septembre 1984. De plus, son fils Sébastien, né dix jours seulement après Grégory, souffre d’un kyste au cerveau. Depuis l’été 1981, l’apparition du duo de corbeaux en même temps que l’installation du téléphone a exacerbé les rancœurs que l’on remâche sur les hauteurs d’Aumontzey, entre les Jacob et les Laroche intimement liés (lire l’épisode 1, « Les corbeaux »). Bernard Laroche a été élevé avec son oncle Marcel chez sa grand-mère Adeline, qui l’a recueilli après le décès en couches de sa mère. Ils ont quasiment le même âge. La vieille dame accueillait également Jacky, le fils illégitime de Monique Villemin que son mari Albert a reconnu mais n’acceptait pas. Ce « bâtard » dont le corbeau prenait la défense. Entre ce clan d’exclus et le cercle resserré des Villemin, les mauvaises paroles et les regards en dessous sont habituels. Ainsi, en décembre 1982, une dispute éclate entre Marcel Jacob et des membres de la famille ennemie que Jean-Marie Villemin, au caractère entier, tente de calmer. C’est alors que Marcel Jacob crache son venin devant tout le monde : « Je ne serre pas la main à un chef. Tu n’es qu’un rampant qui n’a pas de poil sur la poitrine. »
Les gendarmes de la région qui ont repris l’enquête en 2008 sont désormais persuadés que ce projet de meurtre du fils du « chef » Jean-Marie Villemin a été fomenté et réalisé par plusieurs personnes du même clan. Le créneau horaire paraît en effet très serré pour qu’un seul individu ait pu accomplir les étapes successives de ce funeste dessein : tout se passe en trente minutes. À l’époque, les gendarmes d’Épinal ont retracé ainsi la chronologie du 16 octobre 1984. Après son travail à la manufacture vosgienne de confection – la « MVC », comme on dit à Lépanges-sur-Vologne –, Christine Villemin récupère à 16 h 50 son fils Grégory chez la nounou qui est allé le chercher à la maternelle, puis le ramène à la maison, 4 rue des Champs, sur la colline, dans un lieu reculé à la lisière de la forêt. Elle lui met un bonnet bleu car il fait frais, pour qu’il puisse rester jouer sur le tas de sable dans la cour, devant le pavillon. Il est 17 h 05 ou 17 h 10. Elle repasse du linge dans une pièce à l’arrière de la maison. Lorsqu’elle revient à 17 h 30 voir si Grégory ne fait pas de bêtises, l’enfant n’est plus là. Elle demande au fermier qui conduit son troupeau de vaches, puis au voisin qui balaye ses gravillons, s’ils ont aperçu son petit, mais les deux hommes n’ont rien vu. Elle fonce à bord de sa Renault 5 noire chez la nourrice, puis chez un camarade de classe de son fils pour le retrouver, en vain.
À 17 h 35, Michel Villemin, le frère de Jean-Marie, a reçu le coup de fil du corbeau à la voix rauque qui lui annonce avoir « kidnappé le fils du chef » puis l’avoir « jeté dans la Vologne ». Michel, qui habite à côté de chez ses parents à Aumontzey, alpague son petit frère de 12 ans Lionel pour qu’il ramène en urgence leur mère Monique. La grand-mère de Grégory appelle sa bru pour la mettre en garde, mais le téléphone sonne dans le vide. Le corbeau, lui, sait déjà que Christine Villemin « est en train de chercher » son fils et qu’elle ne le retrouvera pas. Il l’a dit à Michel. Entre-temps, vers 17 heures, l’un des malfaisants a posté à Lépanges la lettre de revendication du crime adressée aux parents de Grégory qui a été oblitérée à 17 h 15, le cachet de La Poste fait foi.
L’heure du crime reste incertaine. Le médecin de Docelles qui a examiné à 21 h 30 le corps de Grégory arraché une demi-heure plus tôt aux eaux de la Vologne avance une mort vers 18 heures. L’autopsie ne donne pas raison au corbeau qui a prétendu avoir « stragnié » (étranglé) l’enfant : selon les légistes, la cordelette autour de son cou servait juste à maintenir son bonnet… Pas de strangulation donc mais « une mort par submersion vitale à double origine, à la fois asphyxique et inhibatrice par arrêt du cœur au contact de l’eau froide ». En clair, il s’agit d’une noyade par asphyxie ou hydrocution. Les légistes ne constatent pas de traces de coups ou de défense, pas d’ecchymoses, ni de liens dans la chair. À leurs yeux, Grégory ne s’est pas débattu et a été ligoté soit post mortem, soit après une perte de conscience. Des somnifères ont-ils été utilisés pour l’endormir ou bien est-ce une piqure d’insuline dont un emballage sera découvert sur les rives de la Vologne ? Nul ne le sait. Car le « petit juge » Jean-Michel Lambert, d’Épinal, qui suit le dossier, n’a pas jugé bon de demander une expertise toxicologique des viscères de l’enfant. Il ne réclame pas plus d’analyse de l’eau dans les poumons de Grégory à la recherche de diatomées – des microalgues – afin de les comparer à l’eau de la Vologne. Pour être bien certain que l’enfant n’a pas été noyé dans l’eau potable d’une baignoire. Pour sa part, le capitaine de gendarmerie d’Épinal Étienne Sesmat, qui a du mal à raisonner Jean-Marie Villemin, n’ose pas perquisitionner sa maison, ni l’interroger, pas plus que Christine, car ce sont les parents de la victime. Il n’empêche que de telles mesures auraient permis de les dédouaner.
Les gendarmes entendent toutefois tous les membres de la famille Villemin, et récupèrent les trois lettres anonymes du corbeau datées du printemps 1983 ainsi que les enregistrements des voix inconnues. Ils passent tous les témoins à la dictée, main droite, main gauche, puis les enregistrent pour les comparer. Les graphologues se succèdent. Ils ont recours à un psychologue pour qui « le corbeau a besoin de voir les effets immédiats de sa nuisance » et réside sûrement à Aumontzey, comme les grands-parents. Selon le gendarme Étienne Sesmat, « on arrive sur Bernard Laroche par hasard, parce qu’il habite Aumontzey et présente un profil intéressant ». Il entretient en effet des relations de « frère de lait » avec son cousin germain Michel Villemin, frère de Jean-Marie, qui se sent sur la touche : « À nos yeux, le parcours professionnel et personnel de Laroche, plus laborieux que celui de Jean-Marie Villemin, peut justifier une jalousie. »
Marie-Ange et Bernard Laroche sont placés en garde à vue pendant vingt-quatre heures, sans succès. Les enquêteurs réinterrogent Murielle Bolle, 15 ans, la jeune belle-sœur rousse de Laroche, qui avait prétendu être rentrée par le bus scolaire le 16 octobre et se voit prise en flagrant délit de mensonges. Alors, Murielle Bolle craque le 2 novembre : « Elle avoue que Bernard Laroche l’attendait à la sortie du collège avec son fils Sébastien, et qu’il l’a fait monter à l’avant, rapporte le gendarme Sesmat. Il a roulé jusqu’à Lépanges-sur-Vologne, l’a laissée seule un moment puis est revenu avec un petit garçon coiffé d’un bonnet qu’il a mis à l’arrière. Il s’est arrêté ensuite dans le centre, puis après dans un autre village. Là, il a emmené l’enfant puis il est revenu seul. Murielle Bolle a reconnu le lendemain qu’il s’agissait de Grégory en voyant sa photo dans le journal. »
Plutôt que de mettre la gamine de 15 ans au secret, quitte à l’inculper pour non-dénonciation de crime, le juge Lambert organise une conférence de presse et donne son nom.
Averti de ce « témoignage direct » et majeur, le juge Lambert ne daigne pas se déplacer à la gendarmerie car il part en week-end de la Toussaint. Par chance, le lundi, l’adolescente réitère ses aveux au juge, qui inculpe aussitôt Bernard Laroche et le place en détention. « Là, plutôt que de mettre la gamine de 15 ans au secret, quitte à l’inculper pour non-dénonciation de crime, le juge Lambert organise une conférence de presse et donne son nom », dénonce Sesmat. Murielle Bolle rentre chez elle, sans protection, et subit « les pressions de la famille Laroche ». Dès le lendemain, la témoin numéro 1 se rétracte devant les télévisions, les larmes aux yeux : « Je jure que mon beau-frère Bernard, il est innocent. »
Bernard Laroche a pourtant bien un trou dans son emploi du temps entre 16 h 30 et 18 heures. Un témoin a également aperçu ce jour-là « une voiture vert bouteille avec un homme aux moustaches tombantes et aux favoris » comme Laroche et« une femme rousse » comme Murielle Bolle. Puis, le gendarme technicien Klein révèle, au moyen d’une loupe et d’une lumière rasante, incrusté dans la lettre de revendication du meurtre une empreinte en creux, « un foulage ». Comme si l’auteur de ce courrier en avait écrit au préalable d’autres sur le même bloc de correspondance. La pointe de son stylo avait appuyé sur la feuille suivante, expédiée le 16 octobre 1984 à Jean-Marie et Christine Villemin pour expliquer sa « vengeance ». Or, deux lettres apparaissent : « L B ». « L » comme Laroche et « B » comme Bernard. C’est ainsi qu’il avait déjà signé ses procès-verbaux.
Mais les avocats Paul Prompt et Gérard Welzer qui défendent Laroche démontent les unes après les autres les erreurs de procédure du juge Lambert, et font annuler des pièces majeures du dossier. Fini les expertises graphologiques et le précieux « foulage », l’indice majeur, le paraphe du tueur, car le « petit juge Lambert » n’avait pas requis l’expert en bonne et due forme. L’omnipotent correspondant local de RTL, du Figaro, du Point, de deux agences de presse (l’ACP et Associated Press) Jean-Michel Bezzina n’a pas ses entrées chez les gendarmes : il scelle au champagne « début novembre 1984 » une entente avec l’avocat de l’inculpé Me Welzer et avec le commissaire Jacques Corazzi, chef de la brigade criminelle de la police judiciaire de Nancy qui l’avouera dans son livre, Le Secret de la Vologne. Ligués pour influencer « le petit juge Lambert » de laisser tomber Laroche et de s’orienter sur la thèse de l’infanticide maternel, les trois parviennent à leurs fins. Le magistrat remet Laroche en liberté le 4 février, puis retire le dossier aux gendarmes et saisit la PJ de Nancy le 20 février. Persuadé de la culpabilité de son cousin, Jean-Marie Villemin le tue d’un coup de fusil le 29 mars 1985 pour venger la mort de Grégory.