La primaire de la gauche va-t-elle se jouer sur le revenu universel ? Alors que Manuel Valls avait un temps repris cette idée pour montrer qu’il était « de gauche », Benoît Hamon et Arnaud Montebourg se sont bien asticotés sur le sujet ce mercredi. Quand le premier déclarait au Monde que « la question n’est pas de savoir s’il y aura un jour un revenu universel » mais « quel revenu universel sera mis en place dans les années à venir en France », le second a lâché sur RTL qu’une telle réforme était « irréalisable » car cela coûterait « l’équivalent de la totalité du budget de l’État ». Il y a quelques semaines, dans le camp Montebourg, on disait aussi se méfier d’une idée « qui peut très vite être très libérale ». À juste titre d’ailleurs, si on regarde rapidement la chose : l’ex-candidate à la primaire de droite Nathalie Kosciusko-Morizet (la plus libérale des sept concurrents, selon Génération libre, un think tank… libéral) s’était déclarée en faveur de la mesure. Mais, attention, Yannick Jadot, le candidat écolo, est aussi pour. Tout comme Jean-Frédéric Poisson, le moins libéral – toujours d’après Génération libre – des anciens de la primaire de droite.
Alors, le revenu universel, est-il de droite ou de gauche ? Les politiques qui le défendent ou l’attaquent ont-ils bien compris de quoi ils parlent ? Grâce à cette nouvelle obsession, Idées fixes, nous allons tout vous expliquer. Commençons par le commencement : certes, il y a aujourd’hui confusion, mais à l’origine le revenu universel est une idée progressiste. Son principe : assurer un revenu ou une allocation de base à toute la population, c’est-à-dire distribuer de la naissance à la mort de chaque individu, quelle que soit sa situation – riche ou pauvre, salarié ou inactif –, une somme d’argent pour assurer ses besoins fondamentaux.
Le principe est très ancien. Il remonte à l’Américain Thomas Paine, un des acteurs de la Révolution française, qui, en 1795, dans son ouvrage Justice agraire avait imaginé le versement d’une subvention à tous les hommes de plus de 21 ans, au nom du droit que chacun dispose sur les propriétés naturelles que « le Créateur a données à l’Humanité ». L’idée est ensuite réapparue sous la plume de penseurs de tous bords politiques. En 1962, l’économiste ultralibéral Milton Friedman a défendu, dans le livre Capitalisme et liberté, l’idée d’un « impôt négatif », un chèque distribué par l’État au-dessous d’un certain seuil de revenus, mais en échange de la disparition de toutes les autres prestations sociales. Ses propositions ont été testées quelques années plus tard par plusieurs États américains, mais aucune réforme d’envergure n’a suivi. Dans les années 1980, le philosophe belge Philippe Van Parijs, de formation marxiste, s’est emparé de cette proposition, et a fait de l’allocation universelle un outil pour pousser de manière libérale la société capitaliste vers une forme de communisme. Une association européenne pour promouvoir le revenu de base a alors été créée par Van Parijs – le Basic Income Europe Network, devenu ensuite le Basic Income Earth Network –, mais l’idée est restée confinée dans des cercles restreints de penseurs et d’utopistes.
Ce n’est qu’au début des années 2010, avec l’arrivée d’une nouvelle génération de militants, que le revenu universel a vu son audience s’élargir, essentiellement en France. Entre crise économique et critique du modèle productiviste, le climat semblait plus favorable. Plusieurs économistes s’engagent alors. À gauche, Baptiste Mylondo, partisan de la décroissance, publie en 2010 la deuxième édition de son ouvrage Ne pas perdre sa vie à la gagner : pour un revenu de la citoyenneté (Éditions du Croquant). À droite, Marc de Basquiat, après avoir terminé sa thèse sur la « rationalisation d’un système redistributif complexe : une modélisation de l’allocation universelle en France », met en ligne un système pour simuler ce que donnerait la distribution d’une allocation sur son propre niveau d’imposition. Quelques mois plus tard, il formalisera – avec Gaspard Koenig, le président de Génération libre – une proposition de revenu de base du nom de « Liber », associée à un impôt négatif. En 2013, une pétition européenne – intitulée « initiative citoyenne européenne » –, à l’origine lancée par des mouvements associatifs allemands, permet de rassembler tous les partisans français du revenu de base. Chacun constate alors que plusieurs conceptions cohabitent, parfois contradictoires. Le montant du revenu, notamment, divise. À droite, on imagine une allocation minimale inférieure à 500 euros par mois qui permettrait aux entreprises de faire baisser les salaires des employés. À gauche, on est plus généreux et on pousse pour un revenu dépassant les 1 000 euros mensuels.
Tout le monde arrive cependant à dépasser ces divisions. « Nous étions bien conscients dès le départ de nos divergences, raconte Stanislas Jourdan, militant pour le revenu de base. Alors plutôt que de perdre notre temps à essayer de nous mettre d’accord sur une recette magique, nous nous sommes dit que notre rôle serait d’accompagner le processus en créant un rapport de force favorable au principe et en mettant en débat les différentes propositions. » Une association est alors créée, en mars 2013 : le mouvement français pour un revenu de base (MFRB), qui revendique aujourd’hui un millier d’adhérents et une cinquantaine de comités locaux (dont beaucoup d’économistes ou d’anciens étudiants en économie). Son objectif est œcuménique : défendre toutes les conceptions du revenu universel et renvoyer les questions sur son montant à la « discussion démocratique », à la condition de ne pas diminuer la protection sociale.
Parmi les arguments en faveur du revenu de base, il y a le constat qu’on ne part pas de rien. Nombre de prestations découplant travail et revenu existent déjà : bourses étudiantes, pensions de retraite, allocations sociales… Et depuis 2007 existe le RSA (revenu de solidarité active) qui a succédé au RMI (revenu minimum d’insertion), créé, lui, en 1989. Cette prestation sociale distribuée sur conditions de revenus aux plus de 25 ans (d’un montant de 535 euros pour les personnes seules) constitue de facto pour les plus pauvres un revenu de base. Seulement, son mode de distribution est complexe (il faut remplir un formulaire détaillé, la CAF peut demander un remboursement des trop-perçus…). Du coup, près des deux tiers des bénéficiaires potentiels du RSA activité (le RSA pour ceux qui travaillent à temps partiel) ne le demandent pas. Un revenu inconditionnel distribué sans contrôle faciliterait la vie de tout le monde : CAF comme allocataires. Et les plus pauvres en seraient les premiers bénéficiaires.
Mais cette proposition implique un saut philosophique qui suscite de nombreuses résistances. D’abord venant de la droite, qui fustige « l’assistanat » et estime que donner de l’argent en échange de rien va encourager la paresse. Ainsi, Nicolas Sarkozy, quand il était candidat à la primaire de la droite, avait dit son opposition à la mesure au motif qu’il était inconcevable que « celui qui est assisté puisse gagner plus que celui qui travaille » et souhaité que les bénéficiaires aient « une obligation d’accepter un travail, une formation ou de donner un peu de son temps à la collectivité ». Plus surprenant, une partie de la gauche conteste aussi le revenu de base, estimant qu’il n’y a pas de vie sociale accomplie en dehors d’un emploi rémunéré. Attac, sous l’influence de l’économiste Jean-Marie Harribey, publie régulièrement des textes, très complexes, où la notion de revenu universel est critiquée au nom de la théorie de la valeur-travail développée par Marx. Et aussi plus prosaïquement parce qu’elle conduirait la gauche à abandonner l’objectif de plein emploi. La crainte étant que la puissance publique se désintéresse de trouver du travail à chacun puisqu’elle donnerait à la place un revenu minimum. Emmanuel Macron, après avoir estimé que le revenu universel était une « idée à creuser » car elle donne à chacun « la chance d’avoir un point de départ dans la vie », l’a finalement rejetée, au nom de sa défense du travail « comme facteur d’émancipation, comme vecteur de mobilité sociale ». Enfin, plusieurs auteurs féministes, comme Stéphanie Treillet (membre d’Attac), estiment que distribuer un revenu sans conditions aurait pour effet de renvoyer les femmes au foyer, à l’image du congé parental qui, même s’il était prévu pour les deux sexes, est utilisé à 96 % par les mères.
Le revenu de base est un projet sympathique, mais il est utopique.
Cette prévention « de gauche », on l’a vue lors d’un débat organisé par les Économistes atterrés, une association d’économistes critiques vis-à-vis des politiques libérales, le 21 novembre dernier à la Sorbonne. Ce soir-là, Henri Sterdyniak, l’un de ses membres, est à la tribune, aux côtés de Jean-Éric Hyafil, doctorant en économie et militant du MFRB. « Le revenu de base est un projet sympathique, mais il est utopique », tranche Sterdyniak. Et de pointer son caractère « surréaliste » puisque, pour le financer, il faudrait augmenter fortement la fiscalité, ce qui ne serait pas acceptable socialement, justement au moment où la droite menace de remettre en cause les prestations sociales. Très énervé à la fin de la discussion, Sterdyniak pique même le micro à Hyafil pour exclure un financement via la TVA, une hypothèse émise par un spectateur du débat.
Pendant ce démontage de « son » idée, Jean-Éric Hyafil secoue la tête, mais ne réplique pas. Trentenaire n’ayant pas fini sa thèse, il semble ne pas oser affronter le sexagénaire et ponte de l’économie qu’est Henri Sterdyniak. Mais cela ne veut pas dire qu’il a été sérieusement ébranlé. On le retrouve quelques jours plus tard dans un café et le voilà qui a maintenant réponse à toutes les critiques. Celle du financement, d’abord : « C’est un faux problème, explique-t-il. Sur le papier, cela peut sembler coûter cher, mais c’est trompeur. Si on recourt à l’impôt sur le revenu, il y a juste un phénomène de redistribution. » Pour l’État, le bilan serait nul : d’un côté, il distribuerait un revenu de base, ce qui a un coût, mais, de l’autre, il récupérerait cet argent sans avoir à augmenter les impôts puisque l’ensemble de la population se retrouverait plus riche. À la gauche qui s’inquiète de la perte de la valeur-travail, Hyafil répond que le revenu de base ne créerait pas une société où le chômage des pauvres serait acceptable mais vise à donner plus de pouvoir aux salariés pour qu’ils obtiennent « des boulots qui ont un sens ». Aux objections féministes, il réplique que distribuer un revenu individuellement, et non à un couple ou à une famille (comme c’est le cas du RSA), faciliterait l’autonomie des femmes qui, souvent, restent coincées auprès de leur conjoint par manque de moyens. Enfin, à la droite qui a peur d’une « nature humaine paresseuse », le militant répond que « les expériences passées montrent que, quand on distribue un revenu de base sans conditions, les gens ne quittent pas leur emploi pour ne rien faire de leur journée, mais diminuent leur temps de travail ou se forment pour obtenir un travail plus intéressant. » De plus, pour les pauvres qui touchent le RSA, passer à un revenu de base « inciterait à reprendre un emploi car, aujourd’hui, le système est si complexe qu’il y a toujours le risque que, quand on reprend une activité, on perde ses allocations et qu’on se retrouve avec un revenu moindre ».
Beaucoup des objections tombent souvent quand on prend le temps d’examiner les avantages du revenu universel. Et cela, ses partisans l’ont souvent constaté eux-mêmes, en ayant d’abord un moment de rejet vis-à-vis de l’idée avant de se convertir. C’est le parcours qu’a suivi Jean-Éric Hyafil. « La première fois qu’on m’a parlé du revenu de base, j’ai pensé que c’était une connerie, confie-t-il. C’est en y revenant plusieurs fois que je me suis rendu compte que c’était très intéressant. » D’où la certitude que cette idée peut s’imposer, à condition de rencontrer les politiques de tous bords, et de les convaincre un par un.
Mais cette stratégie transpartisane peut générer de la confusion. Lors de l’assemblée fondatrice du MFRB, la seule politique à la tribune était Christine Boutin. La militante anti-mariage pour tous étant une adepte ancienne du revenu de base puisque, dès 2011, elle avait lancé sa campagne (avortée) pour la présidentielle en demandant l’instauration d’un revenu pour tous de 400 euros pour « pousser à la reprise d’activité ». Depuis, Jean-Frédéric Poisson, son successeur à la présidence du parti chrétien-démocrate, a repris l’idée dans son programme pour la primaire de la droite et du centre. Ce qui a pu donner une coloration très « dames de charité » à cette mesure. Ou nourrir le reproche, exposé plus haut, d’assimiler le revenu de base à un salaire pour femmes au foyer.
De même, quand Frédéric Lefebvre, député Les Républicains et ancien porte-flingue peu subtil de Sarkozy, et Nathalie Kosciusko-Morizet se sont mis à défendre le revenu de base, c’est en lui adjoignant la proposition d’une « flat tax », c’est-à-dire d’un impôt sur le revenu proportionnel. Or, qui dit « flat tax » dit abandon de l’impôt progressif et donc un gain pour les plus riches. Du coup, le revenu de base peut apparaître comme « un cheval de Troie du libéralisme », dixit Hyafil. Lors du débat à la Sorbonne, un membre des Économistes atterrés présent dans le public s’était ainsi adressé à lui en ces termes : « Le projet que vous nous présentez est sympathique mais, au sein du MFRB, il y a des gens sympathiques… et des libéraux. Qui sont peut-être sympathiques… mais libéraux. Et quand on lit L’Opinion, il y a un article tous les mois qui dit du bien du revenu de base. Aujourd’hui, là où le vent souffle pour cette proposition, c’est du côté libéral ou ultralibéral. »
Croire que la droite est la seule à défendre le revenu de base est cependant totalement erroné. Au MFRB, la plupart des militants sont de gauche. Hyafil a voté pour Eva Joly aux précédentes élections présidentielles et, le jour où nous l’avons rencontré, il était accompagné d’un autre militant, Jude Weber, électeur de Mélenchon. C’est aussi à gauche qu’on trouve le plus de politiques réceptifs à cette idée. Gaëtan Gorce et Daniel Percheron, sénateurs PS, ont ainsi ouvert les portes de la haute assemblée au MFRB pour l’organisation d’un colloque sur le sujet en mai 2015. Lors de la primaire écologiste, les quatre candidats soutenaient l’idée, dont le vainqueur Yannick Jadot. Benoît Hamon en a fait un axe important pour la primaire de la gauche, en proposant, à terme, un revenu universel de 750 euros « distribué à chaque citoyen majeur », véritable « outil d’émancipation individuelle ». Le député PS est un frais converti. « Il a été séduit par cette idée lors de l’université d’été des jeunes socialistes en août 2015, raconte Hyafil. J’étais à côté de lui lors d’un débat et je lui ai parlé du revenu de base. Sa première réaction a été de me dire : “C’est ultralibéral.” Puis il a changé d’avis. » Et le MFRB ne veut pas s’arrêter là. Quelques jours après notre rencontre, Hyafil avait prévu de rencontrer Liêm Hoang-Ngoc, économiste proche de Mélenchon, afin de convaincre le candidat de « la France insoumise » de s’engager pour le revenu de base. Aux dernières nouvelles, en pure perte.
À force de chercher à convaincre le tout-venant politique, une menace plus insidieuse voit le jour : voir l’idée reprise, mais devenir un slogan vidé de sa substance. Au printemps dernier, la fondation Jean-Jaurès, proche du PS, a publié une note défendant le revenu de base, mais en proposant de le financer en diminuant toutes les prestations sociales (famille, maladie, retraite…). Le think tank, qui se revendique social-démocrate, imaginait sans rire attribuer un revenu de base de 750 euros à une personne sans emploi qui, en échange, n’aurait plus droit à aucune prestation chômage, aucune aide au logement et devrait assumer ses dépenses de santé. Comme progrès social, on peut faire mieux… « Cette note de la fondation Jean-Jaurès nous a fait beaucoup de mal », assure Jean-Éric Hyafil.
Plus gênant enfin, les prises de position de Manuel Valls. Lors d’un discours d’hommage à Michel Rocard, le 18 avril dernier, celui qui dirigeait alors le gouvernement s’était présenté comme l’héritier du créateur du RMI et avait annoncé ouvrir le « chantier » du « revenu universel ». Qu’un personnage au plus haut sommet de l’État se prononce ainsi ne pouvait que satisfaire que les militants du MFRB, surtout que Valls s’est ensuite rendu en Gironde, un département qui doit conduire en 2017 une expérimentation sur le revenu de base, pour soutenir l’initiative. Sauf que l’alors Premier ministre a ensuite précisé ce qu’il entendait par revenu universel : « Pas une allocation versée à tous, y compris à ceux qui disposent de revenus suffisants – cela serait coûteux, et n’aurait aucun sens –, mais une allocation ciblée, versée à tous ceux qui en ont vraiment besoin. » En clair, un revenu universel… qui ne serait pas universel. De quoi se demander si l’intéressé comprenait de quoi il parlait.
Je crois que l’idée d’un “minimum décent” est plus claire que la simplicité d’un revenu universel qui pourrait donner le sentiment que tout le monde va avoir un revenu, de Mme Bettencourt à celui qui est au chômage, sans travailler.
Devenu candidat à la primaire de gauche, Valls a, semble-t-il, été informé de cette contradiction. Le 9 décembre sur RMC, il a dit abandonner le terme de « revenu universel » et lui préférer celui de « minimum décent », devenu « revenu décent » lors de la présentation de son programme, ce mardi à Paris. « Après réflexion, déclarait Valls, je crois que l’idée d’un “minimum décent” est plus claire que la simplicité d’un revenu universel qui pourrait donner le sentiment que tout le monde va avoir un revenu, de Mme Bettencourt à celui qui est au chômage, sans travailler. » Le candidat propose de verser « 800-850 euros » à une personne « en fonction de ses ressources, avec toujours le lien sur l’insertion, sur la formation ». Autrement dit, Valls se placerait dans le camp de ceux qui redoutent l’oisiveté des allocataires. C’est-à-dire, pour résumer, la droite conservatrice. Comme quoi, le revenu universel constitue bien un révélateur de son appartenance à la droite ou à la gauche de l’échiquier politique.