Mais qui a glissé des cigarettes qui font rigoler dans la musette de nos candidats pour la primaire à gauche ? Voilà que certains prônent une légalisation du cannabis. Dans ce camp, quatre candidats sur sept : Benoît Hamon, Sylvia Pinel, Jean-Luc Bennahmias et François de Rugy, tous favorables à ce que l’État encadre la vente de ce marché estimé en France à plus d’un milliard d’euros, pour contrer le trafic et faire entrer des sous, à l’image des taxes générées par le tabac et l’alcool, deux drogues légales plus dangereuses, mais dont personne ne préconise la prohibition. Si on y ajoute Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot, fidèle aux idées de son parti, Europe Écologie - Les Verts, constant sur le dossier depuis des années, ça commence à faire du monde. D’autant que Vincent Peillon se dit favorable à un débat, qu’Emmanuel Macron prône la dépénalisation et qu’à Marseille, où l’on a déploré 28 morts violentes liées au deal en 2016, deux députés socialistes, Marie-Arlette Carlotti et Patrick Mennucci, se sont associés à une pétition allant dans le même sens, avec 150 membres de la société civile.
Pourquoi cet engouement ? Pas par un attrait subit pour le joint, aucun responsable ne se disant pour la fumette. Simplement, tous font le même constat : la prohibition en place depuis plus de quarante-cinq ans est un échec. La France reste un des pays les plus répressifs et cela ne l’empêche pas d’être championne d’Europe pour la consommation des 18-25 ans. Et diverses études ont démontré que le niveau d’illégalité n’influe guère sur l’usage. Mais la question est aussi économique : la production et la vente doivent-elles être contrôlées par la puissance publique ou par les trafiquants ? D’un côté, avec la prohibition, seul les réseaux criminels en profitent. De l’autre, avec un marché légal, on économise l’argent gaspillé dans la répression pour l’investir dans la prévention, on en gagne via les taxes tout en générant des richesses nouvelles, le marché noir rétrécit, et avec lui les règlements de comptes qu’il génère.
Ce constat a été fait outre-Atlantique dans plusieurs États comme le Colorado, où on ne se demande plus s’il faut légaliser ou pas : on l’a fait, en 2014. La Californie, le Maine, le Massachusetts et le Nevada ayant voté pour la légalisation de l’usage récréatif lors des élections de novembre, on compte désormais huit États qui ont adopté ce régime. Plus d’un Américain sur cinq peut désormais tirer sur son pétard légalement. Et même si Donald Trump n’y semble pas favorable, la tendance semble irréversible, au moins pour le cannabis à usage thérapeutique, autorisé dans 28 États, et dont le nouveau président ne conteste pas les bienfaits. « Je connais des gens très malades à qui la marijuana fait du bien », a-t-il indiqué le 29 octobre 2015.
Elle fait aussi du bien à l’économie. Selon un institut spécialisé dans la filière, le Arcview Market Research, les ventes légales aux États-Unis ont atteint 6,7 milliards de dollars (6,3 milliards d’euros) en 2016, en hausse de 25 %. Une croissance qui devrait se poursuivre dans les années à venir et qui fait saliver les investisseurs, prompts à la comparer avec celles des opérateurs de télé par câble dans les années 1990 ou des fournisseurs d’accès internet dans les années 2000. Et comme la Californie, sixième puissance économique du monde avec ses 39 millions d’habitants, organisera un commerce de détail à partir de janvier 2018, on pourrait basculer vers une forme accentuée de « ruée vers l’or vert ».
Le paradoxe est patent : d’un côté, les États-Unis commandent à coups de centaines de milliards de dollars une féroce « guerre contre les drogues » dans le monde depuis les années 1970, et de l’autre, les expérimentations inverses se multiplient sur son territoire. Au prix d’un grand écart entre la loi fédérale, qui proscrit l’usage et la vente, et la légalisation adoptée par certains États. Cette contradiction a été tolérée par Obama, mais le sera-t-elle par son successeur ? Mystère…
Avant de balancer un tweet rageur sur le sujet, Donald Trump sera bien avisé de regarder les chiffres : la filière fonctionne. Dans le Colorado, selon une étude du Marijuana Policy Group d’octobre 2016, ses retombées économiques sont évaluées à 2,39 milliards de dollars (2,24 milliards d’euros) en 2015, avec 18 000 emplois créés. Soit 121 millions de dollars (113 millions d’euros) de taxes dans les caisses de l’État, dont certaines servent aux écoles, pour des ventes totales de 996 millions de dollars (934 millions d’euros). La filière, en croissance constante (+ 42 % de 2014 à 2015), pèse plus lourd que toutes les autres productions agricoles réunies, mais reste en-deçà de l’industrie minière, des puits de pétrole et de gaz ou des céréales.
Le secteur se développe dans un entre-deux assez étrange. Impossible de savoir officiellement combien il emploie de personnes, puisque l’activité demeure interdite au niveau fédéral. Le site prolégalisation Leafly a établi une estimation à 122 814 emplois dans le pays. Dans l’État de Washington, la filière pèse 1,27 milliard de dollars (1,19 milliard d’euros) de chiffre d’affaires en 2016, deuxième du secteur agricole, derrière les pommes, mais devant le lait, les pommes de terre et le blé. Quand vous générez des milliards de dollars et des dizaines de milliers d’emplois, on hésite forcément à vous interdire.
Mais le business reste instable, combinant des acteurs qui deviennent vite millionnaires et d’autres qui mettent la clé sous la porte, faute d’avoir anticipé la complexité de l’activité, notamment due au fait que le secteur bancaire national ne veut pas de son argent. Washington, qui considère la vente comme illégale, n’a pas donné son feu vert aux transactions bancaires liée à la weed, ce qui oblige les opérateurs à chercher des banques locales compréhensives ou, le plus souvent, à gérer les transactions en liquide, avec tous les problèmes de sécurité qui en découlent – et les frais supplémentaires pour la protection et les vigiles.
En ce qui concerne la marijuana et la légalisation, ce devrait être une question gérée par les États, État par État.
Le « canabusiness » américain rêve d’être un géant mais a encore des pieds d’argile. Des financiers s’intéressent à la filière, mais le big business reste en attente. Tablant sur une élection de Hillary Clinton, les pionniers s’imaginaient faire fortune en cédant leurs unités de production et de vente aux majors de l’alcool ou de la pharmacie désireuses de lancer les Starbucks et les McDo du pétard. L’élection de Trump a ruiné leurs espoirs, surtout depuis qu’il a nommé comme « procureur général des États-Unis » le sénateur de l’Alabama Jeff Sessions, fervent adversaire de la légalisation. Les « ganjapreneurs » craignent que le nouveau ministre de la Justice revienne sur la politique de non agression adoptée sous Obama et ordonne des descentes de police pour saisir leurs stocks et leurs réserves d’argent.
Mais rien n’indique que tout soit fichu. En campagne, Donald Trump a adopté la position de son prédécesseur, estimant que, « en ce qui concerne la marijuana et la légalisation, ce devrait être une question gérée par les États, État par État ». Cela dit, le garçon change souvent d’avis et Mark Kleiman, un universitaire prolégalisation, s’est demandé en juin 2016 si Trump « interdira le système de vente légale (…) avant ou après avoir lancé une guerre nucléaire ».
Le nouveau président pourrait choisir d’attaquer la filière par sa faiblesse principale : son goût immodéré pour le profit. L’imagination des vendeurs est sans limites, qui multiplient les formats pour leurs produits, de plus en plus tournés vers les comestibles. À côté des discrètes vaporettes, on trouve désormais bonbons, gommes à mâcher, boissons, concentrés, brownies, cookies, gouttes à mettre sous la langue, sels de bain, produits pour vegans… Le but ? Vendre toujours plus, soit l’exact inverse des objectifs de santé publique. Or, le space cake qui vous fait ricaner bêtement en restant scotché deux heures durant devant Drucker le dimanche après-midi peut s’avérer dangereux, surtout pour des jeunes.
Dans le Colorado, la vente légale – autorisée aux plus de 21 ans – a effectivement provoqué une hausse de la consommation chez les adultes, passant de 16,8 % de la population à 19,9 %, selon la récente enquête fédérale annuelle sur le sujet. Mais pas chez les jeunes : 18,35 % des 12-17 ans de l’État ont consommé en 2014 ou 2015 (après la légalisation), soit moins que les 20,81 % des années 2013 et 2014. Soit une baisse de 12 %.
Les expériences sont toutefois trop récentes pour en tirer des enseignements définitifs, mais tout se joue autour de ces questions. La légalisation est une bataille sur l’opinion publique. Aux États-Unis, le soutien semble aujourd’hui majoritaire, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Pour retourner les Américains, les lobbies de la légalisation ont bataillé pendant des années en dépensant des dizaines de millions de dollars, beaucoup plus que leurs adversaires qui n’ont pas vu le coup venir. Ils ont aussi pu compter sur des propagandistes efficaces, comme Ethan Nadelmann, directeur exécutif de Drug Policy Alliance, une ONG anti-« guerre contre les drogues », très persuasif dans ses conférences.
Et ils ont trouvé le cheval de Troie parfait, via le cannabis à usage thérapeutique, donnant ainsi une image positive à un produit jusque-là diabolisé, comme dans le film de propagande de 1936 Reefer Madness. Personne n’ignore que le recours au cannabis thérapeutique n’est souvent qu’un leurre : il suffit de se plaindre d’un mal de dos pour se faire délivrer une ordonnance valable un an. Des médecins se sont spécialisés dans ce business, notamment en Californie.
L’écrivain américain Don Winslow, qui explore dans ses romans la guerre entre le gouvernement américain et les trafiquants mexicains, a suggéré d’autres effets pervers dans le magazine Esquire d’août 2016. Selon l’auteur, les narcos mexicains, concurrencés sur le marché de la marijuana par les producteurs légaux américains, se sont rabattus vers la production d’héroïne. Or, les États-Unis font face en ce domaine à un problème majeur de santé publique, avec 52 000 overdoses en 2015, dont près de 30 000 dues à des médicaments sur ordonnance et 13 000 à l’héroïne, selon les Centres américains de contrôle et de prévention des maladies.
L’épidémie d’héroïne a été causée par la légalisation de la marijuana.
« L’épidémie d’héroïne a été causée par la légalisation de la marijuana », écrit abruptement Winslow. Même si ses romans démontrent sa parfaite connaissance du secteur, on peut mettre un gros bémol à cette version : la question de l’usage massif de l’héroïne est bien plus complexe, comme l’écrivain l’explique par ailleurs. Il résulte notamment d’une addiction généralisée à un antidouleur opiacé vendu sur ordonnance, l’OxyContin, que certains usagers remplacent in fine par l’héroïne, moins chère et plus facile à obtenir.
La thèse de Winslow tient en cette démonstration : selon lui, lorsque le Colorado a légalisé à partir de 2014, le cartel de Sinaloa, dirigé par Joaquín Guzmán, dit « El Chapo », a vu ses ventes de marijuana baisser de 40 % (mais d’où tient-il ces chiffres ? Mystère). Les gangsters mexicains auraient alors augmenté leur production d’héroïne de 70 %, en boostant le taux de pureté de 46 % à 90 % (mais d’où tient-il ces chiffres ? Mystère). Tout en baissant le prix du kilo à New York à 50 000 dollars (47 000 euros) – contre 80 000 dollars en 2013 (75 000 euros) et 200 000 (188 000 euros) quelques années plus tôt. Le cartel aurait aussi investi dans le trafic de l’antidouleur fentanyl, cet opiacé de synthèse considéré comme cinquante à cent fois plus puissant que la morphine et qui a provoqué la mort par overdose de Prince en avril 2016.
Tout ceci nous éloigne-t-il de notre sujet ? Pas tant que cela, car comme l’écrit Winslow, « nous sommes autant accros à la “guerre contre les drogues” qu’aux drogues elles-mêmes ». L’économie de la prohibition (arrestations, procès, emprisonnements) et celle des drogues illégales se nourrissent l’une de l’autre, dans une bataille sans vainqueur. Il faut donc se réjouir de voir certains États américains sortir de cette impasse, et le Canada de Justin Trudeau se lancer dans la légalisation de l’usage dit « récréationnel » à l’échelle nationale, peut-être dès 2017 – ce qui en fera le deuxième pays, après l’Uruguay, à adopter ce chemin.
On peut toujours débattre, mais pour ce qui concerne le gouvernement, le débat est clos.
En France, l’opinion évolue, ce qui explique le débat balbutiant lors de la primaire à gauche. Mais il ne se pose absolument pas dans les mêmes termes de ce côté-ci de l’Atlantique. Car nos politiques restent curieusement peu intéressés par les bénéfices économiques et budgétaires d’une filière légale. Alors, peut-être faut-il un peu leur secouer les puces, car comme le dit le Circ (Collectif d’information et de recherche cannabique), le cannabis est un sujet « bien trop important pour être laissé aux seuls politiques ». Face à une prohibition « profitant plus aux réseaux criminels qu’aux citoyen(ne)s », ces vieux routiers de la légalisation en appellent à la pression de la société civile. À défaut, il sera difficile de faire évoluer les a priori de certains, comme Manuel Valls qui a déclaré en juillet 2015, quand il faisait encore fumer la moquette de Matignon : « On peut toujours débattre, mais pour ce qui concerne le gouvernement, le débat est clos. » L’ancien Premier ministre répète désormais en boucle qu’une société « a besoin d’interdits et de règles », rejoignant la position de François Hollande sur le sujet.
Le PS a encore peur d’être traité de « gauche pétard », alors que l’étiquette ne tient pas, puisque François Hollande s’est montré plus répressif que Nicolas Sarkozy, réalisant annuellement 165 000 interpellations d’usagers – dont 90 % pour du cannabis – contre environ 120 000 du temps de la droite. « La “pénalisation” de l’usage de stupéfiants n’a cessé de progresser. L’analyse confirme la hausse persistante des interpellations de consommateurs (principalement de cannabis), à laquelle font écho des sanctions pénales de plus en plus systématiques », notait en octobre 2015 l’OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies).
Pourquoi la gauche ne s’en vante-t-elle pas ? Serait-ce encore une réussite sur laquelle elle peine à communiquer ? Son incapacité à évoluer tient aussi à ce qu’on appellera le « théorème Kouchner ». En 2001, le ministre de la Santé d’alors avait appelé au débat avant de rengainer sa proposition, au motif que « l’opinion n’[était] pas prête ». Cet argument ressert régulièrement depuis. Le 12 avril dernier, Jean-Marie Le Guen, alors secrétaire d’État aux relations avec le Parlement, affirmait sur BFMTV que « la prohibition du cannabis en France mérite d’être discutée », argumentant qu’elle « n’amène pas la diminution de la consommation » et qu’il faut « peut-être aller vers des mécanismes de légalisation contrôlée, mais surtout avec des politiques d’éducation et de santé publique ». Résultat ? Il a dû aussi sec remballer son ordonnance, sous la pression de ses collègues du gouvernement. Comme en 2002, quand Martine Aubry et Adeline Hazan avaient élaboré au sein du PS une proposition pour la dépénalisation : le premier secrétaire d’alors, un certain François H. (comme « haschich »), l’avait retoquée.
Chez les socialistes, seuls quelques isolés font chanvre à part, généralement parce qu’ils ont étudié la question – les autres crient au loup avant de regarder les faits. Ainsi, Daniel Vaillant, ancien ministre de l’Intérieur peu soupçonnable de « laxisme », s’est prononcé pour une « légalisation contrôlée » en 2011 après avoir été confronté au deal dans le XVIIIe arrondissement de Paris, dont il a longtemps été maire. En 2014, Anne-Yvonne Le Dain, députée PS de l’Hérault, a conseillé dans un rapport parlementaire une forme de « marché régulé » par l’État. Jusque-là, elle ne s’était pas penchée sur la question, mais l’échec de la prohibition l’a convaincue.
Du côté de la droite, on ne voit que Nathalie Kosciusko-Morizet pour être favorable à la dépénalisation. Mais en 2001, un obscur secrétaire chargé de la Jeunesse au RPR (parti gaulliste hélas trop tôt disparu) voulait ouvrir le débat en reconnaissant que « la moitié des jeunes ont déjà fumé du cannabis, dont des jeunes RPR ». Sapristi ! En 2003, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin et ses ministres de la Santé Jean-François Mattei et de l’Intérieur Nicolas S. (comme « skunk », l’herbe ultraforte produite aux Pays-Bas) voulaient changer la loi de 1970, Sarko suggérant de remplacer la peine d’un an de prison pour usage par une contravention de 1 500 euros. Mais le trio a vite reculé : l’opinion, toujours. La France des élus a son tabou et elle y tient, au mépris de la réalité. Pour combien de temps ?