Un homme à la mine renfrognée se penche sur le tract qu’on lui tend. En lisant le contenu, son visage s’éclaire. « Je suis moi-même encarté, c’est bon ça, se marre-t-il. J’ai même envie de dire, y a bon ça… Y a bon Banania ! » Il l’empoche, hilare, et s’en va. Plus tard, une dame murmure qu’on a « bien du courage de tracter dans un quartier halal », s’attirant les sourires entendus des compères présents à mes côtés. Un autre chaland, moins content, lance un tonitruant « Ça va les nazis ? » Réaction offusquée d’un militant : « Et la démocratie alors, vous en faites quoi ? » C’est jour de marché en Zemmourie. J’ai des tracts appelant à voter pour le candidat d’extrême droite plein les mains. Et à cet instant, je sens que ça va être long.
Pendant plus de trois mois, pour Les Jours, j’ai infiltré des équipes du parti Reconquête. J’ai œuvré dans des cellules nationales de « phoning » et milité physiquement au niveau local, dans un groupe parisien. Mi-novembre 2021, j’ai rempli un formulaire d’inscription sur le site de l’association des Amis d’Éric Zemmour. Deux semaines plus tard, sans autre forme de procès, j’étais intégré à plusieurs boucles Telegram, une messagerie chiffrée. Mon profil n’a pas eu l’air d’être très contrôlé. Je l’avais pourtant déposé sous mon propre patronyme en raison des contrôles de passe sanitaire et d’identité, qui se révèleront d’ailleurs fréquents. « Vous êtes de petits caporaux de la grande armée [en référence à la Grande Armée napoléonienne, ndlr] et nous ferons de vous d’astucieux grognards [surnom donné aux militants, ndlr], ont fièrement annoncé des responsables du parti lors d’une réunion de formation. Et celle-ci ne se terminera pas par une Bérézina mais bien par un sacre ! » Le ton était donné, l’aventure pouvait commencer. Pour gagner ces galons, je me suis adonné aux tractages hebdomadaires, aux tables rondes et aux réunions partisanes. J’ai partagé apéros, repas et cafés aux côtés de ces convaincus de la première heure. Avec eux, j’ai assisté aux hauts et bas de la campagne, du démarrage en trombe des débuts jusqu’à la dégringolade due à la guerre en Ukraine et aux positions pro-Poutine de Zemmour, en passant par les ralliements de poids lourds, comme la dernière en date, aussi tardive qu’attendue chez les militants, de Marion Maréchal, égérie de la droite dure.
Avec cette immersion, Les Jours ont tenté d’appréhender ceux qui composent « la grande armée » d’Éric Zemmour afin d’aller au-delà des éléments de langage dont ses partisans abreuvent volontiers les médias. Nombre de nos confrères ont dévoilé les obscurs soutiens du multirécidiviste, de néonazis patentés aux fieffés fachos, friands de torgnoles et d’armes à feu. Ces sombres lurons à la droite de l’extrême droite ne peuvent toutefois représenter les 100 000 adhérents de Reconquête et encore moins les 12 à 14 % d’intentions de vote qu’engrangerait leur candidat. Alors, qui sont ces engagés du quotidien ? Que se disent-ils dans l’intimité de leurs réunions ou sur les groupes Telegram qui jalonnent un mouvement de plus en plus structuré ? Et quelles recettes s’échange-t-on dans l’arrière-cuisine de la Zemmourie ?
Premier constat, s’il n’a pas encore réussi à le faire politiquement, dans sa base militante, l’essayiste semble bel et bien parvenu à faire voler en éclat ce cordon sanitaire qu’il voue aux gémonies. À la table du tout jeune parti, il y a des airs de jamais-vu dans l’histoire de la droite. Des nostalgiques du Front national (FN) las d’avoir honte du père et des transfuges du Rassemblement national (RN) déçus par la fille, côtoient des anciens du RPR, dont on se demande où ils étaient pendant vingt ans. Ils trinquent avec d’ex-Les Républicains désespérés par Valérie Pécresse, orphelins de la sarkozie, du fillonisme, ou simples dépités par un parti moribond. Ce petit monde rompt le pain avec de fervents royalistes, des mégretistes revanchards, de glabres identitaires, des cathos sauce Manif pour tous, des juifs conservateurs ou des néo-engagés, apolitiques ou presque jusqu’au 5 décembre dernier, jour du tout premier meeting d’Éric Zemmour à Villepinte. Tous sont des supporters de longue date de l’ancien journaliste du Figaro et de CNews et de ses thèses radicales.
Cet attelage éclectique est soudé par une peur principale qui confine à l’aversion. Celle de l’immigration et, surtout, des musulmans, perçus comme les coupables d’un supposé « grand remplacement ». Lors d’un apéro, une professeure de sciences, la soixantaine, expose les raisons de son engagement : « Ce qui m’inquiète, c’est que la majorité silencieuse des musulmans est contre nous. Ils ont beau avoir des sœurs qui portent des jupes ras-du-cul, lorsqu’il faudra prendre les armes contre nous, ils les prendront. Seul Zemmour peut nous sauver de ça. »
Alors, pour sauver la France, tous s’en remettent corps et âme à Reconquête. La structure-mère du parti est composée de 23 pôles thématiques, traitant de l’entrepreneuriat jusqu’à l’école en passant par la sécurité ou la justice, qui datent de l’époque de l’association des Amis d’Éric Zemmour, fondée fin avril 2021. Pendant près d’an, ses premiers soutiens y ont planché en secret pour brosser le programme de leur futur candidat. Piochés parmi ce cénacle, des référents régionaux et départementaux ont été placés sur le territoire national. Parmi ceux-là, certains battront bientôt les législatives sous les couleurs de l’auteur du Suicide français. Dans le parti, on cache de moins en moins qu’on pense de plus à plus à cette prochaine échéance, surtout depuis sa dégringolade dans les sondages et ses prises de position sur l’Ukraine. Mais en attendant leur heure, ces officiers zemmouristes dirigent les équipes de terrain qui affichent, tractent et démarchent pour « évangéliser les Français », selon les mots d’un responsable. Chez Reconquête, les caciques aussi s’occupent des basses œuvres militantes et on se retrouve vite à une ou deux poignées de mains d’Éric Zemmour et, surtout, de Sarah Knafo. Ce sont majoritairement les proches de cette dernière, souvent de jeunes loups au profil techno, qui ont été placés à la tête des « cellules », organisées sur Telegram, le canal favori du parti. Des groupes chargés de gérer des événements, les recrutements, la riposte sur les réseaux sociaux ou, jusqu’il y a peu, la récolte des parrainages.
Car en Zemmourie, tout est chapeauté et validé par la « Hask ». C’est ainsi que des référents désignent entre eux l’omniprésente « Haute Autorité de Sarah Knafo ». À 28 ans, la compagne du polémiste est la grande cheffe d’orchestre d’une mobilisation réglée au cordeau et faussement spontanée. Du sommet à la base, rien ne lui échappe. Début janvier, lorsque les promesses de parrainages marquent le pas à mesure que « l’effet Villepinte » se dissipe, Sarah Knafo en personne coordonne la réorganisation des cellules de phoning visant à démarcher les parrainages d’élus. Les équipes sont fusionnées et les directives éclaircies. « Il y a une bonne raison à cette requête, nous explique-t-on. Cette exigence émane directement de la Hask, qui a le besoin impérieux de connaître et suivre notre activité. Eh oui, vous pouvez être fiers de vous ! » Quelques jours avant, c’est elle qui soigne le détail en poussant Éric Zemmour à envoyer un message vocal pour présenter des vœux personnalisés à ses phoneurs. Une déclaration transférée depuis le téléphone personnel de Sarah Knafo aux têtes de cellules, chargées de faire ruisseler ces quelques mots jusqu’à la base. Effet immédiat chez nos « Zamis », comme ils s’appellent : « Ça met du baume au cœur », se réjouit l’un. « Génial ! Cela confirme la grandeur d’âme de notre candidat, sa sincérité et sa simplicité », jubile un autre, en savourant ces vingt-quatre secondes d’attention offertes par leur champion. « Arthur vaincra ! », conclut un troisième.
« Arthur », c’est un autre nom de code dans le milieu, celui d’Éric Zemmour. Dans les cellules, tout le monde l’appelle ainsi. Ce sobriquet provient, là encore, de Sarah Knafo, qui le surnommait « le roi Arthur » au temps des ambitions cachées du journaliste. Un proche de l’énarque affirme qu’il y aurait aussi une référence à Mitterrand. « Il se faisait appeler Arthur pendant sa première campagne pour des raisons de confidentialité. » L’association des Amis d’Éric Zemmour l’a ensuite conservé pour des enjeux de cybersécurité. « Quand on disait qu’il n’y avait pas de candidat mais qu’on faisait déjà campagne, on couvrait ses intérêts en l’appelant Arthur et c’est resté. »
Le clin d’œil à Tonton 81 s’arrête là. Pour le reste, Reconquête s’inspire plutôt de Trump ou Macron. Comme chez eux, la paperasse s’organise sur Nationbuilder, un logiciel électoral californien à l’aide duquel le parti gère son exceptionnelle base de données, récoltée des mois durant grâce au maillage de pétitions en ligne relayées par les multiples sites des Amis d’Éric Zemmour. Ce travail en amont a permis l’adhésion éclair de plus de 70 000 militants. Des milliers de personnes ont été contactées via mail dès le lendemain du meeting de Villepinte le 5 décembre dernier, véritable acte de naissance du mouvement dont tout le monde parle encore trois mois après, des étoiles dans les yeux. De nombreux questionnaires Google Forms leur ont ensuite été envoyés afin de dresser leurs « profils bénévoles ». Puis, ils ont été répartis dans les différentes cellules ou groupes militants, en fonction des missions demandées, des compétences et des centres d’intérêts de chacun. Si on a vu mieux en termes de « made in France » et de respect des données personnelles, l’opération s’est révélée redoutablement efficace.
Depuis, chez Reconquête, on cherche à discipliner ces cohortes de partisans survoltés. Notamment sur la face numérique du parti, sur Telegram, là où l’écrit laisse des traces. Les responsables tentent d’y tenir
« Elle va plaire celle-ci, un grand moment d’humour, s’est bidonné un adhérent sur un groupe Telegram, les cheveux grisonnants et l’air heureux. Un tremblement de terre a frappé l’Algérie, deux millions d’Algériens sont morts. Les Britanniques envoient leur armée pour aider au déblaiement. Les Italiens envoient de l’huile d’olive et des pâtes. En France, Zemmour, élu président de la République, envoie un million d’Algériens pour repeupler le pays ! » Sa carrière d’humoriste s’est achevée dans le quart d’heure, au moment même où il lui a été vivement conseillé de supprimer sa plaisanterie. « Désolé, erreur de manip », s’est-il piteusement excusé.
Humour, toujours, lorsque nous avons été conviés mi-février à une réunion militante très officielle en compagnie du général Bertrand de La Chesnais, ancien numéro 2 de l’armée de terre et directeur de campagne d’Éric Zemmour, et donc a priori au courant d’où il met les pieds. À la fin du formulaire d’inscription en ligne, on tombe sur cette « question piège », clin d’œil bien gras à OSS 117 : « Comment est votre blanquette ? » Trois options : « Elle est bonne / Elle est halal / Serpent, je n’mange pas de ce pain-là ! » L’invitation a été retirée en catastrophe.
Euh non… Interdit. On ne s’incruste pas dans des manifs d’autres partis au nom du Z.
À tel point que certains font désormais attention. Un militant outré que les maires rétifs à « Arthur » fassent « le jeu du pouvoir en place » a bien fait comprendre qu’il aurait préféré fleurir son vocabulaire pour qualifier le gouvernement : « J’ai cherché longtemps le terme pour ne pas être censuré… » N’exagérons rien. Cette « censure » reste relative. Avec un candidat multipliant les thèses haineuses, il paraît difficile de demander de tenir leur langue à des troupes chauffées à blanc par ses sorties et fuyards de partis jugés justement trop mous. Nombre de messages passent au travers de la modération bienveillante des responsables de cellules. Comme lorsque ce « reconquistador » peste contre une édile hésitante à parrainer : « Faut lui envoyer un camion de migrants… Ça la décidera. »
Ou bien quand, il y a quelques jours, cette militante commente un article du Salon beige, site d’extrême droite complotiste, lequel assure que Kyiv est à feu et à sang en raison d’Ukrainiens armés par le gouvernement de Volodymyr Zelensky. Puis partage plusieurs photos de milices ukrainiennes datant de 2014 et 2015, posant devant des croix gammées et massivement relayées par la propagande prorusse. « L’armée ukrainienne dans le Donbass a tué beaucoup d’enfants également dans l’indifférence générale et cette même armée est plus que douteuse… On comprend mieux les propos de Poutine. » Et d’ajouter : « Je ne prends pas de parti… Je suis Française et c’est la seule chose qui m’intéresse. » Nous voilà rassurés.
Toutefois, lorsqu’il s’agit d’actions spontanées, le contrôle se fait bien plus serré, symptôme d’une direction méfiante par rapport à cette base à haut potentiel turbulent. En décembre, un adhérent a une riche idée. Il demande la liste des maires non-contactés pour la donner à un copain membre du millier de motards supporters de Zemmour et qui veulent aider à récolter les parrainages. « Génial ! », « Superbe ! », « Original ! », ont salué des « Zamis » du groupe, invitant les responsables à lui fournir le fichier. On a imaginé un mélange audacieux entre Easy Rider et Rivarol, et on a ri. La réponse officielle fut moins drôle : « Pas superbe du tout, c’est délirant et dangereux. Ça ne fait pas cinq mois que l’on travaille comme des damnés pour laisser passer des initiatives individuelles pareilles. Sur 1 000 personnes, il y aura 50 à 100 débiles qui vont jouer les gros bras. Pas envie d’avoir les honneurs de la presse de cette façon, c’est trop connoté. » Il s’agissait pourtant des mêmes motards qu’Éric Zemmour ira flatter en marge de son meeting à Saulieu (Côte-d’Or) deux mois plus tard… Un samedi de février, un militant parisien a une autre idée du tonnerre : tracter dans un rassemblement antivax de Florian Philippot pour convaincre ces brebis égarées. « Euh non… Interdit, l’éteint immédiatement un référent. On ne s’incruste pas dans des manifs d’autres partis au nom du Z. » Fin du débat. Comme si, malgré un chef adepte de la stratégie du coup d’éclat permanent, ses militants, eux, semblaient priés de se dédiaboliser avant l’heure. Que les ralliés venus du RN ou du FN soient ici rassurés : comme on le verra dans les épisodes suivants, il y a de la marge.