De Jérusalem
Une semaine après l’attaque des commandos du Hamas, infiltrés en Israël, qui a fait 1 400 morts israéliens, le peuple gazaoui subit le déluge promis par l’État hébreu et plus de 2 400 Palestiniens ont déjà péri. En plus des bombardements incessants, l’armée israélienne annonce désormais « d’importantes opérations militaires », laissant planer la menace d’une incursion terrestre d’envergure. Vendredi, elle a sommé la population d’évacuer le nord de l’enclave palestinienne et la ville de Gaza, et de se réfugier au sud. Israël n’a qu’un objectif en tête : éradiquer le Hamas, le mouvement islamiste palestinien. « Chaque membre du Hamas est un homme mort. Le Hamas, c’est Daech, et il sera éliminé », a déclaré ce jeudi le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. Gaza est désormais promise à une période les plus sombres de son histoire, une semaine après les frappes qui ont durement traumatisé Israël.
Samedi 7 octobre 2023, cinquante ans et un jour après la guerre du Kippour. Israël est plongé dans une douce torpeur. La population juive se réveille en ce dernier jour de Souccot, la « fête des cabanes ». Tous ont passé la soirée de shabbat en famille, et se préparent à profiter d’un samedi matin calme. Mais à 6 h 29, les premières sirènes retentissent dans le centre et le sud d’Israël, autour de Tel-Aviv, et dans les villes d’Ashkelon, Sdérot et Ashdod, voisines de la bande de Gaza. L’opération « Déluge d’Al-Aqsa » débute. Une attaque d’une envergure inédite, menée par le Hamas, à la fois par les airs, la terre et la mer. 5 000 roquettes sont tirées depuis l’enclave palestinienne. Et, fait extrêmement rare, les sirènes retentissent même à Jérusalem, directement ciblée.
Pendant ce temps, près de 1 500 hommes du Hamas, des commandos lourdement armés, s’infiltrent en Israël. Certains arrivent par les airs dans des parapentes motorisés, par la mer dans des embarcations légères, et sur terre, des troupes de la brigade Al-Qassam, bras armé du Hamas, ont réussi à percer la frontière entre Gaza et Israël. À pied, en moto, dans des pick-up, armés d’explosifs et de lance-roquettes, ils percent la barrière de sécurité qui entoure l’enclave palestinienne. C’est le début d’un massacre à grande échelle.
À moins de cinq kilomètres de la frontière avec la bande de Gaza, près du kibboutz de Réïm, la fête bat son plein au festival techno Tribe of Nova. 3 500 jeunes Israéliens dansent sur de la trance, verre d’alcool à la main. Une soirée organisée au milieu de nulle part. Il ne fait pas tout à fait jour lorsque Tal aperçoit dans le ciel les premières roquettes interceptées par le « dôme de fer », le bouclier antimissiles israélien. La jeune fille de 25 ans s’enfuit aussitôt. Un ami la prévient par téléphone : des terroristes se sont infiltrés depuis Gaza. C’est la panique. Tal, son petit copain et ses amis, se réfugient dans la localité israélienne voisine d’Alumim. Ils se cachent dans un abri antiroquettes, trouvé au hasard d’une rue. « On était soixante-dix dans ce minuscule abri. Et très vite, des hommes armés sont arrivés. » Ils veulent entrer dans l’abri, disent être des soldats israéliens. La peur monte d’un cran. Puis la confusion. Ils jettent une grenade dans l’abri et tirent à l’aveugle. Le petit ami de Tal sort avec une copine, pour comprendre ce qui se passe. L’un des infiltrés du Hamas leur tire dessus. Le petit ami de Tal est touché au pied. Leur amie s’effondre à terre. Il tente de la relever, mais une autre grenade explose près d’eux. Tous les deux s’écroulent.
Tal décrit alors les cadavres qui s’empilent dans l’abri, autour d’elle. Dehors, son petit copain inconscient. Et les hommes armés qui poursuivent leur attaque, traquant les Israéliens cachés aux alentours, lançant des grenades et tirant à vue. Avec ses amis, elle décide de s’enfuir. Ils quittent l’abri en courant et grimpent dans une voiture abandonnée. « On avait trop peur que les terroristes reviennent et nous fusillent », explique-t-elle. Lorsqu’elle s’échappe, son petit ami est au sol, inanimé. Au lendemain de l’attaque, elle le cherchait encore. Un autre ami à elle, également présent au festival, a été enlevé par les hommes de la brigade Al-Qassam et emmené à Gaza.
C’est ainsi qu’ont procédé les commandos du Hamas, dans une vingtaine de communautés proches de la bande de Gaza. Ils ont tué un maximum de personnes et en ont kidnappé d’autres. Et c’était l’objectif, ainsi que le démontrent des documents saisis sur des cadavres d’attaquants du Hamas et dévoilés par NBC, qui mentionnent explicitement l’ordre de « tuer le plus possible » et de « capturer des otages ». Au fil des heures et des jours, les autorités israéliennes font le décompte macabre des tués. À Sdérot ou Ofakim, dans les kibboutzim de Be’eri et Kfar Aza, des centaines d’hommes, de femmes, d’enfants et même des bébés. L’horreur absolue. De l’autre côté de la frontière gazaouie, il y aurait 150 otages israéliens, selon les autorités israéliennes et le Hamas. Des dizaines de soldats, mais surtout des civils. Le mouvement islamiste espère se servir de ces otages comme monnaie d’échange contre des prisonniers palestiniens.
Soyons clairs, éliminer le Hamas, ça veut dire éliminer Gaza.
La réponse israélienne aura un peu tardé. L’État hébreu a été pris de court. Et il ne lance sa riposte qu’à 10 h 34, quatre longues heures après le début du massacre. L’opération « Glaives de fer » commence : l’armée se met à bombarder des cibles dans la bande de Gaza. Une heure après, le Premier ministre Benyamin Netanyahou prend la parole depuis le quartier général de l’armée, à Tel-Aviv. « Nous sommes en guerre et nous allons gagner. Le Hamas paiera un prix sans précédent », déclare-t-il. En parallèle de son attaque sur Gaza, Israël mène une autre bataille. Priorité absolue : neutraliser les centaines de membres des brigades Al-Qassam présents sur son territoire.
Dans l’après-midi, un appel à la mobilisation des réservistes est lancé. 360 000 appelés (le pays compte 465 000 réservistes) sont envoyés près de la frontière avec la bande de Gaza. Joel est l’un d’entre eux. Dans la vie civile, ce père de deux enfants en bas âge s’occupe de la gestion de propriétés immobilières à Jérusalem. Religieux et pratiquant, son téléphone est éteint toute la journée ce samedi 7 octobre, comme à chaque shabbat. Lorsqu’il finit par l’allumer à la tombée de la nuit et reçoit la convocation de l’armée, il ne se pose aucune question. « Cet ennemi que l’on combat depuis des années, on l’a sous-estimé. On veut le voir disparaître ! On a le pouvoir de l’éliminer, et c’est ce qu’on va faire », tranche-t-il, très calme. « Soyons clairs, éliminer le Hamas, ça veut dire éliminer Gaza », explique sans ciller l’homme de 35 ans. « Aujourd’hui, on vient de revivre l’holocauste. Mais la différence, c’est que cette fois, on a les moyens de se défendre », conclut Joel. Des soldats parfaitement alignés sur le mot d’ordre de l’armée. « Le Hamas a ouvert les portes de l’enfer sur la bande de Gaza, le Hamas en portera la responsabilité et en paiera le prix », a déclaré le général de division Ghassan Alian, dès le 7 octobre.
Face à cette attaque palestinienne d’une ampleur inédite depuis la création de l’État hébreu en 1948, la riposte israélienne démarre dans un registre d’une violence également sans précédent. En plus des bombardements, dès le samedi soir, Israël coupe l’approvisionnement en électricité de l’enclave palestinienne. Deux jours plus tard, le ministre de la Défense Yoav Gallant annonce imposer un « siège complet » à Gaza. « Pas d’électricité, pas d’eau, pas de fuel, détaille-t-il. Nous nous battons contre des animaux, nous agissons en conséquence. » Un siège total condamné par l’ONU. Mais peu importe pour l’État hébreu.
Dans la rue, on voit les gens avec leurs sacs, ils errent, ils ne savent pas où aller…
Dans la bande de Gaza, c’est le début d’un calvaire pour les habitants. Ahmed vit à Gaza City avec sa famille. Il reste terré chez lui, avec les siens. « La vengeance des Israéliens est terrible. Et cette fois encore, c’est nous, peuple palestinien, qui payons le plus lourd tribut. Pas le Hamas. » Ce père de famille de 32 ans vit dans le centre de l’enclave palestinienne, qui compte 2,3 millions d’habitants, sous blocus israélien depuis 2007. En trente-deux ans, il n’a jamais quitté Gaza, et a déjà vécu cinq guerres. « Il n’y a aucun lieu sûr pour se réfugier. On n’a rien, on est complètement démunis ! Sur vingt-quatre heures, on a deux heures d’électricité en ce moment. Du coup, quand ça revient, on recharge les téléphones. Le strict minimum. »
Toujours à Gaza City, Assya, professeure de français, s’est réfugiée chez ses sœurs. Avec ses trois fils, elle a quitté sa maison de Beit Lahia dès le samedi. Cette localité située au nord de la bande de Gaza fait partie des premiers lieux ciblés par Israël. Désormais, ses journées sont rythmées par les bombardements. « Hier, il y a eu une alerte chez l’une des mes sœurs. Alors on a foncé dehors, et on s’est demandé où se réfugier. À l’hôpital ? Impossible, c’est bondé. Même le jardin est rempli de monde. Et les écoles ? C’est encore pire ! Dans la rue, on voit les gens avec leurs sacs, ils errent, ils ne savent pas où aller… », confie-t-elle. Dans le quartier, avec les voisins, elle essaye de mettre en place un système D pour obtenir de l’eau. « Ça fait trois jours qu’on a plus d’eau, même pour boire ! On a négocié pour en récupérer plus loin, dans une citerne. Là, mes fils sont sortis pour chercher cette eau. J’ai si peur qu’ils se prennent une bombe sur la tête… », gémit-elle.
Leurs smartphones, quasiment déchargés, sont tout ce qui leur reste pour communiquer avec le monde extérieur. « Écrivez-moi des messages, je n’ai presque plus de batterie ! », prévient immédiatement Manel. Elle a quitté Gaza City pour se réfugier dans sa maison de famille à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, à la frontière avec l’Égypte que celle-ci a murée. Elle envoie la photo d’un immeuble à moitié effondré : à ses pieds, un cratère rempli de gravats. « C’était mon appartement… » À Rafah, avec sa mère, ses neveux et ses nièces, elle se prépare au pire. « Je suis terrifiée, comme tous les Palestiniens. Il y a des bombardements tout près de nous. On reste habillés nuit et jour, on a un sac avec nous, pour partir à tout instant en cas d’attaque. Et désormais, j’ai vraiment peur que les soldats israéliens entrent dans Gaza. »
On vit comme des bêtes. Certains d’entre nous sont devenus des monstres. Et lorsque ces monstres s’attaquent à leur créateur, Israël, on se demande pourquoi ?
Ahmed, Assya et Manel sont unanimes : « Gaza est devenu le pire endroit sur terre. » Chacun a déjà perdu des voisins, des amis. Tous demandent à ce que ce massacre cesse. Et font part de leur sentiment de profonde injustice. Il leur semble que la vie des Gazaouis a moins de valeur que celle des Israéliens, aux yeux du monde. Assya, la prof, ne cache pas sa colère : « Vous savez, un journaliste m’a demandé : ‘‘Mais quand même, ce n’est pas acceptable d’avoir enlevé des mères, civiles, avec leurs enfants [en Israël] ?’’ Et moi, je ne suis pas une maman ? Moi aussi j’ai dû quitter ma maison. Moi aussi je veux que mes enfants vivent en paix, une vie normale. Imaginez qu’ils ne sont jamais sortis de Gaza, cette prison ! » Ahmed ne se réjouit pas de la mort de tous ces civils israéliens, mais il l’affirme sans détour : « Israël a colonisé notre terre. Nous avons été contraints soit à l’exil, soit à une vie sous blocus, ici à Gaza. On vit comme des bêtes. Certains d’entre nous sont devenus des monstres. Et lorsque ces monstres s’attaquent à leur créateur, Israël, on se demande pourquoi ? Mais c’est l’État hébreu qui est responsable de toutes les victimes innocentes, palestiniennes ou israéliennes. C’est l’occupation et l’injustice qui génèrent toutes ces violences. »
Côté israélien, la guerre ne fait que s’intensifier. Vendredi dernier, l’État hébreu lance un ordre d’évacuation aux Gazaouis. Ils doivent quitter le nord de la bande de Gaza et Gaza City pour se réfugier vers le sud de l’enclave. Un appel qui sonne le début d’un déplacement de population sans précédent dans la bande de Gaza. Ils sont plus d’un million à vivre dans cette zone. Des familles jetées sur la seule route qui traverse le territoire du nord au sud. Face à cet ordre d’évacuation, deux réactions : ceux qui partent et ceux qui restent. Assya n’a pas voulu quitter Gaza City. Elle n’a pas de voiture, et surtout nulle part où aller. « Je veux essayer de retourner chez moi, à Beit Lahia », écrit-elle par texto. Même si sa maison et son quartier sont détruits ? « Mais c’est ma terre, c’est ma vie, où aller d’autre ? »
Abou Mounir, lui, a quitté la principale ville gazaouie en direction du sud. « Ça devenait trop dangereux. C’est la situation la plus dingue que j’aie jamais vécue. Cette fois, c’est une véritable guerre. Les personnes sont tuées dans leurs maisons, dans les rues, partout, des femmes, des enfants, par centaines… Personne ne peut dire quelle est la prochaine étape. On vit heure après heure, même plus au jour le jour. L’angoisse, la peur, l’inquiétude nous étouffent. » Il décrit aussi les maisons, écoles et hôpitaux du sud de l’enclave pris d’assaut par les centaines de milliers de déplacés. Les réserves d’eau et de fuel épuisées, l’électricité coupée, le black-out, et l’absence de plus en plus aiguë des biens de première nécessité. « Plus rien de l’extérieur ne pénètre dans la bande de Gaza », raconte Abou Mounir.