Après huit jours de manifestations nocturnes, les policiers commencent à avoir une petite expérience en battage de pavés. Chaque soir c’est « pas de syndicats », « pas de porte-parole », mais ce mardi midi était spécial. À l’appel des syndicats Alliance et Unsa, les policiers se sont rassemblés devant les tribunaux de toute la France. Leurs délégués prévoient d’en faire un rendez-vous hebdomadaire. En contrebas du palais de justice de Bobigny, en proche banlieue parisienne, environ 80 agents de Seine-Saint-Denis sont venus accompagnés de huit voitures (banalisées et sérigraphiées), sirènes hurlantes. La plupart des manifestants sont en civil – dont certains avec arme de service apparente –, quelques-uns en uniforme de la DSPAP (la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne). Tous à visage découvert. Bizarrement, alors que la manif est plus « cadrée », les participants sont beaucoup moins chauds pour les interviews. Ils reprochent à la justice de libérer – ou de ne pas punir assez sévèrement – ceux qu’ils attrapent, ceux qui les attaquent, ceux qu’ils voudraient voir sous les verrous. Les voyous.
Previously on Les Jours, un policier de la BAC de Savigny-sur-Orge racontait comment, au mois de juin, une mini-moto lui avait foncé dessus. Le conducteur a été condamné pour « violences volontaires » mais l’agent interprète le geste comme une « tentative d’assassinat », non-reconnue comme telle par la justice. Un exemple parmi d’autres de la frustration exprimée par les policiers lorsque leur vision des choses n’est pas « suivie » judiciairement. Plutôt un « reproche de victime » que de professionnel, constate Virginie Duval, la présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire), qui trouve « insupportables » les accusations de « laxisme ». « Le rôle des magistrats est d’apprécier les faits, ajoute-t-elle, les chiffres ne viennent pas prouver une moindre sévérité. » En quatre ans, la proportion et la durée des peines de prison ont augmenté. Le nombre de détenus bat record sur record.
À Bobigny, le rassemblement a une saveur particulière. C’est ce tribunal qu’avait choisi Nicolas Sarkozy, quand il était ministre de l’Intérieur, pour fustiger le « laxisme » judiciaire. C’est aussi là qu’en 2010, 200 policiers du département avaient manifesté, « scandalisés » par un jugement du tribunal qui condamnait sept de leurs collègues à de la prison ferme. Ils ont remis le couvert en 2012, entre les deux tours de la présidentielle, quand un gardien de la paix a été mis en examen pour avoir tué Amine Bentounsi d’une balle dans le dos. Bobigny, que ces policiers considèrent comme trop coulant avec les délinquants, trop sévère avec eux.
![Un magistrat au tribunal de Nanterre](/ressources/image/ep2-police-justice-img-police-justice-1.jpg)
Un manifestant de la BAC départementale de Seine-Saint-Denis, âgé de 40 ans et syndiqué chez Alliance, résume l’esprit de la manif en ces termes : « Normalement, on devrait marcher main dans la main avec la justice. Mais à Bobigny, il y a des magistrats anti-flics. » Lui a été blessé « douze fois en seize ans », mais ne veut pas évoquer les suites judiciaires de ces agressions. « Si je vous raconte, on va tout de suite savoir qui je suis. » Ce policier, pour qui « le laxisme judiciaire est au cœur du problème », voit son quotidien comme une litanie « d’interpellations sans suites, ou qui se terminent par des rappels à la loi, d’outrages et de rébellions avec des condamnations faibles, voire pas de condamnations du tout. Depuis la réforme Taubira, c’est pire qu’avant ». Les statistiques ne montrent pas tout à fait ça, mais il insiste : « En dessous de deux ans de prison, ils les font pas » (les peines peuvent être aménagées). Dans ces conditions, il a le sentiment que « notre travail ne sert à rien ».
Il y a parfois une incompréhension des policiers sur la nécessité de border les procédures.
Ce genre de remarques fait dire à la magistrate Virginie Duval qu’il y a parfois « une incompréhension des policiers sur la nécessité de border les procédures ». C’est-à-dire de les rédiger correctement, de les étayer par des preuves pour les voir aboutir. « On ne peut condamner quelqu’un que si les faits sont établis. » La magistrate donne l’exemple des stups : « Ce n’est pas parce qu’on arrête tous les jours un type qui a deux grammes sur lui que c’est lui qui organise le trafic. »
Sur le parvis du tribunal de Bobigny, un agent pâle et baraqué nous éconduit :
« De toute façon, ça va être censuré.
Vous êtes sérieux ?
Oui, oui.
Vous avez peur que je change vos propos ? Ce que m’a dit votre collègue, je l’ai écrit là [brandissant le cahier] et je vais le mettre dans l’article.
Non, je pense que ça va même pas paraître. Le gouvernement ne veut pas qu’on en parle.
Hier on a publié un article sur les manifs de la semaine dernière, et on n’a eu aucun problème avec le gouvernement.
Oui, mais sur celle d’aujourd’hui, ce sera pas pareil. »
![Interpellation en marge de la manifestation du 21 octobre](/ressources/image/ep2-police-justice-img-police-justice-2.jpg)
Pas plus de succès avec une policière dont les comparses prennent la fuite pédestrement à notre approche.
« Non, droit de réserve.
Devoir de réserve OK, mais là vous manifestez ?
Droit de réserve, je dirai rien. »
Un groupe indique du doigt « le délégué ». Grégory Goupil a 35 ans, il est secrétaire régional adjoint d’Alliance en Seine-Saint-Denis. Avant son détachement syndical, il a passé sept ans dans la BAC, de nuit. En 2008, alors qu’il était assis à l’arrière d’une voiture de patrouille, il a été pris dans un « guet-apens », dans une cité de Villepinte. L’agent a été blessé aux yeux par des débris de verre, le chauffeur du « véhicule explosé » par de gros projectiles a eu « huit points de suture au visage ». Faute d’auteurs identifiés, « l’affaire a été classée sans suite », explique Grégory Goupil à titre d’exemple.
Comme beaucoup de policiers-manifestants, il raisonne par association de faits divers. Cite le meurtrier de son collègue Aurélien Dancelme, libéré avant son procès en appel pour des histoires « de délais ». Des affaires de stups, dans lesquelles il y a « des mois d’enquête qui se terminent par des relaxes ». En conclut que « le sentiment d’impunité des délinquants » ne peut conduire qu’à leur « montée en puissance ». Grégory Goupil tend la main aux magistrats pour qu’ils « descendent dans la rue avec nous » : « La justice aussi manque de moyens, nous n’avons aucune défiance envers elle. » Pense-t-il, comme son collègue, qu’il y a des magistrats « anti-flics » à Bobigny ? « Il y en a au moins un, bien connu. »
![Le palais de justice de Paris](/ressources/image/ep2-police-justice-img-police-justice-3.jpg)
Dans un tract, son syndicat (majoritaire dans la police depuis les dernières élections) demande une « réforme de la légitime défense ». La dernière date du mois de juin. « Ils étaient pourtant d’accord. Ils veulent qu’il n’y ait pas d’enquête ? s’interroge la présidente de l’USM. Ce n’est pas possible. » Alliance veut aussi ressusciter les peines plancher, anonymiser les policiers dans les procès-verbaux – comme dans les procédures antiterroristes – et « simplifier la procédure pénale ». « Sur ce point, on est d’accord, admet Virginie Duval. Nous aussi, on se plaint de leur complexité. Depuis des années, on demande à être réunis pour parler de tout ça. » Enfin, le syndicat demande l’alignement des outrages à magistrat (punies d’un an de prison) sur celui des outrages à agent (six mois de prison). Un petit taquet de plus aux juges. La présidente de l’USM n’y verrait pas d’inconvénient, mais estime qu’en visant les magistrats, les policiers « se trompent de cible ». « Lors de notre congrès, il y a quinze jours, les policiers ont été applaudis pour leur courage et leur travail. Si la loi devait être changée, ce n’est pas aux juges de le faire. »
En fin de la manif à Bobigny, une dame, encouragée par un policier, s’approche « pour que vous rajoutiez quelque chose dans votre article ». Et enchaîne : « Je trouve ça inadmissible que les policiers ne soient pas respectés. » Hélène, 55 ans, explique qu’elle vit à Drancy et travaille au conseil départemental de Seine-Saint-Denis, à deux pas du tribunal. Que dans ce département, il faut « faire attention à son sac ». Elle pense qu’on trouve des excuses aux délinquants. « On dit : “Les pauvres petits, ils ont des problèmes, ils sont coupés de leurs origines” etc. » Hélène dit qu’elle « vient en tant que citoyenne, pas pour faire de la politique. On en a marre de la politique, justement ».