Une bataille cruciale pour la circulation de la culture en ligne en Europe va se jouer dans les prochains mois. C’est même la plus importante depuis la confrontation entre les industries des loisirs et le peer-to-peer au début des années 2000. Cette fois, elle opposera YouTube à ces mêmes industries – musique en tête – et le perdant est déjà connu : c’est vous, moi, nous. Le risque, c’est que toute vidéo qui contient un bout de chanson sans l’autorisation de l’industrie de la musique soit éjectée d’internet. Carrément.
Demain peut-être, fini donc les vidéos de karaoké d’Adele streamées 14 millions de vues ou les vidéos filmées en concert par des amateurs. Fini aussi les remix drogués de Daniel Balavoine featuring Gérard Blanc mis en ligne par des mélomanes doublés de vidéastes émérites, et globalement toutes les œuvres qui réutilisent ou détournent de façon plus ou moins créative des chansons existantes. Fini même, peut-être, les vidéos de mariage sur musique romantique.
Le premier acte de cette confrontation qu’on a vue monter ces dernières années s’est joué à Paris le mardi 6 décembre au soir, lorsque les députés ont voté à l’arraché une « taxe YouTube » demandée par les lobbyistes du cinéma et de la musique depuis des années, qui prélèvera 2% des revenus publicitaires des plateformes vidéo accessibles en France. La suite de la bataille se déroulera dès les premiers mois de 2017 sur un terrain plus feutré, celui tout de moquettes tendres du Parlement européen, où la plateforme propriété de Google, les majors de l’entertainment (respectivement Universal, Sony et Warner pour la musique ; Comcast, Disney ou 21st Century Fox pour le cinéma) et les sociétés chargées de collecter les revenus des auteurs ont kidnappé une réforme du copyright qui, pourtant, voulait bien faire. Ce lobbying, en l’état actuel du texte qui va cheminer jusqu’au Parlement européen jusqu’à l’été 2017, pourrait avoir pour conséquence de brider la libre circulation des œuvres audiovisuelles en obligeant les plateformes – mais surtout le géant YouTube, propriété de Google – à filtrer systématiquement les vidéos des internautes.
Cette réforme du « droit d’auteur dans le marché unique numérique », dont le texte a été présenté en septembre dernier, est devenue le terrain de jeu d’une guéguerre qui oppose ainsi depuis une bonne année le monde de la musique à son premier diffuseur actuel. Lionel Maurel, blogueur spécialiste du droit d’auteur, est chargé de suivre ce processus complexe pour LaQuadrature du net : « Tout vient du rejet d’Acta [en 2012]. À cette époque, la Commission européenne s’est pris une très, très grosse volée… Or, il y avait déjà dans ce texte un contrôle plus musclé des plateformes vidéo. » Il s’agissait, déjà sous l’influence des lobbies du temps libre, de notamment limiter l’effet du safe harbor, un principe juridique qui dit qu’une plateforme qui n’intervient pas activement dans l’organisation de son contenu (audio, vidéo ou autre) n’est pas responsable de ce que ses utilisateurs en font. C’est le statut de l’hébergeur passif, qui s’oppose au statut d’éditeur responsable qui régit par exemple les activités de Deezer aujourd’hui. Par contre, un hébergeur doit agir si on lui demande de retirer un contenu qui enfreint une loi – la propriété intellectuelle, mais aussi les textes sur l’appel à la haine ou la pédophilie. On appelle cette procédure le take down – ou le « vire-moi ça, sinon… ».
Or, le safe harbor commence à dater. Il est né dans deux textes fondateurs du tournant du siècle qui régissent toujours les droits et devoirs des acteurs d’internet : le Digital Millennium Copyright Act (DMCA) américain, promulgué fin 1998, et la très champêtre Directive européenne sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, votée en 2001. Mieux, ces deux textes sont l’application d’un traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle qui date de 1996. À l’époque, le Pentium d’Intel avait un an, Napster n’existait même pas en projet et Daniel Ek, le créateur de Spotify, était encore collégien. Bref, c’était la préhistoire de l’internet grand public et le droit européen y est encore coincé, notamment dans ce fameux safe harbor.
L’un des problèmes, pour les ayants droit de la musique, c’est que le safe harbor permet à n’importe qui d’utiliser YouTube. Et comme la musique, c’est cool, énormément de vidéos sur la plateforme contiennent des chansons d’une façon ou d’une autre. Jusqu’à 70% des vidéos selon plusieurs de mes sources, en cumulant les séquences officielles (clips, concerts) et celles proposées par des amateurs utilisant des musiques existantes – les user generated contents, selon la terminologie maison.
Pour ne pas entrer dans un conflit juridique permanent avec la musique, qui aurait nui au développement de sa plateforme, Google a donc créé Content ID en 2008, un système qui lui aurait coûté depuis 60 millions de dollars (56 millions d’euros) et permet de repérer automatiquement les œuvres soumises au droit d’auteur exploitées dans les vidéos postées par millions. Les titulaires des droits peuvent alors demander à YouTube de supprimer une séquence ou d’y appliquer de la publicité. Dans ce cas, YouTube reverse environ 55% de ses revenus, soit un milliard de dollars ces douze derniers mois (942 millions d’euros) selon sa maison mère, tout fière d’afficher la somme en gage de bonne volonté au début du mois. « Avec 800 millions d’utilisateurs dans le monde, YouTube génère [donc] un tout petit peu plus de 1 dollar par personne par an, l’a taclé en retour l’Ifpi, le représentant mondial des majors. C’est peu en comparaison du revenu généré par d’autres services comme Apple, Deezer ou Spotify. Par exemple, en 2015, Spotify a versé à lui seul près de 2 milliards de dollars aux maisons de disques, soit 18dollars par utilisateur. » C’est ce décalage entre un usage massif et des revenus faibles que la communication de l’industrie de la musique appelle le « value gap », et dernièrement le « value grab ».
L’unité de mesure du développement d’un artiste aujourd’hui, ce sont les vues YouTube.
Le traité Acta comptait donner davantage de moyens aux ayants droit afin de ne pas laisser Google décider seul combien et comment il rémunère la musique ou le cinéma. Mais le rejet du texte par le Parlement européen a enterré ce dossier jusqu’à l’an dernier. C’était le statu quo, une guerre froide pendant laquelle YouTube est devenu de très loin le premier canal de promotion de la musique en streaming. « L’unité de mesure du développement d’un artiste aujourd’hui, ce sont les vues YouTube, commente ainsi François Millet, un éditeur qui a notamment accompagné en 2009 l’un des premiers cartons de la musique française sur la plateforme, le J’aimerais tellement de Jena Lee. Il n’y a que YouTube qui soit une plateforme ouverte à tout le monde, sur laquelle on peut travailler avec du son et de l’image. YouTube le sait et se sert de cette force pour être moins-disant sur plein de choses. » En ne s’intéressant pas beaucoup aux besoins et aux spécificités de l’économie de la musique pour transformer ContentID par exemple, ou en laissant exister des sites comme « YouTube-mp3 », qui permettent de télécharger la piste sonore de toute vidéo et servent aujourd’hui de source musicale à toute une génération d’adolescents.
Le monde de la musique est dernièrement parti en guerre contre ces sites illégaux aussi, tout en mettant « une grosse pression sur la Commission européenne » pour rouvrir la directive de 2001, indique Lionel Maurel, de La Quadrature du net. « La Commission a temporisé dans des consultations à répétition, des livres blancs… Quand elle a été acculée, elle a proposé de créer un marché unique du droit d’auteur qui devait moderniser tout ça. » La Commission a alors confié un rapport préliminaire à l’eurodéputée allemande Julia Reda, seule élue du Parti pirate à siéger au Parlement de Strasbourg. Logiquement, les chouineries des multinationales des loisirs envers une branche du géant Google n’ont que peu motivé cette député qui défend avant tout les droits des internautes. « Elle a plutôt fait plein de propositions sur des exceptions au droit d’auteur qui ont coalisé les ayants droit à un niveau jamais vu, détaille Lionel Maurel. Et le rapport Reda a été sabré. »
À la place, les lobbyistes bruxellois, soutenus entre autres par le gouvernement français, ont inséré le dossier YouTube au pied de biche dans une proposition de directive qui a terminé sa course bien loin de ses objectifs initiaux. Julia Reda n’a pas apprécié, même si elle a appris la langue de la politique au fil des années. « Cette directive devait harmoniser les lois nationales pour qu’il soit plus facile d’échanger le savoir entre les frontières de l’Europe, m’a-t-elle dit récemment au téléphone depuis Strasbourg. Ce qui a été introduit à la place a été une surprise. Le commissaire Oettinger a laissé les industries de l’édition, du cinéma et de la musique kidnapper la réforme pour essayer de protéger des vieux modèles économiques – aux dépens de la liberté de création et d’expression sur internet. »
Par ces manœuvres, que nous détaillerons dans le prochain épisode de La fête du stream, les maisons de disques et sociétés de gestion des droits sont à deux doigts de tuer le safe harbor en passant par la fenêtre.