C’était jeudi : la plateforme de streaming Deezer a lancé un nouveau podcast dédié au rap, Le Potes Kast. Présenté par le comique Youssoupha Diaby, il est taillé pour la génération YouTube, speed et bourré de références à la culture en ligne. Surtout, il donne à entendre des rappeurs en long et large, au-delà de leur seule musique. « L’idée, c’est qu’on prenne la parole », m’a expliqué récemment Mehdi Maizi, qui dirige toute la partie éditoriale – playlists et podcasts – consacrée au rap chez Deezer. « Il y a un vrai intérêt du public pour la parole des musiciens. Après, c’est aussi une logique de différenciation pour nous. Toutes les plateformes de streaming ont le même catalogue, donc il faut que l’on travaille pour dire qui on est, ce qu’on défend. »
Ce n’est pas le moindre des paradoxes qui apparaît dans la course au temps d’écoute disponible qui oppose en ce moment les radios musicales jeunes aux plateformes de streaming : tandis que les premières s’inquiètent de voir leurs auditeurs s’éloigner au profit du streaming plus souple et moderne, Deezer, Spotify et Apple Music cherchent à se transformer… en radios. Les deux mondes tendraient ainsi à se rejoindre dans un entre-deux dont personne ne connaît encore la forme finale.
Comme je le racontais dans l’épisode précédent, les stations FM comme Skyrock, NRJ ou Fun Radio se posent en ce moment mille questions sur leur avenir de radios musicales dédiées aux 15-30 ans et commencent à se transformer. La première des mutations est éditoriale : moins de musique, puisqu’elle se trouve désormais à profusion partout sur internet, et plus de talk – d’émissions parlées. « Entre 2005 et 2012, le parti pris a été de faire des radios avec des antennes très musicales, raconte un cadre dans l’une des stations jeunes. Là, depuis trois ou quatre ans et surtout récemment, on va vers plus de parole. Le morning, notamment, est redevenu un enjeu sur toutes les antennes parce que les plateformes [de streaming] n’ont pas cette offre-là ! Elles n’ont pas ce mélange de jeux et de déconne avec un peu d’info, de musique, du cinéma, etc. »
Matinales sur toutes les radios, Planète Rap sur Skyrock – l’émission phare du soir qui reçoit un rappeur pendant une semaine… Même RTL2, la radio pop-rock que je pensais davantage protégée de la tornade streaming en raison de son public plus adulte, bouge vers la parlotte. Tristan Jurgensen est le directeur général des radios musicales du groupe RTL : « L’incarnation, c’est l’avenir. Et c’est ce qui nous a amenés à éditorialiser davantage l’antenne. On a lancé par exemple Le Drive sur RTL2, où on reçoit les artistes pour des moments forts de partage sur leur musique. On a aussi créé deux rendez-vous : Pop-rock story, qui parle d’un album ou d’un lieu mythique, et Pop-rock studio, où on reçoit un artiste qui va proposer des titres importants pour lui. »
Avec tout cela, la part de talk « a augmenté de 3 % aux heures de grande écoute ». C’est peu, mais ça change déjà la radio, qui redécouvre le mérite d’avoir des animateurs qui savent parler de musique sans se contenter de passer les plats entre deux pubs. Au passage, RTL2 a abandonné son vieux slogan qui disait : « Ce n’est pas de la radio, c’est de la musique. » Il était devenu trop contradictoire avec une époque où « on ne ne peut plus proposer seulement un robinet à musique, continue Tristan Jurgensen. Les auditeurs sont en attente de moments plus intenses dans des vies qui sont de plus en plus intenses. » On est loin de l’époque où, comme il fallait réduire la taille des articles publiés en ligne pour ne pas décourager le lecteur, il fallait parler moins à la radio pour ne pas ennuyer les pauvres petits auditeurs fragiles.
La mutation s’étend aussi aux stations jeunes. Fun Radio mise ainsi aujourd’hui sur une sélection très poussée d’actualités musicales, qui occupent désormais 80 % de sa playlist, et des mixes exclusifs de DJs en direct sur son antenne. FG, la radio dance parisienne, a pris le même chemin. Son directeur, Antoine Baduel, revendiquait récemment dans un débat sur l’avenir des radios d’avoir « misé sur l’éditorial et une part amplifiée de nouveautés, et ça marche ! Ce qu’on attend d’une radio, c’est une présence, du direct, de l’authenticité. Expliquer et authentifier. Le streaming ne sait pas faire ça… Un jour, peut-être ».
Or, ce jour va peut-être arriver bien plus vite que les radios ne le pensent. Apple, dès le lancement de son service sur abonnement Apple Music, en 2015, l’a adossé à une radio en ligne chargée d’attirer les utilisateurs. Beats 1, héritée du service de streaming Beats absorbé par Apple, a depuis volé un animateur star de la BBC, Zane Lowe, puis confié des émissions à des musiciens à forte audience, comme Drake, DJ Khaled ou St. Vincent. Ces coups d’éclat restent encore circonscrits aux 15-25 ans du continent nord-américain, mais l’intention est là : les nouvelles marques du streaming ont besoin de « s’incarner », comme on dit en ce moment toutes les trois phrases chez Spotify ou Deezer.
Les plateformes savent qu’une fois le grand public conquis – ce qui est en cours – il leur faudra devenir autre chose que des hangars à playlists déstabilisants pour qui n’a pas quatre heures par jour à consacrer à la musique. Comme je l’expliquais en plongeant dans le succès des playlists d’ambiance, la grande masse des auditeurs ont un rapport distant et bien souvent passif à la musique. Aller chercher la bonne playlist peut donc être décourageant quand on vient de la radio, où il suffit d’appuyer sur le bouton à la bonne heure pour entendre une émission aux contours ultraconfortables.
Dans ce domaine, les radios musicales ont donc un savoir-faire à défendre face à leur nouveau concurrent ultraconnecté. Au fil des décennies, elles ont construit un lien fort avec leurs auditeurs, savent leur parler et comment leur parler pour leur faire découvrir de la musique – et rester pour la pub. « C’est rassurant pour notre modèle de radio après avoir entendu que le streaming est une fin en soi, estime aujourd’hui Emmanuel Rials, le président de Oüi FM. On a 60 ans d’avance. » Mais les plateformes de streaming ont entamé leur mue.
Laisser les auditeurs cliquer ne suffit plus, il faut les accompagner. La première étape a été de se rapprocher des radios FM pour profiter de leur image installée et reconnue – ce qu’on appelle le « top of mind » dans le jargon, le fait qu’une marque reste à l’esprit du consommateur et lui évoque des valeurs précises. En 2009, c’est-à-dire il y a 1 500 ans à l’échelle du streaming, Oüi FM avait ainsi lancé Oüi Love Deezer avec la plateforme française, où les auditeurs-internautes étaient invités à composer des playlists qui étaient ensuite diffusées à l’antenne. L’expérience, trop compliquée, n’est pas allée bien loin. Puis il a été question que les radios fassent elles-mêmes des playlists pour défendre leurs couleurs musicales. Récemment encore, la major Warner est allé démarcher l’une des trois principales radios jeunes pour créer des playlists – centrées sur ses artistes, bien sûr – sur Spotify. « Il s’agissait de faire monter des nouveaux talents qu’on pourrait ensuite faire passer en radio », m’a expliqué l’une des personnes qui a suivi le dossier. En échange, Spotify, qui comme d’habitude ne souhaite pas s’exprimer sur tout cela, proposait de donner à Warner un accès accru aux données d’écoutes des artistes.
Il y a quelque chose de très standardisé dans ce que proposent les plateformes. Leurs playlists se ressemblent, que ce soit en France ou aux États-Unis. Nous, on a une vraie personnalité.
Ces tentatives de déplacement des compétences radiophoniques vers le streaming se sont embourbées parce que la radio sollicitée a hésité à se lancer, mais ça bouillonne dans tous les sens en ce moment. Spotify a même rencontré ces dernières semaines plusieurs salariés de radios jeunes pour tenter de les débaucher afin d’absorber les savoirs qui lui manquent. Car faire de la radio, c’est un métier : il faut parler dans un micro, mais aussi faire tourner un studio, savoir enregistrer, capter le moment… « Mettre de l’âme, dit Tristan Jurgensen, du groupe RTL. Les plateformes savent que c’est ce qui leur manque. Il y a quelque chose de très standardisé dans ce qu’elles proposent. Leurs playlists se ressemblent, que ce soit en France ou aux États-Unis. Nous, on a une vraie personnalité. »
Pour combien de temps encore ? « Spotify ou Deezer ont les moyens d’aller vite, avertit l’une de mes sources en interne dans le Groupe RTL. On n’a pas intérêt à attendre qu’ils nous rattrapent ! » Deezer a déjà lancé plusieurs podcasts maison, dont Nostalgie 2050, qui raconte les années 2010 depuis un futur rigolo, et La playlist de ma vie, où un artiste parle… des disques de sa vie. On n’est pas toujours dans l’originalité niveau idées et Deezer n’a pas encore réussi à faire de ces productions un rendez-vous dont on parle dans les cours de récré ou à la machine à café, mais c’est à chaque fois un peu plus d’expérience qui est engrangée.
En Allemagne, Spotify est toutefois parvenu à briser ce plafond de verre en 2016 en attirant le duo Schulz & Böhmermann, stars de la radio et de la télévision « jeunes ». Ils tiennent depuis le podcast hebdomadaire Fest & Flauschig sur la plateforme de streaming, qui est devenu le plus écouté du genre dans le pays. Comme Le Potes Kast sur Deezer, c’est un programme qui regarde YouTube, commente l’actualité politique ou musicale du moment et joue avec les codes d’internet ou des réseaux sociaux. Faute de comprendre l’allemand, je ne vous dirai pas si c’est drôle, mais ça fait bien rire ceux auxquels le duo s’adresse et ce coup de Trafalgar a sérieusement secoué le paysage médiatique outre-Rhin. Soudain, une plateforme de streaming musical est devenue un acteur visible dans les mesures d’audience aux dépens des radios et des télévisions, grappillant encore un peu plus de temps de cerveau disponible chez les 15-25 ans.
Spotify a remis ça – avec moins d’impact – en Grande-Bretagne à la rentrée avec We Need to Talk About (« Il faut qu’on en parle »). Présenté par Jolyon Rubinstein, moitié comique moitié commentateur politique qui s’est fait connaître à la télévision et sur YouTube, son podcast est fait de blagues sur le Brexit ou la tension avec la Corée du Nord, posé sur un tapis musical volé à la Cogip. En France, la plateforme suédoise tâte sérieusement le terrain et rencontre en ce moment les acteurs du secteur, tout en essayant de lever un dernier obstacle technique qui empêchait jusqu’ici Radio France, de loin le premier fournisseur d’émissions de qualité à réécouter, d’y mettre à disposition tous ses podcasts, comme c’est déjà le cas sur Deezer. C’est maintenant une question de mois, m’a-t-on confirmé du côté du service public, et ce sera un moment pivot, car Spotify veut faire entrer dans son catalogue le leader du podcast avant de lancer des commandes originales auprès des jeunes agitateurs apparus récemment, comme Binge Audio.
Spotify a racheté des droits de Fox en pensant diffuser les émissions, ils ont produit un doc ambitieux sur Metallica… Mais ça a raté parce qu’ils ne savaient pas où mettre ces contenus qui se retrouvaient au fin fond du site.
D’ici là, il lui faudra aussi régler un léger problème : c’est bien joli de disposer d’une offre de podcasts touffue, mais comment les apporter jusqu’aux yeux et aux oreilles des auditeurs ? Pour l’instant, Deezer comme Spotify se sont cassé les dents sur cette question. « Spotify a essayé plein de trucs qui n’ont pas marché » et qui n’ont pas forcément été ébruités, m’a expliqué cette semaine une source proche de ces questionnements au sein de Spotify. « Ils ont racheté des droits de ESPN ou de Fox en pensant diffuser les émissions, ils ont produit un doc ambitieux en dix épisodes sur Metallica… Mais à chaque fois, ça a raté parce qu’ils ne savaient pas où mettre ces contenus qui se retrouvaient au fin fond du site, super difficiles à trouver. »
Après ces multiples tâtonnements, Spotify a fini par arriver à un début de solution : faire évoluer ses playlists, qui sont devenues le cœur de l’écoute de ses utilisateurs, en chaînes multimédias qui mêlent musique, clips et courtes sessions live exclusives. L’expérimentation est en cours chez des abonnés choisis, sur quelques très grosses playlists comme RapCaviar. Pourquoi ne pas y faire entrer aussi peu à peu des émissions parlées avec interviews exclusives des artistes ? Si l’expérience est concluante, c’est un nouveau média musical qui pourrait apparaître, moitié jukebox infini, moitié plateforme transmédia spécialisée. Un nouveau monde assez puissant pour attirer les efforts marketing des maisons de disques et donc les détourner des « vieilles » radios FM, qui n’offrent qu’un flux sonore unique qui risque la ringardisation à moyen terme.