Situé tout près de la gare de Luxembourg, le Carré est un nouveau lieu culturel réservé aux répétitions de spectacle. Mais en ce samedi 5 mars, la cinquantaine de designers, créatifs et artistes qui l’occupent phosphorent sur un travail inhabituel : imaginer une nouvelle identité visuelle pour le Luxembourg. Cela s’appelle un « créathon ». Objectif : être autre chose qu’un paradis fiscal.
À la tribune, plusieurs groupes se relaient pour présenter le fruit de leur travail. Certains ont imaginé lancer une campagne de photos du pays, avec le slogan Luxembourg, good vibrations
, dans lequel le O de Luxembourg serait remplacé par un cœur. L’idée étant de mettre l’accent sur l’émotion
. D’autres veulent remettre au goût du jour un personnage sympathique et rusé d’un poème luxembourgeois du XIXe siècle, un renard intitulé Renert. Pour cela, ils présentent de mystérieuses photos d’hommes se cachant derrière un masque de l’animal, une invitation pour aller voir derrière
, expliquent-ils. Et proposent des formules à base de jeux de mots en anglais sur le renard (fox) : What does the fox do ? Luxembourg foxes me !
Ou de variations autour de what the fuck ?
: What the fox is Luxembourg ?
D’autres slogans sont lancés par les participants suivants : United nations of Luxembourg, future proof
, Luxembourg, state of mind. State of mine
(Luxembourg, un état d’esprit, mon propre état
), Luxembourg, X-Factor
… L’ambiance est à la bonne rigolade. Certains se lâchent et montrent une photo de fesses d’hommes portant un caleçon rouge, a priori lors d’une gaypride, l’un mettant la main sur le postérieur de l’autre, avec, derrière, le slogan : Luxembourg, coming out !
Mais on ne s’amuse pas pour rien. Le travail des artistes est en fait d’importance nationale. Le gouvernement compte sur le créathon pour changer l’image du Luxembourg. Présente dans la salle, la secrétaire d’État à l’Économie, Francine Closener, conclut ainsi la présentation : Je suis ravie de la qualité et l’originalité des projets que nous avons découverts. Le créathon est une initiative originale qui a permis à des gens de différents horizons d’imaginer ensemble comment représenter la personnalité de notre pays. C’est cette approche inclusive et multidisciplinaire qui distingue notre approche de celle des autres pays.

Depuis plusieurs mois, les réunions de réflexion sur l’identité du Luxembourg se multiplient. Le pays s’est engagé dans un processus participatif dit de « nation branding ». C’est un concept inventé par Simon Anholt, un conseiller politique britannique, qui a construit un « Nation Brand Index » à partir d’un sondage sur 20 000 personnes. Son principe est que les pays sont comme des marques et, qu’en cas de mauvaise image, il faut en faire la promotion pour améliorer cette image. Une démarche déjà suivie notamment par la Suède, l’Autriche ou la Suisse. Parfois avec succès.
Le Luxembourg regarde ainsi avec envie la Suisse qui, en dépit de l’existence d’une place financière souvent considérée comme étant “particulièrement opaque”, jouit d’une bonne image
, comme le constate l’Idea, un think tank financé par la chambre de commerce de la capitale du Grand-Duché. Quand elle pense aux Helvètes, l’opinion publique mondiale aurait en tête des connotations positives
: la nature, les Alpes, les montres ou encore le chocolat
, soit les valeurs traditionnelles du pays, ou encore l’image d’un pays à l’économie compétitive et innovatrice
.
Mais que peut bien vendre un petit pays comme le Luxembourg ? Sa géographie n’offre que d’immenses forêts (qui couvrent plus du tiers de son territoire) et une route des vins (avec des crémants qui prétendent rivaliser avec les vins alsaciens). Quant à sa richesse et sa croissance économique, elles font envie, mais elles se sont fondées avant tout sur son secret bancaire (en vigueur jusqu’en 2015) ainsi que sur ses impôts minimums pour les multinationales. Et elles ont fini par lui donner une sacré mauvaise réputation. Le pays est traité de paradis fiscal
ou de trou noir de la finance
. Certains réclament son expulsion de l’Union européenne. Et le scandale LuxLeaks, qui a éclaté en novembre 2014, a mis toutes ces questions sur la place publique au niveau mondial. Au grand désespoir des autorités luxembourgeoises.
Je n’accepte pas qu’on nous traîne ainsi dans le caca.
Pour résumer le sentiment gouvernemental, le Premier ministre luxembourgeois Xavier Bettel avait alors utilisé une formule très classe, en plein scandale LuxLeaks : Je n’accepte pas qu’on nous traîne ainsi dans le caca.
Une phrase qui a marqué dans le Grand-Duché puisque, un an et demi après, bon nombre de Luxembourgeois s’en souviennent encore. Plus concrètement, Francine Closener fixe ainsi l’objectif du gouvernement : il faut, a-t-elle déclaré au journal luxembourgeois L’Essentiel, que la perception du Luxembourg change à l’étranger
et qu’elle ne soit pas trop axée sur la place financière
.
Mais, pour ne pas se faire traîner dans la merde, il ne faut pas s’asseoir dedans ; on a la réputation qu’on mérite
, commente David Wagner, député Déi Lénk. Jusqu’aux LuxLeaks, le Luxembourg ne s’était jamais vraiment préoccupé d’apparaître comme le repaire de tous les fraudeurs fiscaux de la planète. Du coup, le gouvernement a pris son temps avant de choisir quels messages allaient permettre de promouvoir le Luxembourg à l’étranger. Il s’est engagé dans un long exercice d’introspection collectif en incitant sa population à réfléchir à son identité. Une démarche de “ nation branding ” n’a de sens que si elle est authentique
, veut croire Patrick Ernzer, responsable communication de la chambre de commerce de Luxembourg.
Depuis deux ans, le Grand-Duché est ainsi doté d’un « Comité de coordination interministériel et interinstitutionnel “ nation branding ” ». Une agence de marketing et communication, Comed, a été missionnée. Aidée par l’agence allemande Concept X ainsi que par l’institut de sondage TNS Ilres, elle a ausculté la population, monté un site internet pour recueillir les avis de tout un chacun, et organisé des « workshops » (ateliers) avec des leaders politiques, économiques et syndicaux ainsi que des représentants du monde culturel. Au bout de plusieurs mois, trois termes censés incarner le pays ont émergé : fiabilité
, ouverture
et dynamisme
.

Selon les consultants de Comed, le Luxembourg serait fiable
car on peut compter
sur lui, parce que c’est un pays stable avec une identité propre
et un environnement prévisible
: son système politique de monarchie constitutionnelle permettrait une grande stabilité politique
, son économie serait rassurante et ses habitants auraient les pieds sur terre
et du bon sens
. Son dynamisme
viendrait de son Histoire
au cours de laquelle le pays s’est réinventé plusieurs fois, en mutant d’un pays agricole d’abord en un état industriel, puis en une place financière forte
. Ce qui lui permettrait d’être le moteur de l’emploi de la Grande Région
et d’attirer chaque année de nombreux migrants
. Enfin, le Luxembourg, qui accueille chaque jour 120 000 travailleurs frontaliers, serait ouvert
en étant un carrefour cosmopolite au centre de l’Europe
, un véritable melting-pot de nationalités, de cultures et de langues
et un membre fondateur de l’Union européenne
. Au final, sa personnalité s’incarnerait dans la figure de l’allié avec lequel on peut cheminer contre vents et marées
. Le pays saurait en effet construire ses partenariats avec respect et un sens pointilleux des responsabilités
, travailler pour le bien commun
et faire jouer son influence au profit de tous, tout en gardant la modestie qui lui est chère. Le paradis, en somme.
J’en ai marre qu’on me parle uniquement des banques quand je dis que je suis luxembourgeois. Le Luxembourg, ce n’est pas que le offshore.
Après avoir repris ces conclusions, le gouvernement a donné un mot d’ordre à sa population : s’emparer de ces concepts et les faire vivre. D’où le créathon qui s’est déroulé les 4 et 5 mars derniers. Et de nombreux débats publics ou télévisés sur ce thème (comme sur RTL, le 27 mars). Mais une bonne partie des Luxembourgeois renâclent. Changer d’image, d’accord. Mais la manière choisie est-elle la bonne ? « Moi, j’en ai marre qu’on me parle uniquement des banques quand je dis que je suis luxembourgeois, confie Donato Rotunno, un producteur et cinéaste luxembourgeois. Le Luxembourg, ce n’est pas que le offshore, il y a des pauvres et un milieu culturel en plein développement et reconnu à l’international. Que ce soit en design, en architecture, en art contemporain ou en cinéma. » Ayant participé à un débat public sur le « nation branding », il s’est vu demander de réaliser un documentaire sur le processus. Mais il a refusé. Le “ nation branding ” part d’une bonne intention, mais on ne s’est pas posé les bonnes questions et on ne fixe pas la réalité du pays. Cette enquête a d’office été très politisée et n’est pas du tout sociologique.
« Le problème, c’est que le processus a été confié à des publicitaires et des communicants, estime le député David Wagner. J’ai participé à un workshop. C’était infantilisant. Il fallait faire des découpages dans des journaux et coller le résultat sur des boîtes en carton. » Les mots retenus pour définir le Luxembourg – ouverture, fiabilité, dynamisme – sont loin de faire l’unanimité. « Ces trois termes ne veulent rien dire, juge Diego Velasquez, correspondant bruxellois du Luxemburger Wort, le premier quotidien du pays. Ils sont à l’image du débat que conduit le gouvernement : très superficiels. La critique n’y a pas sa place. »
Prêter aux Luxembourgeois un sens de l’ouverture s’est révélé en décalage avec un événement politique majeur du pays en 2015. En juin, la population, interrogée par référendum, a massivement rejeté la possibilité de donner le droit de vote aux résidents étrangers, qui représentent plus de 46 % des habitants. La crainte de voir diluer son identité, et notamment de laisser la langue luxembourgeoise perdre du terrain par rapport aux autres langues parlées au Luxembourg, l’ayant emporté sur l’image de modernité que voulait promouvoir Xavier Bettel.

Dans ce contexte, le « nation branding » plaît avant tout aux milieux d’affaires. « Ils adorent !, témoigne Diego Velasquez. Ils ont du matériel pour présenter le Luxembourg, des brochures pour décrire le pays. Comme ça, ils n’ont pas à le faire eux-mêmes. Surtout, ils ont bien compris que l’objectif du gouvernement était de contrebalancer l’image de paradis fiscal, pour que les entreprises ne se posent pas de question d’image quand elles décident d’installer leur siège social au Luxembourg. »
« Nous soutenons évidement le processus, confirme Patrick Ernzer, de la chambre de commerce du Luxembourg. Jusqu’à présent, plusieurs structures faisaient la promotion du Luxembourg à l’étranger, Luxembourg for Finance, Luxembourg for Business, l’office de tourisme… et cela manquait de coordination. Le comité interministériel va permettre de construire un message unique qui nous servira à attirer les touristes, les événements culturels… » Mais quand on interroge ce dernier sur LuxLeaks, il botte en touche : Il est clair que cette supposée “ affaire ” a eu un impact négatif sur l’image du pays. Mais le “ nation branding ” n’a rien à voir avec cela. Le processus avait commencé bien avant. Quant à réduire le Luxembourg à sa place financière, cela ne correspond pas à la réalité du pays.
C’est là toute la limite de l’exercice. Si le Luxembourg ne veut pas reconnaître que son image tient avant tout à ses banques et ses sociétés offshore, toute promotion du pays qui n’en parlerait pas apparaîtrait très artificielle. Mais c’est peut-être là l’objectif inavoué de tout le processus : blanchir l’image du pays, tout en laissant son modèle économique inchangé.