Un milliard de profit annuel, une stratégie d’optimisation fiscale qui permet d’économiser des dizaines de millions d’euros à chaque exercice, un patron qui se verse, à lui et à sa famille, des dividendes très conséquents… Voilà ce que Les Jours ont découvert en enquêtant sur les secrets financiers de Lactalis. Et voilà sûrement ce que veut cacher Emmanuel Besnier, le PDG qui refuse depuis dix-sept ans de déposer les comptes de son groupe – ce qui est illégal. Après avoir révélé l’existence d’une filiale au Luxembourg (lire l’épisode 22, « Lactalis fait son beurre au Luxembourg »), nous avons poursuivi notre investigation sur la multinationale française, qui a reconnu mercredi dernier avoir vendu depuis plus de dix ans du lait peut-être contaminé à la salmonelle. Et les chiffres que nous dévoilons devraient intéresser au plus haut point tous ceux qui sont confrontés aux pratiques opaques de Lactalis : les parents dont les enfants ont été intoxiqués, les éleveurs qui livrent leur lait à l’industriel et manifestent régulièrement contre son avarice. Peut-être même aussi le ministre de l’Agriculture, Stéphane Travert, qui a avoué devant la caméra de France 2 ne pas connaître la rentabilité de Lactalis.

Si vous avez vu le dernier numéro de Cash Investigation sur le lait, vous avez forcément en mémoire cette scène : Stéphane Travert qui patauge lamentablement face à Élise Lucet et avoue son impuissance face aux irrégularités commises par le groupe laitier. À la question « quel bénéfice fait Lactalis ? », le ministre avait répondu : « Je ne le sais pas. » Avant de reconnaître : « Lactalis est au-dessus des lois, comme vous le dites » (voir ou revoir la séquence ici). Cette opacité financière tolérée par les autorités françaises est d’autant plus scandaleuse que, ailleurs en Europe, Lactalis se soumet aux règles et dépose des informations financières.
C’est en farfouillant dans les greffes du commerce belge et luxembourgeois que nous avons découvert l’existence de deux filiales – BSA International et Ekabe International –, destinées à diminuer la feuille d’impôt du groupe. C’est en faisant de même que plusieurs journaux ont détaillé les montages financiers d’une autre filiale luxembourgeoise, Nethuns, qui a pour objet d’être une banque interne du groupe (mais qui ne semble pas avoir été utilisée pour faire de l’évasion fiscale). Des publications qui ont finalement décidé Lactalis à réagir. Le groupe a d’abord fait le mort après nos révélations, mais a finalement publié jeudi dernier un communiqué afin de démentir « fermement les attaques portées à son encontre sur de prétendues pratiques fiscales illégales » (ce que nous n’avions jamais affirmé) et a tenté de se justifier en affirmant que les holdings mises en cause étaient des « sociétés de financement intra-groupe » destinées à « accompagner son développement et l’investissement à l’international ».
Et voilà que Le Monde nous apprend que Lactalis a déposé ses comptes complets en Italie fin 2016, à l’occasion d’une opération financière. Mais le quotidien du soir n’est pas entré dans le détail des chiffres ainsi dévoilés. Actionnaire principal de Parmalat depuis 2011, le groupe français a lancé l’année dernière une OPA sur le reste du capital du producteur de lait italien. Et là, impossible de déroger à la règle : Emmanuel Besnier a été obligé de publier (en italien) les principaux ratios financiers de son entreprise pour l’année 2015 dans le « documento di offerta » déposé le 30 janvier 2017 à la Commissione Nazionale per le Società e la Borsa, l’autorité boursière italienne. Il avait déjà dû le faire en 2011, lors de la première OPA sur Parmalat, mais à cette date, cela avait été immédiatement remarqué par la presse.

Que trouve-t-on quand on met ensemble toutes ces informations dévoilées par les médias et qu’on analyse en profondeur les tableaux de chiffres déposés par Lactalis hors de France ? D’abord que le groupe se porte de mieux en mieux. De 2010 à 2015 – seules années pour lesquelles on dispose de comptes complets, donc –, Lactalis a grossi, en rachetant de multiples sociétés à travers le monde : Parmalat, puis des activités en Espagne, en Slovénie, en Australie, en Chine, en Inde… faisant de lui le leader mondial du lait, avec une présence dans 85 pays et 75 000 salariés. Cette croissance est allée de pair avec une augmentation de sa rentabilité. En 2010, le résultat d’exploitation de Lactalis était de 620 millions d’euros, avec une marge de 6 %. Il est passé en 2015 à 1,17 milliard, et sa marge atteint maintenant 7 %. Soit une performance économique assez remarquable, même si le groupe est encore loin de pouvoir se comparer en la matière à son concurrent Danone – qui, lui, annonce une marge opérationnelle de 12,9 %. Autre enseignement : tout en grossissant à l’étranger, Lactalis a continué de se développer en France (où le groupe vend des produits laitiers sous les marques Lactel, Président, Roquefort Société…). Son chiffre d’affaires hexagonal est passé de 4,3 à 4,7 milliards d’euros en cinq ans, et on peut supposer que la rentabilité continue à être au rendez-vous. En 2010, le groupe avait communiqué sur son résultat d’exploitation en France (316 millions, soit la moitié de la performance du groupe). En 2015, nous n’avons retrouvé aucune trace de cet indicateur mais, par déduction, on peut supposer qu’il ne s’est pas effondré.
À l’été 2016, en pleine crise du lait, Lactalis était montré du doigt par les éleveurs français pour avoir fortement baissé son prix d’achat (à 257 euros pour 1 000 litres, contre 360 euros un an auparavant). Ces derniers étaient alors obligés de vendre à perte leur marchandise. Après négociations, l’industriel avait dit faire un « effort » de 150 millions d’euros, en acceptant de faire remonter le prix à 290 euros les 1 000 litres. Au vu de l’analyse de ses comptes, on peut conclure que le geste était tout à fait à sa portée. Lactalis a les moyens de soutenir les producteurs de lait, tout comme aujourd’hui, le groupe pourra faire face à l’affaire des boîtes de lait en poudre contaminés, même si, comme s’en est plaint son PDG Emmanuel Besnier, cela va « lui coûter des centaines de millions d’euros ».

Lactalis a les moyens, mais à condition d’accepter de faire une pause dans sa course à la taille. Malgré ses 17 milliards d’euros de chiffre d’affaires, Lactalis est – au même titre que bon nombre de PME – une société familiale qui refuse de faire entrer le moindre actionnaire extérieur dans son capital. Pour financer ses acquisitions, Emmanuel Besnier ne peut compter que sur le cash généré par ses ventes, ainsi que sur ses bonnes relations avec les banques (et les investisseurs institutionnels), qui lui permettent de s’endetter. Mais cette dernière ressource est coûteuse : l’endettement financier de Lactalis ayant progressé de 2,5 milliards d’euros entre 2010 et 2015, la charge d’emprunt a, elle, plus que triplé sur la même période (pour atteindre 160 millions d’euros). D’où la nécessité d’augmenter la rentabilité, pour ne pas se retrouver, une fois ses mensualités remboursées, avec un bénéfice réduit à pas grand-chose.
Et c’est là qu’interviennent les holdings luxembourgeoise et belge, Ekabe International et BSA International. Après avoir examiné leurs comptes, nous savions que Lactalis les utilisait pour diminuer sa charge fiscale, et donc augmenter son résultat net. Et le communiqué publié jeudi dernier, destiné à jeter le doute sur nos révélations, ne nous a pas ébranlés. Le groupe y affirme que la « quasi-totalité » des résultats d’Ekabe International et de BSA International sont « constitués de la remontée des dividendes de leurs filiales ayant déjà acquitté leurs impôts localement ». Or, tout est dans le « quasi ». Ekabe International gagne aussi de l’argent en détenant les droits de certaines marques de Lactalis, et un examen du bilan de BSA International fait état d’autres sources de profit que la simple remontée de dividendes.
Mais l’examen de ces montages n’est pas suffisant pour dresser un bilan chiffré complet de cette stratégie d’optimisation fiscale. Grâce aux comptes déposés en Italie, c’est maintenant possible. Le groupe y détaille ses « imposte sugli utili », son impôt sur les bénéfices. Il est ainsi écrit que le montant acquitté au titre de l’année 2015 a été de 261 millions d’euros, ce qui représente un taux d’imposition de 25,5 %, inférieur de 10 points au taux en vigueur en France. Raison de cet écart, selon le « documento di offerta » : 68 millions d’euros s’expliquent par « l’effet de l’application d’un taux d’imposition différent ». Comprenez : le groupe a économisé 68 millions d’euros d’impôt car une partie de son résultat a été enregistré dans des pays où le taux d’imposition est très bas. Bref, des paradis fiscaux comme le Luxembourg.
Autre enseignement, cette politique est récente. En 2010, le document déposé par Lactalis en Italie ne mentionnait qu’une différence non significative entre l’impôt versé par le groupe (165 millions d’euros cette année-là) et le montant théorique qu’il aurait dû débourser s’il avait été soumis au taux français. Autrement dit, l’évasion fiscale était alors très limitée.
Il y a un autre élément nouveau qui apparaît dans les comptes 2015 : la volonté de la famille Besnier de se réserver pour elle-même une partie de ces bénéfices, en se distribuant des dividendes. En 2010, la totalité du résultat net de Lactalis était affectée à la ligne « report à nouveau » et servait à augmenter les fonds propres du groupe. Une stratégie destinée à financer la course à la taille, donc. Mais, dans le document déposé en 2017 auprès de l’autorité boursière italienne, il est fait mention d’une baisse des fonds propres due à plusieurs « distributions de dividendes » au cours des années passées : une partie au nom du groupe, une autre au profit « d’intérêts minoritaires », c’est-à-dire de partenaires de Lactalis. Au total, 81 millions d’euros de dividendes auraient été versés en 2014 et 2015, dont 58 millions pour les Besnier (c’est-à-dire pour Emmanuel, son frère Jean-Michel et sa sœur Marie).
Ma famille a grandi dans une culture de la simplicité et de la discrétion.
Ces chiffres ne sont pas considérables quand on les compare aux taux de distribution en cours dans le CAC 40, où il est courant de distribuer la moitié des bénéfices réalisés. Mais ils écornent l’image de « moine-PDG » que voudrait renvoyer Emmanuel Besnier. Pour justifier son refus d’apparaître jusque là dans les médias, le PDG de Lactalis confiait, dans Le Journal du Dimanche du 13 janvier, pour sa première interview jamais accordée, avoir « grandi dans une culture de la simplicité et de la discrétion » et passer « ses journées dans l’entreprise auprès de [ses] équipes ». Rester simple après avoir touché des millions d’euros, c’est sûr, cela risque de ne pas passer auprès de tout le monde.