Dans une pièce borgne, au sixième étage de la brigade de répression du proxénétisme (BRP), se planque le musée intime de la Mondaine, fermé au public et déconseillé aux personnes chastes. Pour les Jours, j’ai déverrouillé les cadenas de la porte numéro 608 dont la pancarte saisie dans un claque affiche la couleur : « Établissement INTERDIT aux mineurs ». À côté, fixée au chambranle, une loupiote rouge récupérée devant une autre maison de passe clignote. C’est un clin d’œil au One Two Two
, le célèbrissime cabaret lupanar d’avant-guerre, sis au 122 rue de Provence dans le VIIIe arrondissement de Paris, m’explique mon accompagnatrice, Martine Monteil.
Impressionnée, je franchis le seuil de l’antre de la Mondaine, encombrée de vestiges de soirées à la Sodome et Gomorrhe. Au plafond pendent des lanières de fouets. Un corps de mannequin harnaché de cuir, avec chaînes, cadenas, masque et collier à clous trône au milieu de ce « bordel » miniature de vingt mètres carrés. Trois autres maîtresses-femmes aux ongles peints font le pied de grue. Elles portent des cuissardes à talons, des écharpes à plumes, des perruques, une robe moulante orange… Une roue de torture et une potence pour sados-masos jouxtent une planche hérissée de pointes, des sandales en cuir avec clous retournés, des fauteuils à trou
, un vélo infernal avec un gode à la place de la selle
et une sorte de joug en bois que la patronne de la brigade a vu, disons, occupé. Je me souviens d’un mec avec la tête prise dans ce bois qui se referme sur le cou, les mains pareil, et je ne vous fais pas de dessin sur ce qui se passait derrière…
, lâche l’ancienne cheffe de la Mondaine (lire l’épisode 13 des « Chroniques du 36 ») d’un air blasé.
À une époque, un conservateur s’occupait de ces antiquités, comme ces centaines de photographies prises en flagrant délit, agencées sur des panneaux, ou ces trente godemichés protégés par une vitrine et assortis d’étiquettes jaunies. Tapés à la machine, les mots racontent la vie de ces faux sexes ou le lieu de leur découverte, mais manquent souvent de dates. Au pied d’un engin monumental en cire, l’ex-gardien des lieux a ainsi écrit : Cette bougie était un cierge. Il avait été dérobé dans une église et façonné de telle sorte qu’il était utilisé par son voleur qui se le faisait introduire dans l’anus par son “esthéticienne”.
Ou encore : Phallus et martinets saisis chez Madame X, entremetteuse et tenancière d’un bar dans les environs de la gare Saint-Lazare. Elle mettait ce matériel à la disposition de sa clientèle de vicieux.
Un autre instrument de grossière fabrication servait à un animateur de cabaret qui faisait monter sur scène une cliente
et le lui présentait en braillant des chansons de corps de garde
. Le clou du musée de la Mondaine est un véritable sexe masculin dressé et noirci, dont on ne connaîtra pas toute l’histoire car le bout de papier s’avère laconique : Verge momifiée d’un pendu utilisée par une femme interpellée pour trafic de stupéfiants.
La façon dont la dealeuse l’a récupérée reste une énigme…
Ce serait une hérésie de jeter ces instruments car certains sont très anciens. Faut bien les astiquer.
La commissaire désigne du doigt une cage en fer posée dans un coin et l’écriteau « ORDURE » qu’une dominatrice réputée accrochait autour du cou de son « esclave » dénudé, en l’occurrence un PDG de province qui venait régulièrement à Paris passer ses week-ends à genoux derrière ces barreaux. Soupirs de Martine Monteil : Le peu d’illusions que j’avais en arrivant à la Mondaine sont parties en cinq ans ici, croyez-moi.
Il n’empêche qu’elle tient à ces instruments sensationnels. Ce serait une hérésie de les jeter car certains sont très anciens. Faut bien les astiquer
, conseille même la pionnière au commissaire Jean-Paul Mégret, l’actuel chef de la BRP, qui nous accueille. Chaque objet à une histoire et plusieurs générations de policiers ont joué le jeu de les conserver.
D’ailleurs, sitôt arrivée en 1989 à la tête de la brigade – qui emménage alors au 3 rue de Lutèce –, Martine Monteil fit rapatrier du 36 quai des Orfèvres ces objets très spéciaux qui incarnent la mémoire des affaires de la police des mœurs : On a fait des travaux dans cette ancienne cellule de garde à vue, on a repeint nous-mêmes les murs le week-end, puis on inauguré notre petit musée en organisant un pot
avec des huiles de la PJ, dont le sous-directeur d’alors, Claude Cancès, ancien de la Mondaine qui a publié un livre sur la brigade. On y apprend l’origine des premiers trophées
entreposés ici après un scandale qui remonte à la fin du XIXe siècle.
Pour s’attirer les bonnes grâces du chef de la Sûreté et surtout de son adjoint, Marie-François Goron, qui collectionnait des objets et se constituait une sorte de petit musée personnel dans son bureau
, le brigadier de police Gustave Rossignol lui offrit un porte-cartes fabriqué avec la peau du célèbre criminel Henri Pranzini
. Dans les bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, le docteur Variot, médecin de l’infirmerie centrale des prisons à la Santé, qui a pratiqué l’autopsie de ce triple assassin exécuté à Paris le 1er septembre 1887, raconte l’enquête menée par le doyen de la faculté de médecine et sa découverte du coupable : L’auteur responsable du larcin était un garçon d’amphithéâtre nommé Godinet qui, moyennant une absinthe et une pièce de cent sous, avait laissé emporter de grands lambeaux de peau du supplicié par le brigadier de police Rossignol.
Ce sont les indiscrétions du fabricant
des deux portefeuilles en peau de guillotiné qui révélèrent l’ignominie et secouèrent la Préfecture de police de Paris. Du coup, le commissaire Goron décida de se séparer de tous ses trophées
, écrit Cancès : Beaucoup de pièces iront finalement au musée de la police créé en 1909, mais quelques autres, jugées trop licencieuses, seront conservées par la brigade mondaine qui enrichira un stock devenu son musée.
Ici, à côté d’une ceinture de chasteté en fer, on trouve le collier de chien à pointes que Louis Barthou, ministre des Affaires étrangères en 1917 et en 1934 et habitué du Chabanais, un claque du IIe arrondissement, passait autour de son cou pour se faire promener en laisse et fouetter le derrière. Mais, comme l’explique Véronique Willemin dans un ouvrage de référence sur la Mondaine, le tout-Paris des années 1930 fréquente surtout les deux lupanars les plus chics de la capitale : le One Two Two et le Sphinx, 31 boulevard Edgar-Quinet à Montparnasse. La déco de ce dernier, inspirée de l’Égypte ancienne (avec cascade et sphinx en or), a été immortalisée par le photographe Brassaï. Fiché comme « maison de tolérance », cet établissement est fréquenté par des écrivains (Kessel, Carco, Simenon, Cendrars), des hommes politiques et des vedettes hollywoodiennes. Il appartient en sous-main à deux caïds marseillais, Paul Carbone et François Spirito. La police des mœurs a ses entrées dans cet endroit, le mieux renseigné de Paris
. Freeda, la sous-maîtresse qui y officie alors, connaît les préférences de tous les présidents du Conseil, le chiffre exact des comptes courants, le pouls des élections et les secrets d’alcôve
, lit-on en 1928 dans l’article « Un mois chez les filles » de la reporter Maryse Choisy, engagée comme femme de chambre dans plusieurs bordels.
Les gérants et les tenancières de bordels sont connus comme indicateurs de la Mondaine, et doivent alors remplir le « livret de tenue de maison de prostitution », siglé Préfecture de police de Paris. De tels documents sont exposés au musée de la Mondaine, avec les « carnets sanitaires » des prostituées. Ainsi, le Dr Humbert, sis au 88 rue Fontaine à Paris, dans le quartier de Pigalle, pratique chaque semaine leur examen gynécologique et appose au tampon rouge « Négatif » pour les maladies vénériennes. Un document de « demande de tolérance en faveur d’une fille soumise » à en-tête de la direction de la police judiciaire prouve le recrutement comme informatrices des praticiennes du plus vieux métier du monde. Car, à en croire le commissaire Jacques Arnal, patron du service en 1952, ce sont les gros proxénètes – les propriétaires, dissimulés derrière des prête-noms – qui intéressent la Mondaine, écrit-il dans Archives secrètes de la Mondaine (Pierre Saurat, 1986) : Seules des dénonciations de sous-maîtresses mécontentes, ou des enquêtes approfondies, permettaient de révéler le vrai visage de ceux qui empochaient l’argent du stupre. Entre 1913 et 1940, on savait que, parmi les “bidochards”, il y avait quatre anciens ministres, deux sénateurs, huit députés, cinq banquiers, autant d’industriels, quatre conseillers municipaux, des hauts fonctionnaires, deux généraux du cadre de réserve, des notaires, des magistrats.
Mais pour le chef de la Mondaine qui a étudié son histoire, la palme revenait à un ancien ministre de la IIIe République qui touchait les bénéfices de trois bordels, dont le tristement célèbre de la rue de Fourcy, l’odieux modèle des maisons d’abattage. Tous ces dossiers dormaient dans l’immense coffre de la brigade mondaine, un coffre à l’épreuve des balles, des grenades et du feu
.
Si certains documents ont disparu pendant l’Occupation, d’autres blancs
, ces notes anonymes de la police sur les mœurs de figures de la politique, de l’économie et de la culture, se trouvaient encore dans ce coffre-fort massif lorsque Claude Cancès, numéro 2 du 36, le fit vider en 1989 pour le transporter au moyen d’une grue au 3 rue de Lutèce. « Parmi ces papiers, il y avait quelques pépites. Ainsi, le compte rendu détaillé d’une soirée que le président du Conseil, Edouard Herriot, dans les années 1930, a passée au One Two Two. On y apprend que le Lyonnais y a “honoré aussi bien les femmes que les bouteilles”. »
La fin de la Seconde Guerre mondiale signe le déclin des maisons de passe. Marthe Richard, conseillère municipale de Paris, veut en finir avec ce système de prostitution organisée, patentée et couverte par la police. C’est-à-dire les tolérances et ses maisons d’accueil
. Toutefois, selon l’écrivain Alphonse Boudard, auteur de La Fermeture, l’égérie de la morale reconnaît qu’il y a des femmes qui tapinent, des essaims, rue Saint-Denis, à Pigalle, à Barbès, au bois de Boulogne
et admet même leur inflation : Les marcheuses et les chandelles sont plus nombreuses que les pensionnaires des 178 bordels de Paris
. N’empêche. Marthe Richard entend anéantir le système qui légalise en quelque sorte le proxénétisme
et propose même d’abolir la police des mœurs qu’elle appelle “police de la prostitution forcée”
.
Mais la conseillère municipale ne parviendra pas à supprimer les policiers de la Mondaine car, dixit Boudard, sous tous les régimes, les gouvernements de droite et de gauche ont besoin de leurs services
. Notamment des fiches tenues à jour sur les uns et les autres, sur les adversaires et les amis politiques, et même sur Marthe Richard elle-même – la sienne a été établie en 1905 pour racolage. La Mondaine ne manque pas de railler l’article 5 de la loi de la pseudo-vertueuse
, qui ordonne la destruction de toutes les fiches de prostitution, et notamment de la sienne.
La loi abolitionniste est votée à une large majorité le 13 avril 1946 et les 1 500 maisons closes du pays doivent fermer dans les six mois, le temps de vendre et de se recaser. Fabienne Jamet, la tenancière du One Two Two avec « Monsieur Marcel », décrivit en 1975 dans One Two Two, 122 rue de Provence (Olivier Orban, 1975) la fin de son claque de luxe réquisitionné par les nazis durant l’Occupation : « Un jour d’octobre 1946, le ciel devint très bas et pluvieux, lit-on sous la plume de la taulière, les lumières s’éteignirent, les rires se cassèrent. Les jeunes femmes ne revinrent plus et pour la première fois au 122 rue de Provence, les volets s’ouvrirent. » Cet immeuble de sept étages a été vendu 32 millions de francs au Syndicat des cuirs et peaux… Pour le commissaire Marcel Galy, alors patron de la Mondaine, cette loi fut un désastre sur le plan policier
. Le 1er avril 1947, il n’y a plus un seul claque dans Paris mais les racoleuses pullulent sur les trottoirs et 500 bordels clandestins prennent la relève des 178 maisons de tolérance supprimées par la loi
, rapporte l’auteure de La Mondaine, Véronique Willemin. Les clandés se planquent derrière les façades borgnes de la Goutte-d’Or, quartier très populaire du XVIIIe arrondissement. Ce sont là des maisons d’abattage, où les filles enchaînent 60 à 80 passes par jour avec les ouvriers venus du Maghreb et d’Afrique noire. Ces bouges infâmes échappent à la police des mœurs jusqu’à l’enquête d’insalubrité publique de 1984 qui finira par assainir les lieux.
Dans le bric-à-brac du musée de la Mondaine, entre deux vieilles machines à sous mécaniques qui alignent oranges et citrons, la commissaire Monteil fait ouvrir une vitrine qui recèle des documents rares, telle cette fiche du 3 novembre 1964 sur Jambe de laine, amoureux de l’actrice Gina Lollobrigida qu’il importune par ses missives
, ou encore le carnet rouge râpé au fermoir cassé de dressage
de l’esclave numéro 23
. Mais le joyau que Martine Monteil veut me montrer est l’album de poils pubiens du Roi René
, célèbre tenancier de boîtes à partouzes, assassiné en 1973 de quatre balles dans le buffet. Je l’ai fait mettre sous clé car tout le monde le feuilletait et l’abîmait
, explique la commissaire, numéro 3 de la brigade des stupéfiants et du proxénétisme lorsque cette curiosité a été saisie.
Le 18 octobre 1984, elle était même aux premières loges, déguisée en bourgeoise, tailleur élégant et talons aiguilles
pour entrer en couple avec un inspecteur
dans ce repaire isolé et endormir la méfiance du portier, un ancien boxeur. Et permettre au reste de la brigade de s’engouffrer en force dans ce club libertin. Attention, chacun fait ce qu’il veut, l’échangisme n’est pas un délit, mais le proxénétisme en est un. Et mon patron, Olivier Foll, savait que plusieurs prostituées y travaillaient, le tenancier jouant l’entremetteur
, souligne la femme flic. C’est donc pour surprendre en flag les couples en action avec des professionnelles et saisir des preuves dans le bureau du responsable de l’établissement
que la Mondaine a mené l’opération. Et là, dans un tiroir de Gérard C., fils de feu René C., le tenancier de l’établissement, les policiers ont découvert la fameuse pièce à conviction. Cet album sans couverture ne contient pas des timbres rares de philatéliste mais… des touffes de poils pubiens. Étranges collectionneurs, le Roi René et son fils avaient rangé dans de mini-pochettes en plastique ces souvenirs très intimes de 214 filles venues s’ébattre ici, puis ont inscrit leur prénom et leur origine : Sonia, Pérou
, Nati, Espagne Sud Valence
, Rosy, Italie
, Maya, Brésil Vietnam
, Marguerite, Irlande du Sud
ou encore Cindy, Anglaise
.
Gardien des lieux, le commissaire Mégret prévoit de déménager cette relique et toutes les curiosités de la Mondaine dans le futur nouveau 36, rue Rostropovitch aux Batignolles (lire l’épisode 2 des « Chroniques du 36 »), où un espace de 25 mètres carrés est réservé pour récréer notre musée et perpétuer nos traditions
.