Tous les jours, des moutons font irruption sur le campus. Guidés par un berger, ils broutent les pelouses de la faculté de Nanterre, dans les Hauts-de-Seine, à l’ouest de Paris, après la Défense. Ils font partie du décor. Dès l’entrée, les nouveaux étudiants à l’air paumé s’agrippent aux messages placardés par les syndicats sur des colonnes de béton. « Problèmes d’inscription ? » Alex et Barth, des militants de l’Unef, ont laissé leurs numéros de portable au marqueur et invitent les étudiants concernés à se signaler. Ils sont nombreux. Ce lundi, les premières années de licence font leur rentrée à l’université Paris Nanterre. Mais plusieurs centaines d’autres demeurent des laissés pour compte du système dit « APB » – pour « admission post-bac » –, un sigle devenu le cauchemar des aspirants étudiants et de leurs familles. Il s’agit d’une plateforme internet (à l’interface complexe) censée, grâce à un algorithme, rationaliser les inscriptions des élèves dans l’enseignement supérieur, en mixant le classement des vœux de candidats, l’offre de formation et les places disponibles. Sauf que le système explose.
À Nanterre, comme dans la plupart des universités, on croise ceux que les syndicats appellent « les sans-fac ». Début juillet, sur l’ensemble de la France, ils étaient 87 000, soit 10 % des inscrits sur APB. Au 7 septembre, un peu de plus de 3 000 personnes attendaient encore une affectation. Dans les filières sous tension (psychologie, sport, droit), un tirage au sort a désigné les rescapés. « À bout de souffle », selon la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal, ce mode d’attribution « injuste » est voué à disparaître dès la rentrée prochaine. À Nanterre, sur 400 dossiers en suspens comptabilisés par les syndicats, la moitié concerne des bacheliers APB (certains ont obtenu leurs diplômes avec mention très bien), l’autre moitié des refusés en master, à bac +4. Ici, ils s’appellent Anita, Sarah, Coralie, David, Milouda, Inès, Édouard… Ces derniers jours, je les ai croisés à la fac, en quête d’informations. Ils espéraient aussi se rendre visibles et mettre un visage sur un numéro de dossier.
Cette année, les universités françaises ont dû accueillir 40 000 étudiants de plus. Cette démocratisation se fait avec des moyens en baisse. Le gouvernement a ouvert en juillet une concertation sur les modalités d’entrée à la fac dont les résultats sont attendus pour la fin du mois d’octobre. Frédérique Vidal parle de « contrat de réussite » et de « prérequis », en évitant le terme de « sélection », susceptible d’embraser les campus. Comment éviter le gâchis ? Entre les étudiants fantômes et ceux qui décrochent, un tiers des élèves inscrits en première année abandonne et un tiers seulement aura sa licence en trois ans ; 40 % en quatre ans.
Je n’ai pas d’inscription, je suis venue en incruste. Quelles sont mes chances d’entrer en Staps ?
Sarah Sereni connaît ces statistiques. Bachelière de 18 ans (bac S, scientifique), elle fait partie de ceux qui n’ont pas obtenu l’affectation demandée. Mais elle ne s’est pas découragée. Elle a déposé un dossier à l’Unef, le syndicat de gauche majoritaire à Nanterre. Et puis elle y est allée au culot. La semaine dernière, lors de la prérentrée des Staps (Sciences et techniques des activités physiques et sportives), elle s’est glissée dans l’amphi (très testostéroné) de première année. Visage jovial et grosses boucles châtains, elle s’est assise à côté de Lou-Anne Herbet, blonde aux cheveux lisses dont elle est copine depuis le collège. Toutes les deux rêvent de devenir kinés et ont demandé une inscription en Staps à la faculté de Nanterre, la ville où elles habitent. L’une a été acceptée, l’autre recalée par le système APB. À Sarah, le logiciel a proposé une place dans une autre filière : Paces (pour « Première année commune aux études de santé », ce qui mène notamment à médecine) à Vichy, dans l’Allier.
Dans l’amphi, Sarah a regardé autour d’elle l’œil mauvais, me racontera-t-elle en sortant. Pendant toute la réunion, consciente du taux d’abandon élevé en première année, elle a ainsi dégommé mentalement un inscrit sur trois : « Toi, tu vas échouer, laisse-moi ta place. » « J’ai été salée, j’avoue. » En même temps, elle a écouté attentivement le prof de neurophysio : « C’est tout ce que j’aime », se désole-t-elle. À la fin du cours, elle est allée le voir, s’est présentée : « Je n’ai pas d’inscription, je suis venue en incruste. Quelles sont mes chances d’entrer en Staps ? » « Très faibles », a répondu le responsable, tout en reconnaissant qu’elle avait un bon profil pour réussir à entrer dans la filière des métiers du sport. Sur sa recommandation, elle va déposer à nouveau sa candidature, assortie d’une lettre de motivation. « Apparemment ils vont ouvrir dix places », explique-t-elle, revigorée. Sarah rejoue la scène devant Lou-Anne et Hema Jeebodhun, une autre amie, inscrite, elle, en droit franco-allemand, et stressée par la rentrée : « En première année, on est tous un peu perdus, on est lâchés dans l’arène. » Elles sont solidaires, veulent affronter ensemble cette année de bascule. Sarah et Lou-Anne accompagnent ensuite Hema dans les couloirs du bâtiment de droit, vérifient qu’elles ont trouvé la bonne salle, commentent le look des étudiants qui poireautent, pour la divertir.
Je les avais rencontrées, quelques jours auparavant sur le campus : la petite bande venait aux nouvelles pour Sarah. Des jeunes filles de 18 ans, tout en jeans et en cheveux, qui réprimaient leur insouciance. Elles étaient tombées sur un rassemblement des « sans-fac », devant le bâtiment de la présidence. Sarah avait pris une bonbonne d’eau vide et un bâton pour faire du bruit, mais elle ne semblait pas convaincue de l’utilité de l’action. Depuis juillet, l’Unef (divisée en une branche majoritaire et une plus radicale) et le Sale, un « syndicat alternatif pour la libération des étudiants », récupèrent les dossiers des « sans-fac » qu’ils transmettent chaque jour à la présidence de Nanterre. Leurs tables sont installées dehors, sur l’un des passages principaux. C’est comme ça que Sarah Sereni était tombée sur eux. Ils voient défiler des étudiants éjectés du circuit, assommés, incrédules. Révoltés parfois. Mais crée-t-on un mouvement collectif sur un assemblage d’inquiétudes individuelles ?
Les militants essaient, en tout cas. Ces jours de rentrée, ils s’invitent dans les amphis pour alerter contre « les projets du gouvernement contre les jeunes » – pêle-mêle : les coupes budgétaires à la fac, l’injustice d’APB, la baisse de 5 euros des APL, mais aussi « la loi travail XXL ». La semaine dernière, ils ont rassemblé des « sans-fac » pour une AG. Installés sur de larges escaliers orange, sous un puits de lumière d’un hall de la fac, ils ont tenté de s’organiser. La parole a circulé, entre exposés des situations particulières (et bien souvent absurdes) et tentatives de mobilisation. Ils sont une petite cinquantaine. Certains, aguerris, délivrent un discours politique. La plupart sont seulement inquiets. « Avec APB, vous le savez, parfois, c’est un problème géographique, d’autres fois une pièce manquante… Résultat : la fac est de moins en moins accessible, mais l’université doit être ouverte à tous et il faut se battre collectivement pour faire respecter ce droit », entame l’Unef. « Si tu n’es pas étudiant, tu n’as pas la sécurité étudiante, pas la bourse, pas l’aide du Crous… », détaille une « sans-master » qui propose de « se battre pour ne pas être dans ce stress, cette angoisse, cette précarité ». Les plus anxieux sont les étrangers, qui, privés du statut d’étudiant, perdent leur droit au séjour en France. Dans la petite assemblée, ils sont plusieurs à vouloir « quelque chose de plus d’humain, de moins systématique ». « On est dans le flou total, j’ai essayé Saint-Denis, Villetaneuse, Nanterre. La plupart du temps, on ne nous prend pas au téléphone, c’est dur d’avoir une petite réponse », s’alarme une jeune fille. « On entend des histoires touchantes, de la détresse, embraye un blackboulé aux cheveux longs et à la petite barbe rousse. Il n’y a pas un bureau où on peut s’expliquer ? » Un autre veut écrire à Emmanuel Macron : « C’était un jeune, et il est devenu président ! » Il n’a pas l’air de le savoir mais Macron a même étudié à Nanterre (en maîtrise et DEA en philo, avant d’intégrer l’ENA). Un autre, passé par une école de cinéma, propose de faire une vidéo pour attirer l’attention sur les « sans-fac ». Des ateliers « banderoles » ou « pétition » font encore partie des traditions. Il est assez peu question de réseaux sociaux.
APB laisse beaucoup d’étudiants sur le carreau, ou tente de les caser coûte que coûte. Certains n’ont pas de place du tout. Une jeune fille, scolarisée à Amiens mais venue s’installer à Paris avant le bac, raconte qu’elle s’est retrouvée non prioritaire pour un établissement en Île-de-France. Elle souhaite faire psycho. En dernier recours, APB lui a proposé d’étudier le wolof ou l’hébreu. Mais elle ne veut pas « aller en cours pour aller en cours ». À Mélanie, une bachelière du Val-d’Oise, très bonne élève au lycée et également candidate pour psycho, la procédure complémentaire censée rattraper les étudiants sans affectation lui a conseillé d’aller à Guingamp (Côtes-d’Armor), dans une école privée. Elle n’en a ni l’envie ni les moyens. Alors elle s’est accrochée. « Ma famille était stressée », me dit-elle, expliquant que son père, agent logistique dans un hôpital qui n’a pas le bac, et sa mère, cadre dans une société informatique titulaire d’un bac pro, la soutenaient dans ses démarches. « Mais à la fin de l’été, je m’étais résignée », confie-t-elle. Quelques jours seulement avant la rentrée, quand je l’appelle pour avoir des nouvelles, elle me disait avoir obtenu une place in extremis à Villetaneuse. Sa cousine, ajoute-t-elle, qui voulait entrer en lettres, a finalement accepté d’étudier les cultures nordiques.
Beaucoup ont été orientés vers une filière qui ne correspond pas à leurs souhaits ou sont envoyés à plus d’une heure de transport de chez eux. Certains acceptent, pour avoir un pied à l’université, quitte à tenter de changer de cursus en cours d’année. Quelques jours avant la rentrée officielle, j’ai rencontré Ludivine et Saïda, venues valider leurs inscriptions pédagogiques à Nanterre. La première, jeune fille timide qui errait d’un bâtiment à un autre derrière des lunettes à grosses montures, avait demandé psycho – son « rêve » – et a été envoyée en lettres ; la deuxième a finalement atterri en langues étrangères appliquées et a accepté, même si ce n’est pas son premier choix, car cela lui permet d’être inscrite à Nanterre. Elles feront officiellement leur rentrée ce lundi. Avec les moutons.
Mis à jour le 11 septembre 2017 à 11 h 15. Ajout du chiffre le plus récent concernant les bacheliers en attente d’affectation.