C’était le 17 mai dernier sur le perron de l’Élysée. Alexis Kohler, 44 ans, l’homme qui s’avance, visage concentré, devant le micro et face caméra, est un parfait inconnu du grand public. Les Français le découvrent en direct dans les éditions spéciales, tempes grisonnantes et lunettes rondes réajustées à maintes reprises, égrenant un à un les noms des ministres du gouvernement d’Édouard Philippe, d’un ton solennel et monocorde. Le conseiller était déjà apparu furtivement deux jours plus tôt pour dévoiler l’identité du Premier ministre, au même endroit, dans la même mise en scène, mais pour une allocution plus courte, de quelques secondes seulement. Alexis Kohler a été choisi par Emmanuel Macron pour occuper le poste stratégique de secrétaire général de l’Élysée. Bras droit du président de la République et son conseiller le plus influent, il a, dans la foulée de sa nomination, déballé ses cartons dans le salon vert de l’Élysée, l’un des plus convoités du Château, qui jouxte celui de son patron. Il est désormais à la tête du cabinet du chef de l’État, qui compte à ce jour près d’une cinquantaine de conseillers.
À chaque installation d’un nouveau pouvoir, c’est le même scénario. Les ministres prennent leurs fonctions et l’un de leurs tout premiers actes consiste à nommer une kyrielle de collaborateurs. Depuis la victoire d’Emmanuel Macron le 7 mai dernier, plus de 200 noms ont déjà été publiés au Journal officiel. D’autres viendront après le second tour des législatives. Comme Alexis Kohler, ils sont pour la plupart totalement méconnus des électeurs. Comme lui, ils sont très souvent énarques, polytechniciens ou au moins passés par Sciences Po, voire une école de commerce. Des plus beaux bureaux de l’Élysée jusque dans les soupentes des ministères, les directeurs de cabinet, conseillers politiques, spéciaux et techniques se partagent un pouvoir discret, mais central. Le secrétaire général de l’Élysée en est le symbole. En coulisses, il est l’un des hommes les plus puissants de France, chef d’orchestre des décisions présidentielles, les coordonnant avec les ministres et les partis politiques, informant le chef de l’État, préparant aussi le conseil des ministres. Emmanuel Macron lui-même connaît bien cette fonction : il fut secrétaire général adjoint de l’Élysée sous François Hollande – Jean-Pierre Jouyet était alors le secrétaire général. Selon sa personnalité et son lien avec le président de la République, il est parfois vu comme un « Premier ministre bis » ou un vice-président. Dans l’ombre, toujours dans l’ombre.
Dans tous les ministères, la même configuration se décline. À la tête de l’entourage de chaque ministre, un directeur ou une directrice de cabinet, bref un ou une « dircab ». Édouard Philippe a choisi de nommer à ce poste Benoît Ribadeau-Dumas, 45 ans. Ancien polytechnicien, il est sorti major de sa promotion à l’ENA, en 1997, dans laquelle il côtoya l’actuel Premier ministre. Emmanuel Macron a bien tenté de lui imposer une recrue de son choix, en la personne de Nicolas Revel, l’un de ses amis depuis leur passage commun au secrétariat général de l’Élysée de 2012 à 2014, recasé entre-temps à la tête de la Caisse nationale d’assurance maladie. Pour Édouard Philippe, impossible d’accepter d’être ainsi placé sous contrôle permanent du président de la République. Après un bras de fer, le Premier ministre a réussi à imposer son équipe, dont de nombreuses recrues sont déjà passées par les cabinets des gouvernements Raffarin, de 2002 à 2005. Mais, innovation de cette mandature, l’Élysée sera quand même présent au cabinet du Premier ministre au travers de dix conseillers communs, instaurés pour renforcer la coordination.
Dans les cabinets, les politiques cherchent à s’entourer de fidèles, qui ensuite leur devront, théoriquement, une loyauté totale. On se coopte, entre membres d’un grand corps, entre amis de toujours depuis les écoles qui forment l’élite à la française. L’entre-soi y est la règle, à l’abri du regard des électeurs. Les conseillers du gouvernement et de l’Élysée ne tirent leur légitimité d’aucun scrutin. Celle-ci repose sur le seul fait du prince, qui a procédé à leur nomination. Et pourtant, leur marge de manœuvre est très large : ils parlent et agissent au nom du ministre, dans tous les domaines. Ils actionnent, en son nom, la machine de l’administration pour faire appliquer les décisions gouvernementales. Une très bonne raison pour les suivre de près, comme nous nous proposons de le faire dans cette nouvelle obsession.
Les scruter à la loupe présente un autre intérêt de taille : la composition des cabinets ministériels dit beaucoup du nouveau pouvoir en place. La parité, par exemple, figure dans la liste des promesses de campagne d’Emmanuel Macron. Alors qu’une bonne part des conseillers ont été nommés, les cabinets ministériels sont très loin du compte. En particulier en haut de la pyramide : au poste de dircab, elles ne sont que six femmes, soit trois fois moins que les hommes (au nombre de dix-sept).
Mais surtout, particularité saillante des entourages du nouveau pouvoir, les conseillers déjà installés présentent des profils qui multiplient allègrement les passages du secteur privé au secteur public. Une orientation assumée et encouragée par En marche et Emmanuel Macron, qui valorisent l’expérience en entreprise. Reprenons nos deux premiers personnages. Avant d’atterrir à l’Élysée, Alexis Kohler a été dircab d’Emmanuel Macron à Bercy. Entre-temps, il est parti travailler comme directeur financier du groupe Mediterranean Shipping Company (propriétaire notamment de MSC Croisières) à Genève. L’actuel dircab de Matignon, Benoît Ribadeau-Dumas, a passé bien plus de temps encore dans les entreprises. Après deux ans comme conseiller technique dans le gouvernement Raffarin, il a rejoint Thales en 2004, puis CGG, entreprise française de forage, pendant cinq ans. À partir de 2015, l’équipementier aéronautique Zodiac Aerospace, en difficulté, a eu recours à ses services. Avant donc de revenir dans la sphère publique, auprès d’Édouard Philippe à Matignon. Autre exemple de ce mélange des genres potentiels avec la nouvelle cheffe du cabinet d’Édouard Philippe, Anne Clerc. Avant sa nomination, elle était directrice des relations institutionnelles du groupe Accor. Quant au communicant du Premier ministre, Charles Hufnagel, après avoir effectué une partie de sa carrière au sein d’Areva – comme Édouard Philippe lui-même, qui fut le directeur des relations publiques du groupe nucléaire de 2007 à 2010 –, il était dircom de Saint-Gobain depuis 2016.
La circulation d’une sphère à l’autre n’est bien sûr pas sans poser problème. Elle laisse planer le doute sur de potentiels conflits d’intérêts. À l’Élysée, la conseillère agriculture, Audrey Bourolleau, était la déléguée générale du lobby viticole Vin et société… Au ministère de la Santé, le dircab de la ministre, Agnès Buzyn, s’appelle Gilles de Margerie. Avant de prendre ses fonctions, il était directeur général adjoint de l’assureur Humanis… Ces portes battantes – les « revolving doors », disent les Américains – entre privé et public sont caractéristiques des conseillers nouvelle génération. Hier, les hauts fonctionnaires, après plusieurs années en cabinet, allaient pantoufler dans les entreprises publiques ou les sociétés d’économie mixte – réduites à peau de chagrin ces dernières années. Le secteur bancaire accueille depuis longtemps de nombreux ex-hauts fonctionnaires. Mais les trajectoires-types comme celle d’un Michel Pébereau, qui, après avoir été conseiller de Valéry Giscard d’Estaing et de René Monory, a ensuite fait toute sa carrière dans la banque (CCF puis BNP), ne sont plus majoritaires. Ces réalités des années 1970 aux années 2000 sont de plus en plus dépassées : désormais, les allers-retours entre cabinets et entreprises sont beaucoup plus fréquents. Et en matière de contrôle et de prévention d’éventuels conflits, la législation française ne s’est que récemment adaptée.
Dans le sens du privé vers le public, la loi ne prévoit pas que la Commission de déontologie de la fonction publique se prononce sur la nomination des membres des cabinets.
Il existe un précédent retentissant, celui l’affaire Pérol. Secrétaire général adjoint de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy, chargé des grands dossiers économiques, François Pérol avait notamment eu la haute main sur le rapprochement des groupes Caisse d’épargne et Banque populaire en 2008 et 2009. Fervent défenseur de la fusion, contre l’avis des dirigeants en place, il obtint gain de cause et, dans la foulée, fut nommé directeur général du nouvel ensemble, BPCE. En toute simplicité et au mépris d’une loi toute récente à l’époque, toujours en vigueur aujourd’hui. « Depuis, le cas des fonctionnaires qui partent vers le privé est systématiquement examiné par la Commission de déontologie de la fonction publique, explique Eric Alt, vice-président de l’association Anticor, qui promeut l’éthique en politique. Mais dans l’autre sens, du privé vers le public, elle ne joue pas le même rôle. La loi ne prévoit pas que la commission se prononce sur la nomination des membres des cabinets. » L’affaire Pérol a été portée devant la justice par les syndicats et attend toujours son délibéré en appel.
Depuis 2013, les membres des cabinets doivent, comme les élus, faire une déclaration de patrimoine et d’intérêts auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) à la suite de leur nomination. Mais contrairement à celles des élus, elles restent confidentielles pour les conseillers. Face aux conflits d’intérêts potentiels d’un de ses conseillers, l’ancien ministre des Finances, Michel Sapin, avait voulu se montrer vertueux. En juillet 2016, il décide de nommer Thierry Aulagnon, alors haut dirigeant de la Société générale, directeur de son cabinet à Bercy. Problème, parmi les dossiers chauds qui l’attendent se trouve celui de l’allégement fiscal accordé à la Société générale après l’affaire Kerviel. Michel Sapin demande donc son avis à la HATVP, puis, à ses collaborateurs, de ne pas passer par son dircab pour toute question concernant la banque. Idem pour Thales, BPCE ou Air France-KLM, autres entreprises où celui-ci a occupé des postes à responsabilité. Vertueux, on vous dit. Reste à savoir si la nomination à ce poste d’un collaborateur ne pouvant travailler sur un certain nombre d’entreprises aussi importantes est souhaitable…
Si les allers-retours sont aussi nombreux, c’est que les cabinets sont particulièrement prisés. Les hauts fonctionnaires viennent y saisir une chance d’accélérer leur carrière. Passer quelques années dans ces antichambres du pouvoir revient à se constituer un puissant réseau au plus haut sommet de l’État, capable d’ouvrir de nombreuses portes. On vient aussi s’y former au pouvoir. Les conseillers d’hier sont les politiques d’aujourd’hui ou de demain – au premier rang desquels, le chef de l’État lui-même donc. En Marche ne cesse de vanter le renouvellement de ses candidats aux législatives, mais plusieurs d’entre eux sont passés par les cabinets ministériels. Ils connaissent parfaitement les rouages du pouvoir et ne sont pas sur le point d’entrer à l’Assemblée nationale par le simple fruit d’un engagement citoyen.
L’attractivité des cabinets pose aussi la question de la maîtrise des deniers publics. Encore une excellente raison de garder un œil attentif sur leur fonctionnement. Souvent, les conseillers y sont bien rémunérés. Très bien même : 7 624 euros brut en moyenne en 2016 pour les seuls conseillers ministériels, selon le député René Dosière, spécialiste de la gestion des finances publiques. Cette année-là, à l’Intérieur, à la Défense et à l’Éducation nationale, certains collaborateurs étaient même mieux rémunérés que leur ministre ! Chaque année, les effectifs et les salaires font l’objet de chiffres officiels, synthétisés dans ce qu’on appelle dans le jargon le « jaune » du projet de loi de finances. Il faudra attendre la mouture 2018 pour connaître les données des cabinets tels que constitués au 1er août 2017.
En France, les cabinets tendent à être pléthoriques par rapport à leurs homologues européens – les ministres anglo-saxons ont traditionnellement droit à des entourages beaucoup plus resserrés. Le nombre de conseillers a été porté jusqu’à 652 dans le premier gouvernement de François Fillon en 2007. Dans ce domaine aussi, Emmanuel Macron veut du changement. Déjà pendant sa campagne, il avait évoqué l’idée de limiter la taille des cabinets. Elle a été officialisée après son élection, dans un décret du 18 mai 2017, signé de sa main. Le document fixe un maximum de dix membres pour le cabinet d’un ministre, tandis qu’un ministre délégué ne peut s’entourer que de huit personnes, cinq pour un secrétaire d’État. La doxa Macron sera-t-elle respectée ? Avec les quelque 200 nominations actuelles, le gouvernement est plutôt dans les clous – mais les dérapages interviennent généralement quelques mois plus tard. Ces bonnes intentions de départ ont été affichées par de précédents gouvernements puis, à chaque fois, réduites à néant au fil du temps, à grand renfort de chargés de mission qui n’apparaissent pas dans les organigrammes – et sont parfois oubliés dans les chiffres officiels.
Mais l’objectif d’Emmanuel Macron n’est pas seulement de réaliser des économies. Il est aussi stratégique et politique. Car en même temps, le président de la République a annoncé vouloir instaurer un « spoil system » (ou « système des dépouilles ») à la française – une tradition américaine qui consiste à mettre sur la sellette un grand nombre de hauts fonctionnaires dans l’année qui suit l’arrivée d’un nouveau président. Lorsque les cabinets sont réduits, les ministres ont moins de latitude d’action. L’ancienne ministre du Logement de François Hollande, Cécile Duflot, s’en est d’ailleurs émue sur Twitter, le 19 mai dernier : « La machine techno tourne toute seule. » Mécaniquement, c’est alors l’administration qui reprend du pouvoir sur le ministre. Pour s’assurer la loyauté des directeurs d’administration, quelque 200 postes de responsables seront ainsi mis sur le gril. Certains hauts fonctionnaires seront confirmés, d’autres remplacés. Tous devront leur poste à l’Élysée ou à Matignon, qui possèdent le pouvoir de nomination (et non aux ministres dont ils dépendent).
Emmanuel Macron connaît très bien le chevauchement des pouvoirs entre le politique, les conseillers des cabinets et l’administration. “In fine”, c’est bien un renforcement du contrôle sur l’appareil d’État qu’il organise.
Ce « spoil system » existait déjà en partie à chaque changement de pouvoir. Mais son caractère systématique, assumé, n’était pas, jusqu’à présent, dans la tradition française, où l’administration est présumée apolitique. « Emmanuel Macron connaît très bien le chevauchement des pouvoirs entre le politique, les conseillers des cabinets et l’administration. Rien n’est fait au hasard. Et in fine, c’est bien un renforcement du contrôle sur l’appareil d’État qu’il organise », juge Jean-Michel Eymeri-Douzans, professeur des universités à Toulouse et coauteur de l’ouvrage Le Règne des entourages (Presses de Sciences Po, 2015). Les ministres, eux, ont intérêt à être très entourés pour asseoir leur pouvoir. Les rapports de force à venir s’annoncent passionnants.