Comment survit-on à la présidence de Trump ? Joe, Martha, Dante, ces habitants de Chicago que Les Jours ont suivis pendant la campagne, organisent à leur manière une forme de résistance. Chaque semaine, l’un d’entre eux nous donne des nouvelles d’Amérique.
«La première fois que j’ai entendu parler de l’interdiction provisoire d’entrée aux États-Unis décidée par le président Trump, j’étais dans un bar dans le quartier de North Side à Chicago avec ma femme, Laura, et les membres d’une troupe de théâtre féminine, les Sweat Girls, dont nous venions de voir le spectacle. Les Sweat Girls sont un groupe d’actrices qui racontent des histoires vraies, personnelles, sur scène. Ce soir-là, pour la première fois en vingt-quatre années d’existence de la troupe, leurs monologues étaient tous centrés sur la politique, principalement sur leurs craintes de ce que le président Trump ferait à notre pays.
Tout à coup, les clients du bar se sont mis à regarder leurs téléphones. Des messages arrivaient – Trump venait d’annoncer ce que la plupart des Américains allaient appeler le “Muslim ban”, et les groupes progressistes se précipitaient vers les principaux aéroports pour s’opposer à cette politique et essayer d’aider les voyageurs retenus. Quelques amis nous ont quittés pour aller à l’aéroport O’Hare, l’un des plus fréquentés du pays, et se joindre aux manifestations.
Je n’ai rien fait de tel. Ma femme et moi avons bu encore une bière, puis nous sommes rentrés à la maison pour relever la baby-sitter. Il est difficile pour nous, qui avons deux garçons de 7 et 9 ans, de tout laisser tomber pour se précipiter à une manifestation. Même si nous en avons souvent envie.
Mon père est un immigré, et il était réfugié de guerre. Au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, il a fui Moscou avec sa mère pour les États-Unis. Ils ont voyagé par la route à travers la zone de guerre jusqu’en Irak, et se sont débrouillés pour trouver une place sur un cargo partant de Bassorah. Ils ont parcouru l’océan Indien, contourné l’Australie, traversé l’océan Pacifique, et finalement débarqué à New York. Le voyage a duré presque un an. À un moment, un homme est tombé par-dessus bord et a dû être secouru. Les matelots ont chargé mon père d’assurer la vigie, il devait scruter le ciel pour repérer les avions de chasse. À l’époque, il avait 8 ans, à peu près le même âge que mes enfants aujourd’hui. Je lui ai fait raconter cette histoire plusieurs fois.
Après toutes ces années, ma propre famille n’a certainement plus à redouter que des agents de l’ICE (les services d’immigration et de douane, ndlr) frappent à notre porte pour embarquer quelqu’un.