C’est donc ici, le sixième quartier le plus pauvre de France. Le chiffre vient des dernières statistiques de l’Insee. À quatre stations de métro de la Grand’Place de Lille, en bordure du périphérique mais à l’intérieur de la ville, une langue d’immeubles longe le boulevard de Metz et abrite des niveaux de précarité largement au-dessus de la moyenne nationale. Le taux de chômage frise les 50 % et la moitié des allocataires sont au RSA. Près de trois quarts des 3 900 habitants du quartier Concorde vivent sous le seuil de pauvreté : ça veut dire moins de 1 000 euros par mois. Et ce chiffre est en augmentation.
À première vue, le « boulevard de Metz » – c’est ainsi que les habitants appellent le quartier – ne ressemble pas à l’îlot de pauvreté qu’on imagine à la lecture de ces chiffres. L’ensemble n’est pas enclavé, la station de métro de la porte des Postes se trouve à moins de dix minutes à pied et la place centrale ne manque pas de commerces : une supérette à la façade ornée d’une fresque de style « vintage mauresque » (lune, minarets et palmiers), une boucherie, un tabac mais aussi une pharmacie et un bureau de poste. Il faut s’approcher des immeubles pour voir les déchets par terre : bouteilles vides, épluchures et vieux journaux. Entre deux barres d’habitation, les aires de jeux semblent laissées à l’abandon, un terrain de tennis a perdu son filet depuis un moment et des seringues parsèment le pied des haies arborées.
Quand nous rencontrons les habitants pour la première fois, peu savent que leur quartier figure parmi les plus pauvres du pays. Mais cela n’étonne personne. Cette précarité en chiffres, chacun la constate par lui-même au quotidien. Yamina Sarrazin, 45 ans de vie sur le boulevard de Metz, l’a rebaptisé « boulevard de merde ». « On vit tous la même galère ici », confirme Marie-Odile, vingt ans de boulevard. Cette galère, ce sont les logements indécents, l’absence de travail, le combat pour l’éducation des enfants, le difficile chemin de l’intégration, la cohabitation avec les bandes de trafiquants. « C’est Zola, ici », résume le pharmacien Serge Bitam.
Pourtant, à sa sortie de terre, la cité Concorde représente le fleuron de l’urbanisme d’après-guerre. C’était en 1958. À l’époque, son concepteur Noël Le Maresquier a redessiné plusieurs villes détruites pendant la guerre : reconstruire Saint-Nazaire après les bombardements ou édifier la cité Concorde, c’est une page blanche. La zone à construire se trouve sur un terrain vague, à l’emplacement des anciennes fortifications de Lille. Ici, les seules formes d’habitat sont alors des bidonvilles. À l’époque, comme dans toutes les grandes villes françaises, une très grande partie de la population lilloise vit dans des conditions de vie particulièrement indignes. Selon un recensement de l’Insee réalisé en 1954, seulement 46,7 % des logements sont alors équipés de toilettes personnelles, et à peine 11,6 % sont pourvus d’une douche ou d’une baignoire. Plus d’un tiers ne disposent même pas de l’eau courante. La construction du quartier Concorde, avec ses équipements modernes, représente une petite révolution : salles de bains privatives, eau chaude, électricité, chauffage collectif.
En partant de zéro, Le Maresquier voit l’occasion d’appliquer les préceptes architecturaux en vogue, en particulier l’idéal de « ville fonctionnelle » dont s’inspire également Le Corbusier. Aussi les barres d’habitation ne sont pas bâties en bordure du boulevard de Metz – l’axe routier principal – mais en retrait. Les immeubles sont très espacés les uns des autres, séparés par de grandes surfaces vertes pour permettre un ensoleillement maximal des logements. L’idée est d’aérer l’espace urbain, de rapprocher écoles et équipements de loisir des habitations, d’utiliser la verdure comme un écran entre zone urbaine et zone industrielle. Ces grands principes sont encore gravés dans le paysage du boulevard.
Symboles de progrès et de promotion sociale, les HLM de la cité Concorde se destinent en 1958 à accueillir les classes moyennes désireuses de quitter les centres urbains insalubres, plutôt que les plus pauvres, qui peuplent les bidonvilles des faubourgs et qu’on va davantage envoyer dans les cités de transit. Des agents hospitaliers, des policiers, des techniciens EDF vivent alors dans les barres d’habitation du boulevard. « Il y avait de tout, quoi », se souvient Yamina Sarrazin, l’ancienne.
Tous les Blancs français de l’immeuble sont partis ailleurs. Et à la place, les bailleurs n’ont mis que des Noirs et des Arabes.
Le déclassement du quartier commence à partir des années 1970. Beaucoup d’ouvriers accèdent à la propriété et font leurs valises pour s’installer dans des maisons individuelles. Dans le même temps, la crise consécutive au choc pétrolier de 1974 fragilise les plus précaires. Les logements vacants sont alors attribués aux immigrés et à ceux qui s’extraient des cités de transit. Cette relative mixité ne dure qu’un temps, et Concorde fait vite office de repoussoir. « Tous les Blancs français de l’immeuble sont partis ailleurs, décrit Marie-Odile. Et à la place, les bailleurs n’ont mis que des Noirs et des Arabes. » Yamina Sarrazin abonde : « Maintenant, les seuls Français [comprendre : les Blancs, ndlr], ce sont des cas sociaux, des drogués. »
Le vieillissement inexorable du parc immobilier, à la pointe dans les années 1950 mais désormais vétuste, achève de détériorer son image. « Ici, les appartements ne sont pas adaptés aux familles. À la base, ils n’avaient pas été construits pour ça, c’était plus pour les fonctionnaires du centre hospitalier régional. C’étaient des logements transitoires », explique Fatiha Mifak, directrice de l’association de soutien scolaire Perspectives, qui a grandi dans le quartier. « Et puis rapidement sont venues des familles, voire des grandes familles, dans des petites typologies. Les T5 font 74 m². »
Après les émeutes urbaines en banlieue lyonnaise du début des années 1980, la France commence à remettre en cause la politique des grands ensembles. À Lille, plusieurs barres sont détruites, comme celle des Biscottes, dans le sud de la ville, en 1989. Aujourd’hui, la barre Marcel-Bertrand dans le quartier de Moulins est en cours de destruction. La prochaine sur la liste est sur le boulevard de Metz. Enfin. En décembre 2014, l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) l’a inscrit sur la liste des 200 quartiers du pays devant bénéficier du Nouveau programme national de renouvellement urbain (NPNRU) 2014-2024. Jusque-là, le boulevard était passé à côté des programmes de rénovation urbaine, faute d’avoir fait assez parler de lui comme Lille-Sud, théâtre à plusieurs reprises d’émeutes urbaines.
Au menu : rénovation des appartements les plus vétustes, reconfiguration des lieux mais aussi réalisation d’un mur antibruit entre les habitants et le périph voisin, création de jardins partagés… Un packaging alléchant mais dont les habitants n’ont pour l’instant pas vu la couleur. La convention entre la ville et les différents partenaires institutionnels n’a pas encore été signée. Impossible de connaître le détail ni même l’ampleur des destructions et constructions à venir. Seule information : la maire de Lille, Martine Aubry, doit venir en avril « présenter les grands axes du projet » et « répondre aux interrogations légitimes des habitants ». Avec une maquette, comme cela se murmure ? « Un cabinet travaille sur les esquisses ». Voilà tout ce qu’on a pu obtenir.
Le centre ? Ils m’ont proposé un appartement là aussi. Pas question. Il n’y a que des bourgeois qui regardent les gens de travers. Ils se disent bonjour, ces gens-là ? Je sais même pas.
Les habitants du boulevard savent juste que sur la vingtaine de barres d’habitation du quartier, au moins une sera détruite. Celle du 2-12 boulevard de Metz. Les locataires ont déjà dit aux bailleurs où ils souhaitaient être relogés. Malgré tous ses défauts, certains ne veulent pas quitter le boulevard. C’est le cas de Yamina Sarrasin, qui vit dans le même immeuble du 2-12 depuis 1971. Elle a demandé un appartement dans un bâtiment à 100 mètres de là. « Ils m’ont proposé un logement à Wazemmes, mais je ne connais personne là-bas, explique-t-elle. Alors qu’ici on se connaît tous. » Au boulevard, il y a la voisine nostalgique de son enfance en Algérie à qui Yamina lit des contes arabes. Les retraités à qui elle apporte leurs commissions des Restos du cœur. Margaret, à l’étage du dessus, qui ne manque jamais de lui apporter du couscous quand elle en fait. Les enterrements des anciens auxquels tout le monde se retrouve. C’est aussi ça, le boulevard de Metz. « Vous habitez où, vous ?, m’interroge-t-elle. Le centre ? Ils m’ont proposé un appartement là aussi. Pas question. Il n’y a que des bourgeois qui regardent les gens de travers. Ils se disent bonjour, ces gens-là ? Je sais même pas. »