Un vent froid, transperçant, souffle sur le gazon du stade Colette-Besson. En ce mercredi de la fin du mois de mars, les coups de sifflet rythment les actions et les cris de dizaines de petits footballeurs. C’est jour de foot à l’US Lunel, l’un des trois clubs de cette ville de l’Hérault de 26 000 habitants. Pas de stars à l’horizon mais la caméra d’une chaîne de télévision d’info en continu plantée au milieu du pré. La semaine précédente, c’était un journaliste du quotidien sportif italien La Gazzetta dello Sport qui arpentait cette même ligne de touche. Et quantité d’autres – New York Times compris – sont venus avant eux.
Sur un quart de terrain, en haut à gauche, Leila houspille gentiment sa fille : Oh, Selma, t’es en version tranquille ou quoi ? J’ai pas envie de ça ! Si tu continues comme ça, je te sors.
Leila, qui vit dans la cité de la Roquette où elle a été commerçante, entraîne l’équipe des filles âgées de 9 à 15 ans. Elles s’appellent Sefora – Sefora avec un “f” s’il vous plaît, sinon ça me complexe
, 15 ans, de la vista, de la technique et un dribble assuré –, Yasmine, Nassima, Basma ou encore Salma. Leila, leur coach, porte un survêtement, des chaussures de foot et un voile sur la tête. On le remarque aussi vite qu’on l’oublie.
Lunel ? Mais si, vous savez… la ville des jihadistes
. Celle où on on meurt pour le califat
, comme l’a titré La Gazzetta dello Sport, inquiète à l’idée que la Squadra Azzura ait établi pour la durée de l’Euro son camp de base à Montpellier, soit à 35 kilomètres de Jihad City
(toujours selon le quotidien sportif italien). Dans cette bourgade, une vingtaine de jeunes, âgés de 18 à 30 ans, sont partis pour la Syrie et l’Irak depuis la fin de l’année 2013. Une vidéo montre certains d’entre eux se livrant aux pires horreurs. Huit, peut-être neuf, sont morts là-bas. Ce ratio entre la population totale, le nombre de départs pour le jihad et de combattants tués a aimanté les médias. Généré profusion d’hypothèses, permis toutes les simplifications. Tout comme la mort de Raphaël à Deir ez-Zor, en Syrie, en octobre 2014. Le décès sous un bombardement, à 23 ans, de ce jeune converti a focalisé l’attention des médias et fait réagir au sommet de l’État, bien plus que celui de ses copains Ahmed, Sabri ou Houssem, tués eux aussi. La raison ? Son père est cadre et de religion juive.
Les Jours voulaient parler de foot durant l’Euro. De foot amateur. Celui qui draine des millions d’adeptes en club et au pied des immeubles, cimente la vie des quartiers et des campagnes, génère des espoirs en millions d’euros et des bastons dominicales, mélange les couleurs de peau sur le terrain mais rarement au-delà. Le football produit quantité d’expressions, de métaphores et de clichés. Promis, le fan de foot que je suis vous les épargnera… mais j’aime bien celui-là : le foot, c’est la vie !
Aller scruter ce foot amateur à Lunel permettrait-il de poser un autre regard sur cette ville ? De voir s’il en est un des reflets signifiants ? De raconter surtout, à travers ses clubs, les rouages du quotidien de cette petite ville du Sud débordée par une tragédie. Au début du mois de mars, quand nous avons décidé, avec le photographe Julien Goldstein, de nous rendre très fréquemment à Lunel à la rencontre des acteurs du foot, la ville vivait une relative accalmie. Mais avec les attentats de Bruxelles, le 22 mars, puis la déclaration qui a suivi de Patrick Kanner sur les « 100 Molenbeek français », micros et caméras se sont à nouveau abattus sur Lunel. L’ouragan médiatique ne dure jamais plus de quarante-huit heures. Mais il est régulier et a collé pour longtemps cette réputation à la ville : Lunel = jihadistes. En découle un sentiment de stigmatisation assez largement partagé par la population, et entretenu par la municipalité. Ce qui est arrivé ici se produit ailleurs en France. Il n’y a pas de particularisme lunellois
, disent en substance les uns. Ce qui n’est pas du tout l’avis de l’élu municipal PS d’opposition, Philippe Moissonnier : Rien de ce qui s’est passé ici n’est le fruit du hasard. Les autorités politiques et religieuses qui disent qu’elles ne savaient pas ont menti.
Si vous me posez la moindre question sur la politique ou les jihadistes, j’arrête tout.
Dans ce contexte de tension et de saturation médiatique, il nous a fallu répondre, parlementer avec la plupart de nos interlocuteurs locaux sur le pourquoi du foot à Lunel. Expliquer longuement notre démarche. Rassurer sur la finalité du sujet. Si vous me posez la moindre question sur la politique ou les jihadistes, j’arrête tout
, m’a, par exemple, prévenu au téléphone avant notre première rencontre Djilali Taïbi, de l’association Espoir Avenir La Roquette, qui coache une équipe de five, le foot en salle avec des équipes de cinq joueurs.
Maire divers droite depuis 2001, Claude Arnaud ne parle pas aux journalistes – contrairement à son adjoint aux Sports, Patrick Laout. Des rendez-vous pris et repris n’ont pas été tenus, certaines personnes se sont montrées fuyantes dans leurs réponses, quelques photos n’ont pas pu être réalisées. Mais beaucoup nous ont fait confiance. Un signe ? À force de nous revoir, certains à l’US Lunel nous saluaient d’un « ça va ou quoi ? » (on ne dit pas « bonjour » dans ce cas), voire, mieux encore, d’un « tranquille ou quoi ? » réservé aux purs locaux (le « bonjour » et le « ça va ? » sont alors zappés pour en venir à l’essentiel : « tranquille ? »).
Avant de retourner au bord des pelouses et du terrain synthétique du stade Fernand-Brunel, petit détour en ville. Au Bar des sports, place de la République, Tahar Akermi, 48 ans, sait qu’il n’est pas forcément le bienvenu… Ce qui l’incite à y donner ses rendez-vous, pour bien signifier que tous les lieux publics sont ouverts à tous. Cet éducateur et sportif de haut niveau – qui fera l’objet d’un prochain épisode – a toujours le regard concentré, la voix calme. Arrivé d’Algérie à Lunel à 6 ans, il dit lors de notre première rencontre : Plutôt que de tenir des grands discours sur les jeunes, je préfère me rapprocher de mes concitoyens et parler avec eux.
Nous nous sommes revus, avons parlé longuement au téléphone aussi. Et puis, une fois, Tahar, à qui même le FN a osé proposer de figurer sur sa liste aux municipales, m’a dit : Tous les facteurs de la difficulté, les problèmes, sont encore là, concentrés à Lunel. On ne débarrasse pas une table comme ça. Les médias, les ministres de passage, l’argent promis mais dont on ne sait s’il est là ou comment il est utilisé n’ont pas fait bouger les choses. Ici plus qu’ailleurs, il va falloir revoir notre logiciel, notre approche des populations que l’on fractionne au lieu de rapprocher.
Lunel a une drôle de géographie, une histoire ancienne et le mythe entretenu de la culture du taureau. Sur deux ronds-points distants de quelques centaines de mètres ont été érigées des balises : une Statue de la liberté (environ 3 mètres de hauteur, copie miniature de la vraie) en bordure de la vieille ville ; un énorme toro près du canal et des installations sportives. Aux portes de la Petite Camargue, la cité aurait été fondée par des juifs il y a deux mille ans, très présents jusqu’au Moyen-Âge avant de partir vers Montpellier. Entre eux, les « vrais » Lunellois s’appellent les « Pescalunes », soit, selon une vieille légende occitane, les « pêcheurs de lune ». Ce terme n’a rien de folklorique, il est très utilisé par les locaux, omniprésent dans les conversations comme sur les devantures des commerces et on l’a même entendu utilisé comme adjectif.
La population a triplé depuis le début des années 1960 qui a vu débarquer pieds-noirs et harkis d’Algérie, puis une grosse vague d’immigration du Maroc pour travailler dans les champs et dans le bâtiment, et un flot continu de nouveaux habitants et de retraités attirés par le soleil et les prix très bas de l’immobilier (1 000 à 1 500 euros le mètre carré aujourd’hui). De petites cités, comme L’Abrivado ou La Roquette – qui ne ressemblent en rien aux fameux « grands ensembles » mais qui concentrent grande pauvreté, chômage (plus de 40 % chez les jeunes) et problèmes sociaux –, sont sorties de terre. Des centaines de pavillons aux murs souvent rehaussés de parpaings bruts et non peints côté rue ont essaimé, tandis que le centre-ville, ceint par d’anciens remparts disparus, se paupérisait, au point de présenter aujourd’hui des rues entières aux allures de ghetto.
Au début des années 2000, la ville a massivement poussé vers le nord, avec des zones industrielles peu dynamiques, des centres commerciaux, de gros équipements publics (lycée, installations sportives) et toujours plus de pavillons emmurés, dont les habitants ne viennent jamais en centre-ville. Lunel a aussi ses arènes, un joli parc Jean-Hugo, un cinéma indépendant, aucun théâtre, une petite librairie et des dizaines de commerces abandonnés, quelques hôtels particuliers retapés, et beaucoup d’autres décrépits, découpés par des marchands de sommeil, comme celui du 55 rue Marc-Antoine Ménard avec sa cour en ruine squattée par un poulailler de fortune. Inaugurée en 2010, la mosquée El Baraka n’a pas de minaret et un parking trop petit pour les 700 fidèles qu’elle peut accueillir. Certains y venaient depuis Marseille ou Montpellier. Radicaux et modérés s’y sont affrontés, un imam menacé par de jeunes salafistes a quitté la ville, un prédicateur radical aussi. Elle est aujourd’hui sous l’œil des services du ministère de l’Intérieur.
Équidistante de Montpellier et de Nîmes, Lunel est la plus grande zone de sécurité prioritaire (ZSP) de France. Lunel compte 50 gendarmes, 40 policiers municipaux et au moins deux agents des renseignements territoriaux à temps plein. Le taux de chômage y avoisine les 15 % (une fois et demi la moyenne nationale) et l’économie locale est famélique. Le deal se porte plutôt bien, mais pas autant qu’avant. Le Front national a obtenu plus de 45 % des suffrages lors du second tour des élections régionales de décembre 2015 (54 % d’abstention au premier tour). Au Bar national, on croise beaucoup de ses électeurs. Les Pescalunes, les (néo-)retraités venus au soleil et les Maghrébins
, comme on dit ici (environ 30 % de la population), se frôlent en ville, se côtoient parfois mais se mélangent assez peu. Il y a, par exemple, le lycée français
dans le nord de la ville… et l’autre. Comme dans d’autres petites villes du coin (Vauvert, Saint-Gilles, Beaucaire…) que j’ai eu l’occasion de sillonner pour des reportages ces dernières années, la parole ouvertement raciste est libérée à Lunel. Le terme « bougnoule » a été employé plusieurs fois lors de conversations à la volée, et j’ai aussi eu droit à des jeux de mots sur les « melons ».
Tous les matins, il faudrait inoculer aux Lunellois une piqûre de matière grise.
Lunel n’est jumelée avec aucune autre ville, voit Valence comme le nord de la France et rigole des touristes et des Parisiens, ces moustiques du mois d’août
. Claude Barral, l’ancien maire PS (de 1989 à 2001), aujourd’hui conseiller départemental du canton qui englobe la ville, dit de ses concitoyens : Tous les matins, il faudrait leur inoculer une piqûre de matière grise.
Les Lunellois sont sportifs, la ville subventionne 35 associations sportives pour un montant de 230 000 euros. L’adjoint aux sports, Patrick Laout, affirme qu’à eux tous les clubs de Lunel comptabilisent 12 000 licenciés.
Bon, allez… fin de l’échauffement ! Petites foulées en direction des terrains pour un prochain épisode consacré à la géographie sportive et sociale des trois clubs de foot. Oups… J’avais promis plus haut de bannir métaphores et clichés footballistiques.