Suède, envoyée spéciale
Village de Puoltsa, Suède, 140 kilomètres au nord du cercle polaire. La route glacée serpente entre les arbres et les petites maisons de bois peintes en rouge de Falun. Sur le bas-côté, un renne a enfoui sa tête dans une congère en quête d’un peu de verdure gelée à grignoter. Il ignore la voiture qui le dépasse en faisant crisser la neige sous ses roues. Le tableau de bord affiche -25°C. Au Sud, les forêts de Girjas sont un immense feuillage de givre que les derniers rayons parent de reflets rouge et or. Il est 13 heures et déjà, la lumière décline. En ce début décembre, le soleil ne survole l’horizon qu’une heure à peine avant de disparaître. Dans quelques jours, l’Arctique s’enfoncera pour un mois dans la nuit polaire.
C’est sur ces terres que le conflit judiciaire a commencé. Dans tout autre coin du monde, l’affaire aurait été anecdotique. Une obscure histoire de permis de chasse et de pêche. D’une part, des éleveurs de rennes, en colère contre l’invasion des montagnes et forêts par des chasseurs en goguette, qui réclament en conséquence le droit de décider de l’attribution de ces permis sur leurs terres de pâturage. D’autre part, une administration rappelant que ce pouvoir est
Car derrière cette intrigue de filets et de fusils, c’est bien la question du droit à la terre qui s’est posée. Celui du dernier peuple autochtone d’Europe, clamant comme siennes les si convoitées terres arctiques. Près de 160 000 km2 de forêts, de montagnes et de marécages où l’on croise troupeaux de rennes, lynx et élans solitaires. L’été, des nuées de moustiques planent sur la toundra et le soleil brille toute la nuit. Avant que la terre ne se fige dans la glace et la neige pour plus d’un tiers de l’année et que les aurores boréales n’illuminent le ciel. Une région dont les ressources minières, hydrauliques, forestières ont largement contribué à la construction de l’État-providence suédois autrefois… et forment aujourd’hui la clé de voûte de la transition énergétique tant promue par les nations scandinaves. Au début de l’hiver, Les Jours ont emprunté les routes du Nord pour sonder les fractures, les enjeux de pouvoir et les rancœurs enfouies de ce territoire connu sous le nom de « Laponie ». Matti Blind Berg, lui, le nomme « Sapmi ». Le pays de ses ancêtres.
« Quand l’affaire de Girjas a-t-elle commencé ? » Attablé dans la cuisine de sa ferme familiale, Matti Blind Berg soupire, passe la main sur son crâne dégarni. « Officiellement, elle a commencé en 2009 quand nous nous sommes portés en justice. Mais pour comprendre ce qui se jouait dans cette affaire, il faut remonter beaucoup plus loin », lâche l’éleveur. Ses mains se serrent et se desserrent, tranchent l’air et dessinent sur le bois de la table d’invisibles frontières. « Cette histoire, c’est celle de la colonisation de notre pays. Et elle n’est pas finie. » Et, tandis qu’à l’extérieur, les lumières des maisons de Puoltsa percent la nuit, il reprend, encore et encore, le récit qu’il répète depuis des décennies.
Matti Blind Berg est Sami. Seul peuple reconnu comme autochtone en Europe, les Samis forment une population d’environ 100 000 personnes, répartie sur un vaste territoire allant de la Norvège à la pointe ouest de la Russie, en passant par la Suède et la Finlande. En Suède, leur nombre est aujourd’hui estimé à 20 000 individus. Chasseurs, pêcheurs, nombre d’entre eux étaient autrefois nomades, suivant la transhumance de leurs troupeaux de rennes des pâturages d’été aux pâturages d’hiver. Aujourd’hui sédentarisés, les éleveurs représentent à peine 10 % de la population samie en Suède.
Jusqu’au début des années 1990, nous, éleveurs, étions consultés avant l’attribution de ces permis [de chasse et de pêche, ndlr] et nous pouvions nous y opposer si nous estimions que ces activités auraient un impact sur la sécurité de nos troupeaux. Mais en 1993, l’État a décidé unilatéralement de se passer de notre avis et de rendre ces permis quasiment automatiques.
Mais les rennes restent le cœur de l’âme samie, martèle Matti Blind Berg : « Toute notre culture s’est développée autour des rennes. De l’époque des chasseurs-cueilleurs à l’élevage semi-sauvage qui se poursuit aujourd’hui. Notre société s’est organisée autour d’eux, notre artisanat vient d’eux, tout comme notre rapport à la nature. » Le calendrier lui-même suit le temps des rennes, car dans la tradition sâme, on compte huit saisons, une pour chaque évolution des cervidés, des transhumances aux naissances. Et si l’ère des véhicules motorisés a sonné le glas du nomadisme
Organisés en 51 unités juridiques, les samebys, les éleveurs de rennes samis ont un droit d’usage de leurs pâturages ancestraux. Mais ceux-ci ne leur appartiennent pas. Ils sont la propriété foncière de l’État, de compagnies privées ou de particuliers. Et si les éleveurs sont parfois consultés, leur droit de regard sur ce qui en est fait est plus que limité. Même sur la question de la chasse et de la pêche.
« Jusqu’au début des années 1990, nous, éleveurs, étions consultés avant l’attribution de ces permis et nous pouvions nous y opposer si nous estimions que ces activités auraient un impact sur la sécurité de nos troupeaux, explique Matti Blind Berg, Mais en 1993, l’État a décidé unilatéralement de se passer de notre avis et de rendre ces permis quasiment automatiques. Du jour au lendemain, n’importe qui a pu acheter sa licence et il y a bien sûr eu des abus. » Les éleveurs ont vu débarquer des groupes entiers de chasseurs sur motoneige, assure-t-il : « Des gens qui ne savent pas comment se comporter dans cet environnement, qui n’ont aucune notion sur l’élevage de rennes et dont les chiens effraient les troupeaux qui se dispersent et que nous devons sans cesse retrouver, rassembler… »
Mais la véritable source de la colère de Matti Blind Berg est ailleurs : « Ce sont nos terres ancestrales, notre pays, et nous devrions avoir notre mot à dire sur ce qui en est fait. Une loi après l’autre, l’État suédois n’a cessé de nous en déposséder, de décider sans nous consulter. » Et le virage de 1993 n’en était pour lui qu’une preuve de plus. Alors, après des années de négociations infructueuses, la principale organisation d’éleveurs de rennes du pays, le Svenska Samernas Riksförbund (SSR), a décidé de porter l’affaire en justice en 2009. Leur combat serait incarné par le sameby de Girjas, dont l’histoire de l’élevage est documentée sur plusieurs siècles. Car il ne s’agissait plus désormais de revendiquer un simple droit de consultation, mais un véritable pouvoir de décision. Au nom du « droit immémorial à la terre ».
Une décennie de procédure plus tard, la Cour suprême a tranché, le 23 janvier 2020. Et en reconnaissant aux éleveurs samis de Girjas le pouvoir exclusif de gérer les droits de chasse et de pêche sur leurs pâturages, les juges ont déchaîné autant de joie que de colère sur les terres du Nord. Car leur décision est venue déblayer la neige accumulée dans les failles d’un récit que le royaume nordique aurait préféré oublier. Mémoire vive d’exactions coloniales passées, vieilles rancœurs ravivées, racisme latent. Dans les semaines qui ont suivi cette décision, des torrents de haine à l’égard des Samis se sont déversés sur les réseaux sociaux. « Le jour du jugement, j’étais à la station service, se rappelle Niila Inga, chef du sameby voisin de Laevas. Comme je suis engagé politiquement, certains me reconnaissent dans la rue. Et ce jour-là, un homme s’est approché de moi et m’a déclaré : “Vous avez gagné cette fois-ci, mais ne croyez pas une seconde que nous cesserons de nous battre. Je sais où tu habites…” » « Certaines personnes ont eu le sentiment que nous, Samis, leur volions quelque chose, commente sobrement Matti Blind Berg. Ce qui est effrayant, c’est qu’on ne peut savoir si ceux qui écrivent ces horreurs franchiront la ligne et s’en prendront physiquement à nous, ou à nos rennes. » Dans les mois suivant le verdict de Girjas, sur les bas-côtés des routes, des cadavres de rennes ont été retrouvés. Certains tués par balle ou écrasés par des véhicules, d’autres démembrés et jetés dans des sacs plastique.
Bientôt, les espaces sauvages se réduiront à une portion congrue, menaçant tout un écosystème dont les rennes font partie. Et notre culture, ce que nous sommes, disparaîtra à son tour.
« Ce racisme n’a rien de nouveau, se désole Matti Blind Berg. Ce n’est pas la première fois que cela arrive, ce ne sera pas la dernière. » L’époque où les Samis et leurs rennes arpentaient presque seuls les terres arctiques est loin. Les conflits autour des terres ont proliféré dernièrement, sur fond de changement climatique et de ruée vers l’Arctique.
Ces quinze dernières années, les projets d’exploitation industrielle se sont multipliés dans le Nord de la Suède, la transition énergétique et l’augmentation des prix des minerais apportant un nouveau souffle à la course aux ressources de la région. Pour la population locale, c’est la promesse d’emplois et de services dans un territoire gigantesque et isolé. Le gouvernement suédois y voit, lui, l’avenir de sa production énergétique et de son économie. Car les terres septentrionales des comtés de Norrbotten et du Västerbotten forment l’une des plus abondantes régions minières d’Europe. La région renferme notamment d’importantes ressources de cuivre
Dans ce contexte, le verdict de Girjas est un mince fil que Matti Blind Berg et le SSR
Dehors, la température a chuté à -30°C. L’hiver débute à peine et il s’annonce déjà particulièrement rude. Profitant de l’obscurité, cinq élans se sont infiltrés dans l’enclos des chevaux de la ferme pour manger leur foin. « Eux aussi ont faim cette année », commente l’éleveur, avant de gueuler, mi-agacé, mi-amusé, « voleurs ! » aux grands animaux sauvages, qui s’éparpillent tranquillement.