Sicile, envoyée spéciale
Le téléphone Nokia est couleur jaune citron, presque flashy. La coque s’est détachée, la peinture noire de la batterie s’est écaillée et la rouille a creusé des traces autour de la carte SIM, mais le clavier est intact et le logo de la marque clairement visible. C’est un modèle simple, de ceux qu’on utilise pour passer des appels, envoyer des textos, rester joignable. Dans le sachet à zip qui enferme l’objet désormais en trois morceaux, il y a aussi un petit sac plastique incrusté de tâches orangées laissées par l’oxydation, protection de fortune contre les éclaboussures d’eau salée pendant la traversée.
C’est tout ce qui reste du défunt. Il porte aujourd’hui le nom de code « PM390047 » – « PM » pour post mortem –, une identité inscrite au feutre noir sur le sachet et sur le carton qui le contient, de la taille d’une boîte à chaussures, rangée là, dans l’étagère de la morgue de l’Institut médico-légal Labanof, au sous-sol de la faculté de pathologie de l’université de Milan, en Italie. Dans ce meuble qui monte jusqu’au plafond de la petite pièce, il y a une centaine d’autres boîtes, empilées les unes sur les autres. Il y a PM390052 : deux billets de dix dinars libyens, une carte SIM, une plaquette vide de cachets de Votrex 50 – un analgésique commercialisé dans le Maghreb –, un numéro de téléphone écrit sur un bout de papier quadrillé, arraché dans un cahier d’écolier. PM390016 : deux petites amulettes renfermant une pincée de terre prélevé là-bas, au pays, avant de partir, un bout de carton rouge déchiré dans un paquet de cigarettes American Legend sur lequel sont griffonnés cinq numéros de téléphone, écrits à l’encre bleue, avec les chiffres sept du dernier numéro tracés à plusieurs reprises, pour ne pas les confondre. PM390010 : deux billets de vingt euros. PM390037 : une brosse à dent. PM390017 : un bracelet en caoutchouc noir.
Dans les boîtes, il y a aussi d’autres choses ayant appartenu aux défunts : des prélèvements d’os, une empreinte de la mâchoire, parfois une dent, des cheveux. Chaque détail est un indice précieux pour déterminer le sexe, l’âge ou l’origine ethnique de PM390047, le propriétaire du téléphone Nokia couleur jaune citron. Mais aucun d’entre eux ne répond à la question la plus importante : qui était PM390047 ? Cette question-là n’aura de réponse que si ses proches prennent contact avec l’Institut Labanof et en disent un peu plus sur lui : ses fractures, ses tatouages ou sa stature, son sourire, ses cheveux ou sa pointure de chaussures. Pour le moment, tout ce que l’on sait de PM390047, c’est la date de son décès, le 18 avril 2015. Elle est la même pour tous les morts dont les boîtes sont empilées dans l’étagère de cette pièce aux murs rouges.
Le 18 avril 2015 était un samedi. À l’aube, PM390047 est monté à bord du bateau amarré à huit kilomètres des côtes libyennes, au large de Sabratha. Le navire, un vieux rafiot de pêche de 21 mètres, jugé inapte à la navigation, devait être vendu à la casse. Une aubaine pour les passeurs, prêts à proposer un prix un peu plus élevé au propriétaire pour ensuite rentabiliser l’achat avec une traversée unique vers les côtes italiennes. Un bénéfice d’autant plus élevé, cette fois, que le chalutier, plus grand que la moyenne, permettait de maximiser le nombre de passagers.
PM390047 a rejoint le bateau entassé dans un zodiac avec des dizaines et des dizaines d’autres personnes. Plusieurs allers-retours ont été nécessaires pour embarquer près de 800 passagers sur le chalutier, destiné à en accueillir à l’origine une trentaine. Pour une place sur le pont, il a fallu débourser 800 dollars. Pour embarquer dans la cale, le prix était fixé à 300 dollars. Pour cette traversée, les recettes des passeurs s’évaluent entre 250 000 et 500 000 dollars, une somme dont ils ont seulement déduit le prix d’achat du navire. Les passeurs ont confié la barre à Mohamed Ali Malek, un Tunisien de 27 ans, et lui ont désigné comme second Mahmud Bikhit, un Syrien de 25 ans. Les deux hommes ont reçu un téléphone satellite, avec le numéro des secours maritimes italiens.
PM390047 a peut-être payé une place sur le pont, là où la traversée serait plus sûre, où il serait un peu moins entassé. Il a son téléphone Nokia dans une poche (c’est là qu’on l’a retrouvé), emballé dans son petit sac plastique.
À 19 h 35, ce 18 avril 2015, un premier appel de détresse arrive au Centre de coordination des secours maritimes à Rome. Le chalutier a été repéré dans la zone de sauvetage libyenne – dans le langage maritime, on parle de « SAR zone », pour « search and rescue zone ». Selon le droit maritime international, en cas d’urgence, le navire le plus proche est désigné pour mener une opération de secours. Ce soir-là, c’est le King Jacob, un porte-conteneurs de marine marchande de 150 mètres, battant pavillon portugais. Sur ordre des autorités italiennes, reçu par téléphone satellite à 21 heures, le capitaine philippin Abdullah Ambrousi Angeles change de cap pour se diriger vers le chalutier, en même temps que le bâtiment militaire italien Gregoretti, patrouillant plus loin.
Deux heures plus tard, relate le capitaine du King Jacob dans sa déposition aux enquêteurs italiens, « alors que la visibilité était quasi nulle, le radar a indiqué la présence d’une petite embarcation à six milles nautiques, vraisemblablement un chalutier ». Le King Jacob avance en direction du point clignotant sur l’écran radar. « À trois milles nautiques du chalutier, explique Abdullah Ambrousi Angeles dans son récit, nous avons aperçu une petite lumière au milieu de la mer. J’ai donné l’ordre d’allumer le phare à droite de notre navire, mais je ne pouvais pas voir d’où provenait la petite lumière. À environ un mille, j’ai réalisé qu’elle venait d’une embarcation sur laquelle étaient entassées tellement de personnes que j’ai décidé de changer de cap pour éviter la collision. » Il répète la manœuvre à quatre reprises pendant huit minutes, mais à chaque fois, le chalutier dévie vers le King Jacob. À 23 h 20, le capitaine donne l’ordre d’arrêter les moteurs et appelle l’ensemble de son équipage sur le pont pour procéder à l’opération de sauvetage. C’est alors que le chalutier, désormais à quelques centaines de mètres, vire soudain à bâbord et accélère, se dirigeant droit vers le King Jacob. Le choc est brutal. L’embarcation de 21 mètres ne fait pas le poids face au porte-conteneurs, elle tangue sous l’impact et les mouvements des passagers affolés. Elle se retourne sur son flanc droit et sombre en l’espace de cinq minutes.
Sur les 800 passagers, il n’y aura que vingt-huit survivants. Parmi eux, Mohamed Ali Malek et Mahmud Bikhit. PM390047 et son téléphone Nokia jaune ont été engloutis par la Méditerranée.
Le palais de justice de Catane est une bâtisse imposante au centre de la ville de la côte est de la Sicile, un dédale d’escaliers, de couloirs tapissés d’armoires remplies de papiers, et de bureaux à la queue leu leu. Celui d’Andrea Bonomo est dans l’aile réservée aux procureurs, gardée par un policier. La plupart du temps, le substitut du procureur s’occupe de lutte contre la mafia ; le reste du temps, de traite d’êtres humains. Son travail consiste à trouver les responsables quand une embarcation est interceptée en mer et les passagers débarqués dans sa juridiction, comme ce fut le cas des survivants du naufrage du 18 avril 2015.
Cette fois-là, l’enquête est simple : sur les vingt-huit survivants interrogés à leur arrivée au port de Catane, vingt-six ont désigné Mohamed Ali Malek comme le capitaine du bateau, celui qui tenait la barre au moment de la collision, et Mahmud Bikhit comme son assistant. La plupart des témoins ont fait le voyage sur le pont du bateau, relativement près de la cabine de pilotage. Ceux qui étaient dans la cale ne sont plus là pour témoigner. Ils n’ont pas eu le temps de sortir quand le bateau s’est renversé. Trois jours après le naufrage, Mohamed Ali Malek a été mis en examen pour homicides multiples involontaires, naufrage involontaire et séquestration. Mahmud Bikhit a été poursuivi pour aide à l’immigration clandestine.
En général, les capitaines sont des migrants comme les autres, qui n’ont pas les moyens de payer leur traversée. Alors ils prennent la barre en échange d’une place gratuite sur le bateau.
Quand je rencontre Andrea Bonomo pour la première fois, en juillet 2016, il s’apprête à requérir des peines de dix-huit et dix ans à l’encontre de Mohamed Ali Malek et de Mahmoud Bikhit. Le 13 décembre 2016, les deux hommes ont été condamnés respectivement à dix-huit et cinq ans d’emprisonnement. Étaient-ils pour autant des trafiquants d’êtres humains ? Dans son bureau du palais de justice de Catane, Andrea Bonomo soupire. Pour la loi italienne, la réponse est oui. Celui qui tient la barre est considéré comme un passeur et jugé en conséquence. Mais la réalité est souvent plus complexe. « En général, les capitaines sont des migrants comme les autres, qui n’ont pas les moyens de payer leur traversée. Alors ils prennent la barre en échange d’une place gratuite sur le bateau. » Ce fut d’ailleurs la défense de Mohamed Ali Malek et de Mahmud Bikhit à leur procès. Les témoins, eux, ont décrit les deux hommes se déplaçant librement dans le bateau et donnant des ordres. Hasan Kasan, un survivant originaire du Bangladesh, explique que le capitaine était équipé d’un téléphone satellite « avec lequel il s’entretenait avec des personnes en Libye » et qu’il était armé d’un pistolet et d’un bâton « pour assurer l’ordre à bord et garder tout le monde assis, parfois en menaçant avec l’arme ».
Quoi qu’il en soit, Andrea Bonomo sait que les deux hommes ne sont pas de ceux qui empochent les fortunes que représente le trafic d’êtres humains. Pourtant, ce sont eux qu’il doit poursuivre, faute de mieux. « Il nous arrive régulièrement d’avoir des preuves de l’identité des trafiquants, explique-t-il. Des vidéos, des enregistrements téléphoniques, des numéros de portables. Il y a des Libyens et d’autres nationalités dans ce business. Des Érythréens notamment. » Dans l’affaire du chalutier aussi, des noms sont revenus. Des survivants ont raconté avoir été enfermés pendant plusieurs jours, parfois des mois, dans des fermes à proximité des villes de Gasr Garabulli, Zouara et Tadjourah, surveillés et battus par des hommes armés qui les ont ensuite transférés vers la plage de départ. Andrea Bonomo connaît l’histoire par cœur. « Mais qui voulez-vous que je contacte en Libye ? Il n’y a ni État ni système judiciaire qui fonctionne. Avec qui devrais-je collaborer pour une enquête ou une demande d’extradition ? » Ni lui ni moi n’avons de réponse. La question reste là, suspendue dans l’air suffocant de l’été sicilien.
Le lendemain du naufrage, le dimanche 19 avril 2015, le Premier ministre italien Matteo Renzi organise une conférence de presse et exige la tenue d’un sommet européen exceptionnel. Ce printemps-là, les arrivées par la Méditerranée n’ont cessé d’augmenter. En général, la mer houleuse à cette saison réduit les traversées. Pas cette année-là. En mars 2015, le nombre d’arrivants était de 8 866. Le mois suivant, il a triplé, passant à 27 936, selon le décompte de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). L’opération de secours en mer Mare Nostrum, menée et financée par la seule Italie, a pris fin au début de l’année 2015, remplacée par l’opération Triton, de Frontex. Mais celle-ci, au budget trois fois moindre (9 millions d’euros par mois) et patrouillant dans un périmètre plus restreint, n’a qu’une mission de surveillance et non de secours. Le nombre de morts a immédiatement augmenté. Pendant le seul mois d’avril 2015, l’OIM a dénombré 1 222 disparus.
La Grèce et l’Italie ont tiré le signal d’alarme, une fois de plus. Être la porte d’entrée en Europe, soit. Mais à condition de ne pas en devenir le cul-de-sac sous prétexte que, selon le règlement de Dublin, la demande d’asile doit être traitée dans le premier pays où le demandeur est enregistré. Une règle qui arrange bien les autres États membres, préférant accuser l’Italie et la Grèce de la détourner en laissant filer les arrivants sans les enregistrer.
Quelques semaines avant le naufrage dans lequel PM390047 a péri, alors que le haut commissaire aux réfugiés de l’ONU, Antonio Gutierrez, avertissait l’Union européenne du nombre de Syriens ayant fui leur pays – 3,9 millions –, les ministres européens de l’Intérieur évoquaient la possibilité de créer des centres d’accueil non pas dans leurs pays respectifs, mais dans des pays de transit, comme le Niger, l’Égypte, la Turquie ou le Liban. Une logique d’externalisation des frontières dont les prémices étaient visibles dès 2001 et qui se poursuivra en marche accéléré en novembre 2015 au sommet de La Valette avec les pays africains, puis en mars 2016 par l’accord avec la Turquie. Depuis, l’Union européenne a conditionné une partie de son aide à l’amélioration de la lutte contre l’immigration irrégulière. La France, quant à elle, a entamé des négociations avec le Niger pour pouvoir traiter les demandes d’asile dans ce pays de transit.
C’est durant ce printemps 2015 que les politiques se sont mis à parler de « crise migratoire » et que la presse leur a emboîté le pas. Mais de quelle crise s’agissait-il, au fond ? Du nombre d’arrivées en hausse ou de la cacophonie qui règne en Europe sur la façon de gérer la situation ? À la conférence de presse du 19 avril, Matteo Renzi a les traits tirés. Le naufrage est alors le pire que son pays ait jamais connu. Il martèle la nécessité d’une solidarité européenne, d’une lutte coordonnée pour arrêter les trafiquants, qu’il compare à des esclavagistes. À plusieurs reprises, il évoque la dignité humaine et finit par préciser : « Nous ne pouvons pas penser que ce sont des chiffres qui sont morts. Ce sont des êtres humains. » Il semble peser ses mots. Puis il annonce que l’Italie fera tout pour récupérer l’épave, « par respect pour les morts ». « Nous voulons leur offrir une sépulture digne. » C’est la première fois qu’un État européen tente de rendre leur humanité à des migrants disparus en Méditerranée, en forçant le public à les voir, à les compter un par un.
Pour moi aussi, c’est une première fois. Ce printemps-là, j’ai écrit plusieurs brèves sur des naufrages, avec un nombre approximatif de victimes, comme on en lisait dans les journaux quasi quotidiennement en 2015. Cela fait alors quinze ans que j’écris sur les migrations, mais cette année-là, les chiffres se sont mis à me hanter. Pourquoi ces morts n’ont-ils jamais de noms, alors que les vivants sont enregistrés dès leur arrivée, leurs empreintes digitales stockées dans des bases de données communes, accessibles à toutes les polices européennes ?
Pour les morts, il n’existe rien en Europe. Les corps qui échouent sur les plages deviennent le souci de ceux qui doivent les ramasser, les autopsier, les enterrer – une histoire dont chacun se débrouille comme il peut, m’ont-ils dit. Je rencontre le maire d’une petite ville sicilienne qui me raconte le jour où il a dû trouver un lieu pour les 45 corps sortis d’une cale de bateau. Il n’y avait que huit places à la morgue, alors il a appelé les fleuristes de la ville pour qu’ils mettent leurs camions réfrigérés à disposition. J’écoute le pompier qui dirigeait les opérations ce jour-là. Il me parle de l’émotion qui arrive une fois la mission terminée, du sentiment d’être le gardien du souvenir de ces jeunes hommes sans vie.
Cet été-là, en Sicile, j’apprends à compter les morts. Je comprends qu’un est trop ; qu’au-delà de trois, on a envie d’arrêter et que quarante-cinq est d’une tristesse sans nom. Je n’arrive pas encore à compter jusqu’à huit cents.
Je ne sais pas d’où venait PM390047. Plusieurs victimes du chalutier étaient originaires de pays d’Afrique de l’Ouest, ont raconté les survivants. Je décide de prendre la route, dans le sens inverse.