D’Hayange (Moselle)
Nous sommes le 16 décembre 2019. La pluie s’abat sur Hayange. Depuis près de dix ans, les hauts-fourneaux qui surplombent la commune sont à l’arrêt. Malgré les promesses initiales d’ArcelorMittal, ils ne redémarreront pas. En contrebas, à quelques pas du centre-ville, un camion vient de s’embourber dans un terrain vague faisant aussi office de parking. Il venait là déverser illégalement 40 tonnes de déchets textiles et de gravats, au cœur de l’ancienne métropole ouvrière.
Alors que le premier mandat du maire Rassemblement national touche à sa fin
Selon un rapport confidentiel de la Cour des comptes que Les Jours ont pu consulter, la nouvelle stratégie du Kärcher coûte cher aux Hayangeois. Il y en a pour tous les goûts : achat de balayeuses municipales à 10 500 euros l’unité, rénovation de plusieurs places publiques, distribution de sacs pour lutter contre les déjections canines (soixante sacs par Hayangeois et par mois). Le budget « entretien et réparations » s’élevait à lui seul à plus de 900 000 euros en 2017, soit 20 % de plus qu’en 2012. En 2018, la propreté urbaine, le déneigement, le fleurissement et les espaces verts constituaient ainsi le troisième poste de dépenses, soit 1,4 million d’euros.
Parallèlement à cette hausse, les subventions versées aux associations ont chuté sous Engelmann. 13 % de moins entre 2012 et 2017 selon la Cour des comptes, soit 177 000 euros qui étaient destinés en partie aux Hayangeois précaires. « La commune n’a pas défini de critères d’attribution » pour ces subventions, tance la Cour des comptes. Le Comité mosellan de sauvegarde de l’enfance, de l’adolescence et des adultes (CMSEA) ou le Secours populaire font partie des victimes de ce revirement. Pour cette dernière, le combat n’est d’ailleurs pas que budgétaire. L’expulsion de l’association caritative de son local municipal s’est encore heurtée à la justice, le 30 janvier, alors que Fabien Engelmann continue d’assurer que cette structure caritative est « noyautée par le Parti communiste, et pro-migrants ». Un changement de ton qui se fait aussi sentir sur le terrain.
« Vide ta canette et bouge de là. » Camille se souvient parfaitement de ces ordres d’un ASVP (agent de surveillance de la voie publique) d’Hayange, fin 2014. Comme d’habitude, elle traînait avec quelques amis devant le supermarché Match, en plein centre de la commune. Le nouveau ton était la conséquence de l’une des premières mesures de la majorité municipale Front national : un « arrêté antimendicité agressive ». Le but étant de repousser les personnes en précarité à la lisière de la commune.
J’ai refusé de serrer la main du maire le jour de son élection. […] J’ai dû quitter la structure car l’équipe avait peur que je leur fasse perdre leurs subventions.
Cinq ans plus tard, faute de mesures sociales à destination du public ciblé, rien ne semble avoir changé. Un groupe de quatre hommes zone toujours devant le supermarché Match, en cette fin décembre. Camille, exposée à la violence de son entourage, n’a pas vu son quotidien s’améliorer. Il reste marqué par les addictions qui ont déjà emporté nombre de ses compagnons. Si la jeune Luxembourgeoise d’origine jure ne plus être une « schmakée » (droguée), elle admet continuer à vendre « un peu de shit à des connaissances ». Camille n’en veut pour autant pas au maire frontiste pour ces dysfonctionnements. « Il a l’air sympa. Et puis il aime beaucoup les animaux », souligne-t-elle, en jetant un regard à son chien. Selon elle, le problème est plus large. « Ici, une fois que les gens t’ont mis le “stempel” [une étiquette, ndlr], il y a plus personne pour t’aider », regrette la jeune femme. Même au Centre communal d’action sociale (CCAS), structure municipale, elle a reçu des remarques blessantes sur ses cheveux et son odeur supposée d’alcool.
Plus qu’un manque d’investissements, ce sont bien des coupes que la politique sociale de la ville a subies. Ancien responsable du CMSEA d’Hayange, Grégory Kotoy a assisté au départ des salariés de la structure sociale en 2018. Ainsi qu’à la suppression de leur subvention de 14 000 euros. « Je vois pas comment, dans les faits, le maire aurait ainsi aidé les “Français” », s’interroge-t-il.
Ancien stagiaire du CMSEA, Youcef a également été mis sur la touche. « J’ai refusé de serrer la main du maire le jour de son élection », raconte-t-il. Un geste de défiance aux conséquences lourdes. « J’ai dû quitter la structure car l’équipe avait peur que je leur fasse perdre leurs subventions », affirme-t-il. Sur les réseaux sociaux, les insultes et les menaces à son égard s’entassent. Jusqu’au jour où il subit une agression raciste de la part d’un voisin. Si Youcef est de retour à Hayange après une longue parenthèse, il déplore toujours l’absence d’une structure « pour accueillir les populations à problème, précaires ou alcooliques ».
Le maire disait qu’il rendait Hayange propre mais je passais mon temps à marcher dans des merdes de chien et des canettes, dans les quartiers excentrés.
Une carence que regrette également Valérie Neumann, membre d’une liste municipale d’opposition. « Il n’y a pas d’entourage médical. On va chercher son Subutex et puis c’est tout », lâche-t-elle. Tout de noir vêtue, cette déléguée de parents d’élèves peut observer Camille et ses compagnons de sa fenêtre, face au supermarché Match. Son propre frère faisait partie du groupe, tout comme son ami d’enfance José. En tout, quatre de ses quatorze frères et sœurs sont morts de toxicomanie. José aussi est décédé, il y a deux ans, « sûrement de sa vie de merde ». La mère de deux enfants de 4 et 6 ans se moque de la propreté du centre-ville. Selon elle, derrière cette priorité affichée, des questions plus importantes seraient négligées. À l’image de la dernière rentrée de son fils à l’école primaire, qui s’est faite en pleins travaux dans l’établissement et sans manuel de mathématiques. « Ils avaient oublié », rapporte-t-elle en levant les yeux au ciel.
Les trottoirs étincelants du centre-ville ne sont que poudre aux yeux, selon Stéphane Casagrande, un Hayangeois devenu pourfendeur de ce qu’il considère être un « mensonge municipal ». Dès 2015, cet ambulancier publie anonymement sur une page Facebook des photos et vidéos de déchets et de déjections canines jonchant le sol. « Le maire disait qu’il rendait Hayange propre mais je passais mon temps à marcher dans des merdes de chien et des canettes, dans les quartiers excentrés », se souvient le blogueur. Signe que le sujet est sensible, l’engagement de Stéphane Casagrande lui vaut une intense campagne de haine sur les réseaux sociaux. Accusations de pédophilie, d’alcoolisme, de violences conjugales, tout y passe. Alors que ses plaintes pour diffamation ont toutes été classées sans suite, le bilan est amer pour le père de famille. « J’ai failli me faire péter la gueule trois fois par des supporters de Fabien Engelmann », assure-t-il, évoquant aussi un emploi perdu et des pneus crevés. « J’ai mis le doigt dans le pot de merde », résume-t-il avec lassitude.
Gratter le vernis, montrer ce que personne ne veut voir, c’est l’activité principale de Marie-Thérèse Mantellini, militante écologiste installée à Hayange depuis près de cinquante ans. Connue pour sa lutte acharnée contre les décharges sauvages, Marie-Thérèse est parfois alertée par des habitants du coin. Elle sort alors pour prendre des photos de camions suspects originaires d’Allemagne, de Belgique ou du Luxembourg, qui viennent en Moselle déverser leurs déchets en pleine nature. Son activisme a déjà fait condamner le propriétaire d’une décharge illégale située entre Hayange et Thionville.
Depuis plusieurs années, Marie-Thérèse enquête sur une autre décharge, moins visible. Elle fait visiter l’endroit, sur les hauteurs d’Hayange, près de la route de liaison. « Ici, sous nos pieds, il n’y a que des déchets », avance l’activiste, qui dénonce la présence de « tonnes de gravats du BTP, de pneus et d’autres rebuts inconnus déversés depuis les années 1980 » dans le sol de cette zone. Elle poursuit : « Le commissaire enquêteur a émis une réserve sur le projet de lotissement car il y a un risque d’éboulement et de pollution. Mais le conseil municipal a approuvé la construction d’un lotissement sur ce terrain fin 2018… Engelmann nous avait promis le contraire lors de son élection ! »
Six ans plus tard, à la veille de nouvelles élections municipales, le thème de la propreté continue d’occuper les esprits. De la poudre aux yeux, selon Gilles Wobedo, membre de La France insoumise et candidat d’opposition sur la liste Hayange en harmonie. « Les balayeuses sont en panne et le maire doit externaliser le service une fois par semaine, fustige-t-il. La ville n’est pas plus propre qu’avant, mais à force de le répéter, on finit par s’en convaincre. »