Cet épisode est disponible ici en podcast, lu par Sophian Fanen, avec un habillage sonore de Narkwa.
Le 4 mai 1987, le musicologue britannique Philip Tagg a envoyé une lettre restée historique à quelques collègues chercheurs en musiques populaires, ce champ qui rassemble les œuvres nées après l’enregistrement sonore, à la fin du XIXe siècle, qui ne relèvent ni de la tradition orale, comme les musiques folkloriques, ni de l’écrit, comme le classique ou l’opéra. Dans son courrier, Philip Tagg s’attaquait notamment au courant « rockologiste » de la recherche, qui tendait alors à construire une histoire de la musique où le « génie » instantané des Noirs vivant sur le sol nord-américain s’opposait à la rationalité et au sérieux des musiques jouées sur le continent européen « blanc ».
Tout ceci, disait Philip Tagg, n’est qu’une construction. Et elle est raciste. « Parfois, nous semblons attribuer aux gens à la peau foncée – Africains autant qu’Afro-Américains – toutes les notes, tous les timbres et rythmes “sales-et-vilains-mais-agréables” que nous imaginons hors de notre portée, écrivait Tagg depuis son point de vue d’homme blanc européen. Nous pensons même […] que les gens de notre teinte blafarde n’ont jamais produit aucune note, aucun timbre ni aucun rythme sale-et-vilain-mais-agréable et que nous, petits blancs refoulés et asexués que nous croyons être, ne pouvons avoir joué aucun rôle majeur dans la création de tous ces sons “immoraux” (mais agréables) sur lesquels on groove actuellement. Nous préférons croire que nous n’avons que les gens de descendance africaine à remercier, ou à incriminer, pour chaque once de musique “immorale” que nous apprécions. C’est peut-être pour cette raison que certains d’entre nous sont déçus lorsque les artistes noirs ne correspondent pas au stéréotype comportemental que nous attendons d’eux, si on ne voit pas un tortillement constant du derrière. » Le petit monde de la musicologie a commencé par ne pas du tout apprécier de se voir traiter de « petit blanc » fasciné par l’exotisme noir. Puis le débat s’est installé et il a façonné une nouvelle histoire de la musique. Car, en regard, Philip Tagg a dû définir la notion de « musiques noires », largement utilisée par les chercheurs comme par les musiciens eux-mêmes.
Il n’y a pas de machiavélisme. Ce n’est pas un projet, c’est une synergie d’inégalités et une chasse gardée qui doit le rester. Des gens de pouvoir qui veulent rester des gens de pouvoir.
C’est à ce moment qu’a été tracée une ligne claire entre les deux aspects de cette expression. Non, aucune musique n’est « noire » par essence, car aucune musique jouée par des Noirs n’a de caractéristiques (rythmes syncopés, blue note, improvisation) qui ne se retrouvent dans aucune autre musique.