Beaucoup de passants ne la regardent même pas s’agiter sur le trottoir de la rue du Faubourg-du-Temple, une voie très passante de l’est parisien qui monte tout droit entre la place de la République et Belleville. Mais c’est bien elle, Nina Simone, 49 ans, qui harangue les passants jusque dans la rue pour qu’ils entrent dans le Palais des glaces. Ce soir du 2 mars 1982, la salle de 500 places n’est pas remplie et si elle ne fait pas complet, ce sera encore un peu plus compliqué pour trouver des dates dans cette ville qui l’a accueillie du bout des lèvres. Mais tout le monde ne la reconnaît pas, loin de là. Nina Simone n’est alors plus qu’un fantôme, bien loin de ses années 1960 fougueuses, quand elle remplissait l’Olympia comme d’autres salles dans le monde pour chanter Four Women ou Mississippi Goddam, ses hymnes de combat contre le racisme aux États-Unis, ou son interprétation poignante d’I Loves you Porgy. C’était avant 1968, quand le mouvement pour les droits civiques auquel elle a tant cru s’est dispersé sur ce qu’elle a considéré comme une victoire de papier
« Quand le mouvement des droits civiques est mort, il n’y avait plus de raisons de rester, disait-elle, la colère dans le regard, dans un fascinant documentaire de 1992. Il y avait tellement de ségrégation que je ne pouvais plus le supporter. Je devais partir. Ce n’était plus ma patrie. » Nina Simone était aussi épuisée par la peur d’être à son tour assassinée par le Ku Klux Klan ou le FBI, de finir comme Martin Luther King ou Malcolm X, les voix de la résistance qu’elle a sans cesse alimentée par ses hymnes à la liberté des Noirs américains. To Be Young, Gifted, and Black…, comme disait sa chanson. Une époque se refermait, la guerre du Viêtnam commençait et Nina Simone était aussi