Avertissement aux lectrices et aux lecteurs : cet épisode contient des scènes violentes.
L’homme a les cheveux grisonnants, le visage taillé à la serpe. Un médecin, gastro-entérologue à l’hôpital français de Hanoï, au Viêtnam. Pour ses proches, Olivier Larroque était « un globe-trotter » « sympa », « gentil ». Les enquêteurs de la police française le décrivent, eux, comme un pédocriminel solitaire et itinérant. Un prédateur parti chercher ses victimes à l’autre bout du monde, en Asie du Sud-Est, qui avait organisé sa vie autour de ses crimes. Et qui aura réussi, jusqu’au bout, à échapper à la justice. Arrêté, en fuite, rattrapé puis remis en liberté, l’homme ne s’est pas présenté à son procès devant les assises de Paris en novembre 2022. Les Jours révèlent qu’il a finalement été arrêté dans les environs de Béziers, le 14 avril 2023, après plusieurs mois de cavale et qu’il s’est suicidé en prison deux jours plus tard, le 16 avril. Enquête sur près d’une décennie de procédure judiciaire et sur la façon dont la justice française traque les criminels sexuels partis à l’étranger en quête d’impunité.
Hanoï, 2012. Au cœur de la ville, le lac Hoan Kiem
Mais en cette fin 2012, c’est une autre rumeur qui tourne autour du lac. Parmi les garçons qui y traînent, certains parlent à Vi d’un homme blanc qui les accoste souvent, les emmènent pour un repas gratuit, leur donne parfois un peu d’argent. Cet homme, Vi l’aperçoit parfois sur sa bicyclette autour du lac, qui s’arrête pour parler aux préadolescents. Un certain « Oliver », « Olivi », les gamins ne savent pas trop. « Au début, je ne savais rien de ce qu’impliquaient ces “ rencontres”, raconte Vi. Jusqu’à ce que certains jeunes m’en parlent. » Du bout des lèvres. L’un après l’autre, les récits se suivent et se ressemblent. Des histoires de promesses de repas chaud qui se soldent par un viol.
J’ai compris qu’il proposait de m’offrir un repas. Il n’avait pas l’air agressif. Moi, ce qui est arrivé après, je ne pouvais même pas l’imaginer.
La première fois que Duc a croisé Olivier Larroque, il avait 14 ans, vivait dans la rue depuis un peu plus d’un mois et son estomac criait famine. « J’étais assis sur un banc au bord du lac. L’homme s’est approché. Il parlait quelques mots de vietnamien mais très peu. Il m’a dit bonjour, puis il a mimé le geste de manger », raconte le jeune homme, aujourd’hui dans sa vingtaine. « J’ai compris qu’il proposait de m’offrir un repas. Il n’avait pas l’air agressif. Moi, ce qui est arrivé après, je ne pouvais même pas l’imaginer. Et j’avais vraiment faim. Alors je l’ai suivi. » L’homme l’emmène chez lui, lui prépare un bol de nouilles instantanées et lui fait signe d’aller prendre une douche. « Il m’a dit de me déshabiller et il m’a violé. J’avais très très peur. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Je voulais partir. Alors il m’a tenu par les mains jusqu’à ce qu’il ait fini. » Duc est hébété. « Je pleurais, j’avais peur. Il a pris son appareil photo et m’a fait signe de sourire. Et moi, je ne comprenais pas ce qui se passait. Je voulais partir. Alors j’ai souri. » Une ou deux heures plus tard, Duc sort du domicile du médecin. En poche, 100 000 dongs, un peu moins de 4 euros, qu’Olivier Larroque lui a mis dans la main. « Je ne comprenais pas bien ce que signifiait cet argent. Je me suis dit qu’il me donnait ça pour que je puisse acheter à manger. Et je suis parti », raconte le jeune homme.
Dans les semaines qui suivent, Duc recroise son agresseur à plusieurs reprises autour du lac. Celui-ci lui propose de l’accompagner chez lui, lui offre même un repas dans un restaurant pour le convaincre. Duc mange mais refuse de le suivre. « J’ai vu d’autres garçons partir avec lui, dont un ami que j’ai essayé de prévenir, mais il avait faim alors il y est allé quand même », raconte-t-il. Certains y retournent plusieurs fois. Plus tard, auditionné par la juge d’instruction, Olivier Larroque le rappellera, décrivant ses actes comme des relations tarifées avec des « prostitués ». Peu de temps après, Duc rencontre un travailleur de Blue Dragon sous le pont où il dort. « Il m’a donné sa carte, m’a parlé d’un abri. J’ai fini par y aller. » Recueilli par l’ONG, Duc garde longtemps le silence. Il sait que certains garçons parlent, mais lui a trop peur, trop honte. « Ce qui m’est arrivé pouvait affecter ma vie. »
Si les relations entre personnes du même sexe ne sont pas criminalisées au Viêtnam, l’homosexualité reste un tabou. Et le viol de garçons, un véritable déni social. « Pendant longtemps, les agressions sexuelles de jeunes garçons sont restées un impensé de la justice vietnamienne », explique Do Duy Vi. Jusqu’en 2018, le Code pénal du pays ne criminalise pas explicitement les agressions sexuelles commises à l’encontre de garçons. Il réprime certes les relations sexuelles avec les enfants de moins de 16 ans, mais les termes employés ne font référence qu’à une forme de viol commis à l’encontre de jeunes filles. Une interprétation stricte de la loi écarte donc toute possibilité de poursuites à l’encontre de pédocriminels s’en prenant à des garçons. Et pendant longtemps, le sujet n’intéresse de toute façon pas grand monde, note Michael Brosowski, enseignant australien et fondateur de Blue Dragon. Ces violences sexuelles sont taboues et les victimes se taisent, par peur d’être stigmatisées.
Mais au sein de Blue Dragon, petit à petit, certains garçons recueillis se mettent à parler. Vi et ses collègues connectent les récits, cherchent à en savoir plus. Et puis un jour, un garçon leur apporte une carte mémoire d’appareil photo, subtilisée dans les affaires de l’homme qui l’a violé. C’est un certain Olivier Larroque, gastro-entérologue au sein de l’hôpital français de Hanoï. Le contenu de la carte les fait frémir. Des photos, des vidéos mettant en scène certains de leurs protégés et d’autres jeunes garçons.
Preuves en main, l’équipe décide d’agir. Le 3 mars 2013, Michael Brosowski signale leurs découvertes à la police vietnamienne. Mais il sait que la loi limitera les possibilités de poursuites. De fait, les autorités semblent peu enclines à se pencher sur l’affaire. Trois jours plus tard, il écrit donc à l’attaché de sécurité intérieure de l’ambassade de France, lequel décroche son téléphone. Il contacte le groupe central des mineurs au sein de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), rassemblant à Nanterre des enquêteurs spécialisés de la police française. Le 30 avril 2013, Michael Brosowski remet à l’ambassade la fameuse carte mémoire, expédiée vers La France. Les enquêteurs ouvrent une enquête préliminaire quelques jours plus tard. Olivier Larroque est inconnu au Fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais), mais le contenu de la carte mémoire est accablant. Il y a là plus de 546 photos et 69 vidéos, la majorité mettant en scène l’agression sexuelle de 33 jeunes garçons. Le 11 juillet, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire et désigne une juge d’instruction. Le 17 juillet, celle-ci émet un mandat d’arrêt international à l’encontre d’Olivier Larroque.
Deux semaines plus tard, le médecin est arrêté par les autorités vietnamiennes à Hanoï et expulsé du pays. La police française l’attend à sa sortie de l’avion à Roissy. Olivier Larroque est aussitôt mis en examen pour viols et agressions sexuelles sur mineurs puis placé en détention provisoire. Nous sommes le 1er août 2013. Pour les enquêteurs, le travail ne fait que commencer. Il se passera neuf longues années avant que le médecin soit effectivement jugé pour ces faits. En son absence.